L’ex-Tunng Sam Genders tente des croisements audacieux. Sur ce troisième album, il met en musique les textes d’une poétesse américaine de 90 ans, Dorothy Trogdon. Un vrai bain de jouvence naturaliste.
Depuis quinze ans, Sam Genders est l’homme qui aura ouvert des fenêtres partout où la musique anglaise manquait d’air. Avec Tunng tout d’abord, où en parfaite symbiose avec son acolyte de l’époque, Mike Lindsay, il aura contribué à rénover le folk britannique en le confrontant aux nouvelles grammaires de l’électronique, sans renoncer à sa puissance poétique et métaphorique.
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Un album hommage
Parti du groupe après trois albums – il a retrouvé Lindsay l’an dernier sur le beau projet Throws – Genders a inventé Diagrams pour y incuber ses obsessions personnelles en persistant à relier entre eux des fils invisibles, aussi bien à travers l’histoire de la musique anglaise qu’en bâtissant des passerelles avec d’autres formes d’écriture.
Après s’être ainsi largement inspiré d’un recueil de poèmes de sa voisine de Sheffield Helen Mort (Division Street) sur le précédent Diagrams, Chromatics, il publie aujourd’hui Dorothy, un album intégralement coécrit avec l’Américaine Dorothy Trogdon. Les chances était infimes de tomber un jour sur cette poétesse inconnue de 90 ans, résidente de la mystérieuse Orcas Island, dans l’Etat de Washington, mais les battements d’ailes des papillons font parfois des miracles.
“J’ai une amie qui fut architecte autrefois, explique Sam le chanceux, et Dorothy est également une ancienne architecte, chez laquelle mon amie était allée faire un voyage d’études. Lorsqu’elle m’a fait lire les poèmes de Dorothy, elle savait que cette écriture résonnerait en moi, tant les thèmes qui me sont chers se retrouvent dans ses textes.”
Genders ne rencontrera sa muse qu’une fois l’album terminé, entre-temps ils correspondront par mail en échangeant des idées de textes pour compléter les poèmes originaux déjà mis en musique.
“J’ai retrouvé à Orcas Island beaucoup des sensations que l’on éprouve en lisant ses poèmes, notamment ce rapport fusionnel à la nature. J’avais d’ailleurs commissionné mon amie pour enregistrer des sons sur place, que j’ai intégré à la musique. Je voulais également rester sur une forme classique, moins expérimentale que sur les précédents albums de Diagrams, parce qu’il fallait laisser respirer la beauté des textes, ne pas en perturber l’écoute.”
Quelque chose de Sufjan Stevens
Le son ondulé des vagues introduit ainsi Under the Graphite Sky, évocation panthéiste de la mémoire humaine confrontée à celle des éléments et de la nature, où la voix douce de Sam Genders serpente à l’intérieur d’une faune d’instruments et de bruitages saisissants de beauté.
Il y a quelque chose de Sufjan Stevens et de son folk immaculé en filigrane de ces plages qui s’étendent comme autant d’horizons purs, entre songe et mirage, bercées par une lumière rasante (It’s Only Light) et rythmées par le balancier des saisons (Crimson Leaves, Wild Grasses) :
“J’ai beaucoup aimé son dernier album, peut-être m’a-t-il influencé sans que je m’en aperçoive. Je crois surtout que nous sommes tous les deux de grands fans de Paul Simon, c’est ce qui nous réunit.”
Sam Genders a eu recours au crowdfunding pour financer un projet un peu ardu sur le papier (des poèmes d’une nonagénaire, on imagine la tête du D. A. face à un tel dossier) alors qu’à l’arrivée Dorothy est sans doute le disque le plus limpide, chaleureux et réconfortant qu’il nous sera donné d’entendre cette année. Certains arrangements chamber pop (Motherboard) n’ont rien à envier à The Divine Comedy ou Belle And Sebastian, quand les titres les plus contemplatifs remontent aux sources du british folk des années 1960 et 1970, comme le sublime Winter River et ses accents à la Fairport Convention.
“J’écoute du folk anglais depuis l’âge de 20 ans, des gens comme Richard et Linda Thompson ou John Martyn ont totalement imprégné ma musique. Avec Mike, lorsque nous avons fondé Tunng, on prenait modèle sur des gens comme Beck ou Gomez, qui avaient su rénover le blues, et notre intention était de faire la même chose avec le folk.”
Ben Ottewell, chanteur et guitariste des défunts (et oubliés) Gomez, a apporté sa contribution à Dorothy, tout comme Mike Lindsay et une douzaine d’amis musiciens ou choristes venus soutenir cette entreprise fragile, le tout mis en relief par le producteur Kelly Pratt, dont on retrouve la patte délicate déjà à l’œuvre chez Beirut ou Arcade Fire.
« J’assume beaucoup mieux le fait d’être un rêveur »
A travers ces chansons méditatives, qui louent la communion avec Dame Nature, Genders a cherché également à s’apaiser de ses tendances limite schizo, lui qui aura eu longtemps à se battre entre un docteur Jekyll père de famille tranquille de la proche banlieue de Sheffield et un mister Hyde ruinant dans l’alcool ses maigres royalties de troubadour underground.
“Il y a quelques années, j’aurais eu du mal à assumer un album tel que celui-ci, j’aurais trouvé cette démarche trop naïve, pas assez empreinte du côté sombre que j’ai aussi en moi. Aujourd’hui, j’assume beaucoup mieux le fait d’être un rêveur.”
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