Pour célébrer dignement les anniversaires
conjugués de la naissance et de la mort
de John Lennon, Yoko Ono a enfin commis
une bonne action : nettoyer l’album Double Fantasy
de ses tics d’époque. Une redécouverte.
Sorti le 17 novembre 1980, soit trois semaines avant que Mark Chapman n’aille faire un tour du côté du Dakota avec les conséquences dramatiques que l’on sait, Double Fantasy signait le grand retour de John Lennon après cinq ans de silence discographique. L’événement, bientôt éclipsé par quatre balles de 38, fut notamment célébré par une longue interview accordée à Rolling Stone, où un Lennon plutôt lucide présentait son nouveau disque comme une photographie prise sur l’instant, avec pour décor un apaisement conjugal enfin trouvé, badigeonné de plusieurs couches de fierté parentale à l’adresse de son dernier fils Sean, né pendant la trêve.
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Sans promesse de révolution, ni musicale ni politique, Double Fantasy sonnait donc comme une reprise de contact, avec ses singles doucereux – (Just Like) Starting over, Woman – et son dispositif paritaire entre les chansons de Lennon et les agaceries fantaisistes de Yoko Ono, plus difficile à zapper à l’époque sur vinyle qu’aujourd’hui en CD ou digital.
John le reconnaît volontiers, il n’a pas cherché à rivaliser avec son passé, et encore moins “avec les gamins de la new-wave”. Il a 40 ans. Le punk étant passé par là, il s’agit à l’époque d’un âge où les rock-stars frisent la date de péremption. Comme son ex-jumeau d’écriture, qui a publié six mois plus tôt le ludique et domestique McCartney II, l’heure pour lui est à la légèreté et à l’optimisme. Pour d’éventuelles suites à Plastic Ono Band ou Imagine, il faudra patienter encore un peu et se résoudre à prendre Double Fantasy pour ce qu’il est, un album mineur d’un songwriter majeur encore engourdi d’avoir trop longtemps laissé son génie en sommeil.
La suite, on la connaît. Un peu largué musicalement, Lennon n’a pas eu la main très heureuse lorsqu’il a demandé en janvier 80 au producteur de Jack Douglas de mettre en relief les demos très brutes composées durant ses cinq années de vacances. Douglas était ingénieur du son anonyme sur Imagine, il a aussi réalisé des disques pour Yoko, mais son CV, où figurent Aerosmith, Alice Cooper ou Cheap Trick, n’est pas celui d’un cador de l’avant-garde.
Non loin de là, Phil Spector est en train de faire un joli coup en produisant les Ramones mais Lennon n’a sans doute pas la force mentale ni l’envie de se coltiner à nouveau son vieux complice caractériel. Ce sera donc Douglas, et avec lui une armada de musiciens de studio plus habitués à regarder la pendule que l’avenir de la musique. Certains ont tourné avec Paul Simon, d’autres, comme le guitariste Earl Slick, avec Bowie.
Lennon a surtout donné pour instruction à Douglas de recruter des types du même âge que lui, pas des jeunes lames comme New York en affûte par dizaines dans les clubs et studios de l’époque. Aucun miracle n’était donc à espérer de ce casting de quadras compétents mais sans flamme. Peu assuré avec sa voix, qu’il considère comme partiellement éteinte, John engage son producteur à utiliser sans retenue les dernières innovations technologiques, qui feront un malheur – dans tous les sens du terme – au cours des années 80 : des réverbs énormes mais bien moins incarnées que celles de Spector, des superpositions en mille-feuille pour masquer les éventuelles carences de la voix du maître.
Les cuivres, les choeurs doo-wop, les démonstrations de guitares et l’ambiance générale tenant plus de la chemise ouverte sur moquette et chaîne en or que du costard biseauté font que Double Fantasy ne sonnera vaguement moderne qu’à travers les titres de Yoko Ono, qui imite très bien Nina Hagen (Give Me Something). Mis à part l’exemplaire que Mark Chapman fera signer à Lennon quelques heures avant de le refroidir, Double Fantasy n’était donc pas un disque de grande valeur.
Jusqu’à aujourd’hui. A l’occasion du soixante-dixième anniversaire de la naissance de Lennon et du trentième cierge de sa disparition, lorsqu’une campagne de réédition de tout le catalogue de l’ex-Beatle fut envisagée, Yoko Ono s’est souvenue que John luimême n’entendait pas cet album comme il laissa Douglas le modeler en studio. L’idée lui vint alors d’en réaliser une version “stripped down”, sur le modèle de Let It Be… Naked, en le nettoyant de tous les stigmates de l’époque pour le rendre plus universel, plus proche des demos originelles.
D’abord accueillie avec circonspection, comme tout ce qui émane de la Japonaise arty, cette oeuvre de révision – mise à nu par un Jack Douglas en pénitence – se révèle une réussite bouleversante. Lennon n’avait à l’évidence pas besoin de maquillage high-tech pour chanter avec une présence patinée par l’âge qui rend la performance prodigieuse. Une grande chanson comme Watching the Wheels, notamment, devient subitement immense, et même les titres les plus faiblards retrouvent l’intensité qui leur faisait défaut à l’époque.
Au début de (Just Like) Starting over, il y a cette dédicace disparue à l’époque au montage : “This one’s for Gene and Eddie and Elvis… and Buddy !” Lennon cherchait à réapprendre avec ce disque les réflexes qui ont conditionné toute sa vie. L’ironie veut qu’il les ait retrouvés trente ans après sa mort.
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