Oubliez New York. Le centre du monde de l’art déborde désormais le cadre d’une ville pour prendre la forme d’une île familière dont les bourgades se nomment Birmingham, Glasgow, Bristol ou Londres. Les preuves de cette affirmation un poil péremptoire sont déposées pour quelques semaines au palais de Tokyo dans le cadre de l’exposition Life/Live. Portraits de quatre acteurs majeurs de ce renouveau artistique britannique.
Douglas Gordon
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Dans une pièce vide, peinte en bleu du sol au plafond, une musique diffuse les tubes qui ont occupé le Top 50 dans les neuf mois qui ont précédé la naissance du jeune Douglas Gordon de janvier à septembre 1966, avec pêle-mêle les Kinks, les Who, Byrds, Beach Boys, Beatles ou encore Under my thumb ou Paint it black des Stones. Entre régression f tale et véritable extasodrome, cette chambre bleue est un espace à la fois intime et collectif, où la mémoire prénatale de l’artiste rejoint les souvenirs mythiques du monde utopique et révolu des années 70. Par son seul titre, Something between my mouth and your ear signale une volonté de ne pas passer par le regard, et dénote également une conception très « interactive » de l’ uvre d’art : fréquentant habituellement la vidéo, Douglas Gordon essaie ici non de montrer des images, mais de les susciter dans l’esprit du visiteur. Comme il le dit lui-même à plusieurs reprises, un artiste est comme un type qui fournirait le jeu vidéo, qui mettrait les pièces dans la machine, mais qui laisserait les autres décider de la façon de jouer. Par ailleurs, cette vision collective de l’art est également liée à sa ville natale : Glasgow, où il continue à vivre et à travailler. En participant à la création, vers 1983, d’un des plus actifs Artists Run Spaces de tout le Royaume-Uni, Transmission sorte de galerie alternative dirigée par un groupe d’artistes , il a contribué avec Gillian Wearing ou Christine Borland au « Glasgow miracle », à l’explosion inattendue d’une scène locale devenue rapidement plaque tournante d’échanges multiples, entre autres culturels. Vouée aux briques et au chômage, Glasgow connaît une vitalité artistique inversement proportionnelle à la crise économique qu’elle subit de plein fouet un chassé-croisé de l’art et du social dont témoigne encore le film Trainspotting. D’abord adepte du mail-art, Douglas Gordon a gardé de cette première pratique la volonté de faire participer celui qui reçoit. Et s’il va régulièrement à l’Institut britannique du cinéma consulter des fonds d’archives psychiatriques et médicales, c’est pour que cette interpellation du spectateur ne soit pas seulement une partie de plaisir, mais aussi une rude épreuve. Au palais de Tokyo, on n’oubliera pas de sitôt l’effet hypnotique, le mystère de sa chambre bleue, installation sonore qui sollicite les sens plutôt que la raison, et qui aurait pu avoir pour titre le recueil de nouvelles d’Irvine Welsh : The Acid house.
Jean-Max Colard
Angela Bulloch
Une moquette pleine de bruits de balles de ping-pong, une banquette reliée à un jeu de Space Invaders : dans le monde d’Angela Bulloch, les objets vous jouent des tours. « L’art, c’est comme dans la vie. Les choses changent et vous font changer de point de vue », explique la Londonienne, mèches blondes et visage sévère. L’art de l’inattendu. A 30 ans, elle se revendique « sculpteur du quotidien » et surtout pas « artiste conceptuelle ». La nuance est d’importance, la jeune femme refuse toute parenté avec courants artistiques et écoles de pensée. L’art ne vaut que s’il est utilisable. Et utilisé. A voir les mines réjouies des visiteurs de Life/Live lovés dans les poufs géants de son Bean bag set, c’est plutôt réussi.
C’est que derrière le sévère visage de Bulloch se cache une farceuse qui ne rigole jamais autant que lorsqu’elle se laisse prendre à son propre jeu. Un joystick dans les mains, c’est la reine de la chasse aux ovnis. Surtout avec son Space Invaders with laser base switch stools que le visiteur met en marche en s’asseyant sur la banquette, « Le truc drôle, c’est que tu mets le jeu en marche avec ton cul ! » Elle rigole, la voix canaille. L’art de Bulloch est viscéralement lié à Londres elle est passée par Goldsmith et à son « système chaotique », qui en a fait la plaque tournante de l’avant-garde européenne. Pas comme ce « Paris bureaucratique », où « c’est impossible de travailler ». Un art de l’engagement, moins par ses ressorts idéologiques que par sa prise à partie du public. L’essentiel, c’est de le faire participer.
Dans les mois qui viennent, elle va transformer une île de la Tamise en « tribune pour l’art ». Ce sera le plus grand projet qu’elle ait réalisé à ce jour, toujours sur la même rengaine : « Le public fait partie de l’ uvre.«
Jade Lindgaard
Gillian Wearing
A mesure qu’on approchait des blocs de béton du South Bank de Londres, les déflagrations se précisaient. Des échanges de coups de feu genre western. Les dernières marches de l’escalier avalées quatre à quatre, on se retrouvait devant les portes closes de la Hayward Gallery, fermée pour cause d’installation. Au-dessus de ces portes vitrées, des baffles, source des coups de feu ; derrière, des moniteurs de vidéo-surveillance ; à l’image (noir et blanc de mauvaise qualité), des cowboys. Embusqués au coin des murs ou derrière les piliers des salles d’expo, ils se tirent dessus. On reste plusieurs minutes interloqués avant d’apercevoir puis de lire une petite feuille scotchée à la vitre. Ça s’appelle Western security, et c’est une uvre de Gillian Wearing, jeune artiste invitée à utiliser les abords de la galerie entre deux expositions. L’idée du commissaire de la Hayward est forte elle rappelle les knee plays des opéras de Bob Wilson, ces petites histoires fil rouge parallèles destinées à distraire le public pendant les changements de décors et Wearing se l’approprie magistralement. « Cet endroit est un labyrinthe habituellement très calme, alors je voulais y introduire un peu de violence. Ça faisait longtemps aussi que j’avais envie de travailler avec ces types qu’on voit dans le sud de Londres et qui se transforment en cowboys le week-end. Ils se retrouvent dans les pubs pour des compétitions de tir, c’est à celui qui dégainera le plus vite. »
Pour une exposition suivante,Imagined communities, Wearing a voulu rendre la parole à ceux qu’elle avait utilisés dans cette petite fiction muette. Elle a montré à ces cowboys son uvre et filmé leurs réactions. Dans cette deuxième vidéo, The Regulators vision, on les voit, bourrés, assis sur un canapé, s’énerver contre le « scénario », déçus par l’absence d’histoire. C’est typique de Gillian Wearing cette envie d’impliquer ces sujets dans l’ uvre, au-delà de la simple figuration et en prenant bien garde à ne pas les manipuler, en évitant tout voyeurisme excessif. On est loin du travail de certains photographes hyperréalistes britanniques et les influences sont davantage à rechercher du côté de la télévision, « surtout les documentaires des années 70 et leur regard très naïf ». La télévision et la musique donc, pour cette artiste née à Birmingham en 1963 et qui a quitté l’école à 16 ans sans qualification.
Débarquée à Londres, elle est agent d’assurance, serveuse au McDo ou dans les pubs, avant d’atterrir secrétaire dans une société d’animation où les créateurs de cartoons, qu’elle envie, lui conseillent de s’inscrire dans une école d’art. Elle sortira quelques années plus tard diplômée de la Goldsmith School of Art, véritable vivier de cette nouvelle scène britannique.
Un groupe d’artistes dans lequel l’inscrit indubitablement son approche du quotidien, même si son souci éthique voire empathique la distingue de bon nombre de ses collègues. Un souci si présent qu’il la contraint souvent à apparaître elle-même dans ses uvres : « Il y a des choses que je ne peux pas demander à d’autres de faire, comme cette vidéo dans laquelle je danse au milieu d’une galerie commerciale. » De même lorsqu’elle veut photographier des transsexuels et qu’elle décide de se prendre au lit à leurs côtés, « pour ôter l’aspect voyeur ». C’est que Gillian Wearing, à l’image de l’ uvre qu’elle expose dans Life/Live une tentative de nature morte avec des jeunes garçons turbulents qui habitent au coin de sa rue , n’entend pas travailler sur les représentations ou les clichés mais plutôt atteindre la nature humaine dans ce qu’elle est encore susceptible de nous masquer.
Sylvain Bourmeau
Sam Taylor-Wood
« Pour moi qui suis née à Londres et qui y ai toujours vécu, ce qui arrive en ce moment n’a rien d’exceptionnel. C’est cool, mais j’ai parfois l’impression qu’il en a toujours été ainsi. » Rien n’étonne cette Londonienne pur sang : Sam Taylor-Wood ne participe pas autant que ses compagnons de Life/Live à l’effervescence, à l’explosion de la scène artistique anglaise, et apparaît de prime abord comme une jeune fille rangée, au casier judiciaire vierge. Pourtant, « vieille amie » des frères Chapman, issue, comme Damien Hirst ou Angela Bulloch, de la Goldsmith School of Art, et compagne de Jay Jopling qui dirige la très branchée White Cube Gallery, elle a sa place dans l’épicentre de ce grand tremblement qui secoue l’art contemporain, et dont le palais de Tokyo enregistre actuellement les dernières ondes sismiques. Mais elle préfère occuper les côtés plutôt que le devant de la scène, et au lieu d’exacerber dans son uvre les marques de provocation ou de violence, elle les atténue, développant ainsi un art qui procède à la fois du scandale et de la discrétion. Loin d’en rester à la pratique d’une seule technique artistique, elle adopte tour à tour la vidéo ou la photographie pour dénoncer les dysfonctionnements de la vie sociale, et mettre à nu le théâtre quotidien de nos vies collectives : ainsi dans Five revolutionary seconds iii, photographie prise à 360°, on peut voir un couple nu, occupé à forniquer au beau milieu d’un salon luxueux et peuplé d’individus rongés par leur solitude. Dissonances visuelles et sonores : Sam Taylor-Wood pratique avec ferveur l’art du décalage constant dans la vidéo Fliming of knackered, une femme nue, immobile, au physique vaguement androgyne, fait mine de chanter, mais sa voix est en réalité celle du célèbre castrat Alessandro Moreschi, enregistré en 1902 à Rome. « Tout vient aussi d’une expérience personnelle : après mes années d’études, j’ai travaillé pendant un an à l’Opéra, dans les coulisses, pour réaliser les costumes… Il y avait de la musique partout, dans les studios, les ateliers, et même aux toilettes. Cela donnait un air dramatique aux gestes les plus anodins. Tu pisses, et avec la musique d’opéra ça devient intense, tragique, le moment le plus important de ta vie. » Des mots prononcés le sourire aux lèvres, avec une fausse naïveté absolument désarmante : en voilà une qui n’a pas fini de se moquer du monde.
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