Depuis presque trente ans, ces deux dynamiteurs de la chanson française n’arrêtent pas de se croiser. Rencontre autour d’un duo enregistré pour Les Inrocks en 2007
Ils se connaissent depuis des lustres et n’avaient pourtant jamais trouvé le temps de s’arrêter ensemble, pour un entretien au long cours, devant le magnétophone ravi d’un journaliste. Nous avons donc pris deux heures du temps de ces deux-là, ouvert deux bouteilles de blanc (car on le produit et on le boit plutôt de cette couleur dans l’ouest de la France, d’où ils sont originaires), et enregistré, le sourire jusqu’aux oreilles, le roman d’amitié drôle, touchant, humain et bariolé de ces jeunes monuments d’une scène française dont ils ont, presque sans le savoir, façonné les contours actuels et l’avenir proche.
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Alors que Katerine est devenu, entre disques, livre et film, le trublion le plus en vue du pays, que Dominique A creuse toujours avec cette classe folle et féroce le sillon d’une chanson refusant les compromis, et que chacun publie un live de haute tenue, c’est une discussion débridée, entre doutes et joie, qui s’ouvre ici et maintenant entre ces types que l’on imagine amis pour la vie. Et qui donne toute sa saveur au premier vrai duo qu’ils ont enregistré, Manque-moi moins, rien que pour Les Inrocks.
Comment s’est passée votre première rencontre ?
Dominique A – C’était un concert organisé par son beau-frère, en 1991. C’était un truc plutôt rock/new-wave. Au pied du château de Barbe-Bleue, en Vendée. Et Philippe était au bar, en train de servir les bières. Je faisais mes premiers concerts avec mes synthés. Philippe était déjà allé à Paris, il avait un titre, Jeannie Longo, sur une compile qui s’appelait Contresens. On m’avait dit que ça ressemblait à ce que je faisais.
Katerine – On m’avait dit la même chose de toi…
Dominique A – (Rires) Et donc on s’est vu après le concert…
Katerine – Il m’a demandé une certaine quantité de bière…
Dominique A – Il m’a proposé de chanter sur une de ses maquettes. Une chanson qui s’appelait Petite ville de campagne. Et il n’a pas gardé ce qu’on avait fait. Le salaud.
Katerine – Ce n’était pas suffisant (rires)… Je me souviens très bien du concert de Dominique. Son corps se tendait. Ça a été un coup de foudre physique. Il y avait une cohésion étonnante entre son côté enfantin et ce que propageait son corps. C’était sublime, et je le lui ai dit après.
Il y avait une concurrence entre vous ?
Dominique A – Non, aucune. A l’inverse, Philippe a été un sacré soutien. Avec lui, j’avais le sentiment d’être moins isolé. On avait tous les deux un rapport à la musique très enfantin, très non professionnel.
Katerine – Une fois, j’ai quand même été jaloux d’entendre une chanson de Dominique à la radio. C’était Ménage à trois, elle passait sur France Inter. J’étais en voiture et je me souviens bien m’être arrêté et avoir tapé un coup sur le volant, et puis je suis reparti… Là, j’étais fou… (rires).
Mais, plus sérieusement, je pense qu’on avait en commun le fait d’être, l’un comme l’autre, radical dans notre amateurisme. Je me souviens aussi qu’un peu plus tard, on a fait une émission ensemble chez Bernard Lenoir. On tremblait de trouille tous les deux et on se regardait avec le même regard terrifié. A la fin, Lenoir nous a dit : “Ben les gars, vous êtes pas les rois de la communication.” On était très déçus. (rires)
Dominique A – On était lamentables, minables, on s’exprimait par borborygmes, par onomatopées. On était très timides. Récemment, une fille qui travaillait chez Danceteria, la structure qui distribuait nos disques de l’époque, m’a raconté qu’un jour de janvier elle avait retrouvé Philippe avec les mains violettes en bas de ses bureaux, parce qu’il n’avait pas osé monter et qu’il était resté pendant des heures dans le froid.
Katerine – C’était la première fois que je venais à Paris tout seul. J’étais super mal. On me demandait mon billet dans le train, je rougissais. J’étais un pur handicapé. Je le suis toujours un peu aujourd’hui. Et Dominique aussi. Un peu, mais moins.
Dominique A – Je crois surtout qu’on avait le même idéal de pureté par rapport à notre métier. Il était hors de question de transiger sur beaucoup de choses. C’est même une chance que les gens aient fini par écouter notre musique. Heureusement, nous sommes devenus plus souples. Surtout moi, je pense.
Au début des années 1990, vous étiez parmi les rares à chanter en français.
Dominique A – Moi j’étais vraiment sous l’influence de Jean-Louis Murat, et je ne me voyais pas chanter dans une autre langue que le français.
Beaucoup de jeunes groupes disent aujourd’hui que c’est grâce à vous, ou encore grâce à Miossec, qu’ils ont décidé de chanter en français.
Katerine – Moi, je n’en suis pas persuadé. Je parlerais plutôt de gens comme Elli et Jacno, Mikado, ou même Etienne Daho… Mais en écoutant les morceaux du concours CQFD qu’organisent Les Inrocks, je me suis rendu compte que Dominique, lui, avait apporté beaucoup. Il a fait beaucoup de mal à la chanson française (rires).
Dominique A – Je pense qu’on a apporté un côté un peu asexué. On était derrière le micro les bras ballants, loin des grands gestes de Jacques Brel. Même si aujourd’hui j’ai redécouvert Brel. Mais à l’époque on refusait absolument ce côté théâtral.
Vous faisiez de la musique ensemble une fois arrivés à Paris ?
Dominique A – On a fait un groupe en 1992, les Lindas, une sorte de parodie de Jean-Louis Murat. Mais ça n’a pas duré longtemps. On ne parlait pas beaucoup de musique tous les deux finalement. On s’est mieux connus en 1995, lorsqu’on a fait notre première tournée commune : c’était un soir, à Vendôme, tu te souviens…
Katerine – Oui, on se versait du cognac sur le torse (rires). C’est une activité comme une autre. Le problème, c’est qu’après il faut le boire le cognac… C’est en se léchant le torse qu’on s’est vraiment découverts. Et ça m’a fait plaisir, parce que je faisais un complexe vis-à- vis de Dominique. J’avais l’impression qu’il était en avance. Il était une sorte de grand frère pour moi.
Dominique A – Je crois surtout que j’étais beaucoup plus prétentieux.
Katerine – Non, non, je t’assure Dominique. Encore aujourd’hui, j’ai ce sentiment. Quand je finis une chanson je me dis toujours : “Tiens, qu’est-ce qu’il en penserait Dominique ?” Et puis je me dis que tu n’aimerais pas. Et puis je me dis : “Ah, il est chiant ce Dominique”. Et puis je garde ma chanson. Non mais plus sérieusement, je dois avouer que Dominique est quelqu’un qui revient très souvent dans mes rêves. Je me cache derrière lui, derrière son mollet ou sa chaussure, je suis tout petit et je suis bien. Ou alors il y a un sentiment de culpabilité : il me gronde et il me pointe du doigt.
On a le sentiment que Philippe a un rapport beaucoup plus décomplexé au succès que toi Dominique. Tu avais assez mal vécu le fait que Le Twenty-Two Bar devienne un petit tube en 1995…
Dominique A – J’ai très mal supporté le fait d’être exposé, oui. C’est vrai qu’au même moment, Philippe commençait lui aussi à percer avec son disque Les Mauvaises Fréquentations. Et il semblait le vivre un peu mieux que moi. Je crois qu’il y a eu beaucoup de vanité et de chochotterie de ma part à cette époque.
J’aurai dû profiter de ce succès pour aller plus loin, me servir de cette chanson comme d’un cheval de Troie. Mais j’étais très gêné par le succès un peu “rive gauche” de cette chanson. Ça permettait à des nostalgiques de la chanson à papa de fourbir leurs armes, je ne sais pas si j’aurais eu le même problème avec une autre chanson : il y avait un côté bon enfant avec Le Twenty-Two Bar qui m’agaçait.
Quand j’entendais les premières notes de piano, ça virait au cauchemar, et j’ai stoppé la machine au moment où elle aurait pu s’emballer. Avec le recul, je me dis que c’est un peu de la bêtise. Mais je ne pouvais pas faire autrement à l’époque.
Katerine – Moi j’aimais bien te voir aux Victoires de la musique pourtant. J’étais chez un copain, on appelait de son téléphone le numéro spécial pour faire gagner Dominique A.
Je me souviens que Dominique avait changé les paroles de sa chanson pour les Victoires, pour qu’elle ait un côté plus revendicatif. Moi, je la trouvais spéciale cette chanson, avec un vrai côté malsain. Je trouvais ça super que ça marche, mais j’ai compris le refus de Dominique d’aller plus loin à l’époque.
Dominique A – J’aurais aimé être comme Philippe à ce moment-là. Je lui envie assez cette facilité à gérer le succès. Un jour, il a fait le point de jonction entre ce qu’on connaissait de Philippe dans les coulisses et ce que les gens allaient voir. Je crois que, pour lui, le basculement a vraiment eu lieu en 1999, avec Les Créatures et L’Homme à trois mains, il est complètement sorti de l’image un peu dandy et un peu balladurienne qui était la sienne à l’époque des Mauvaises Fréquentations. Il y a peu de gens qui parviennent à ça. Brigitte Fontaine a su le faire aussi. C’est beau de voir quelqu’un parvenir à mettre en scène ce qu’il est vraiment, c’est très fort. J’envie un peu ça, oui.
Il y a, semble-t-il, après toutes ces années, encore beaucoup de pudeur dans votre relation. Y a-t-il des choses que vous n’osez pas vous dire ?Dominique A –Il y a un mode de fonctionnement, je pense. On peut parler de choses assez intimes, mais on ne se connaît pas à fond non plus. Je sais des choses de Philippe, mais il y a encore un peu de distance entre nous, et c’est très bien comme ça…
Katerine – Mais si on se voit quatre ou cinq jours d’affilée, on peut se rapprocher très vite. Cet été, on a passé du temps ensemble, c’était bien. Dominique était chez moi. Il était allongé sur mon canapé et je lui lisais des textes de Doublez votre mémoire, mon livre, et j’étais bien.
Dominique A – On buvait beaucoup aussi, il faut le dire.
Dans Peau de cochon, le film de Katerine, il y a une scène où l’on voit Dominique écouter les toutes premières cassettes qu’il enregistrait gamin…
Katerine – Lors de notre fameuse tournée commune de 1995, avec le cognac et le torse, Dominique m’avait dit qu’il faisait des cassettes quand il était enfant. Et ça m’intéressait drôlement, je suis assez friand de ce genre de choses : les premiers pas, la virginité… Il m’a donc ramené les cassettes, des trucs qu’il faisait vers 12 ans, avec les titres, les pochettes qu’il avait conçues lui-même… Et j’étais très impressionné, il y avait déjà une patte, une intensité…
Dominique A – Il m’a tanné pendant des mois pour cette scène. Et puis un jour, j’ai été au pied du mur. On est allé acheter deux bouteilles de champagne, et on a filmé ce truc. Au final, la scène est assez belle, Philippe a eu l’idée de me faire chanter par-dessus ma voix d’enfant, sur le tout premier titre que j’ai enregistré.
Katerine – Ce qui est fou, c’est que ce n’est déjà plus des chansons d’enfant… On sent qu’il taille déjà le même roc qu’aujourd’hui.
Dominique A – C’est vrai. Ça parle de la mort déjà, c’est assez adulte et très proche de ce que je fais aujourd’hui. Quand on entend ça, on entend la suite de ce que je vais faire. Il y a même, sur une de ces cassettes, une ligne mélodique que j’ai utilisée plus tard pour un morceau de La Mémoire neuve. Philippe m’a aidé à prendre conscience de ça…
Katerine – Et c’est flippant…
Dominique A – C’est flippant, oui…
Philippe, tu sembles impressionné par cette volonté qu’a Dominique de “tailler toujours le même roc”.
Katerine – Moi, j’en suis incapable, mais je trouve ça super d’avoir cette démarche obsessionnelle. On n’a pas du tout le même caractère. Je pense que Dominique a une “responsabilité” que je n’ai absolument pas. Par exemple, tu as déjà eu une responsabilité politique, tu es impliqué. Moi j’en suis incapable.
Est-ce que vous parlez facilement entre vous de la façon dont vous vivez de votre musique, de l’argent que vous recevez ?
Dominique A – Je me souviens qu’on était à une soirée avec quatre sociétaires de la Sacem et qu’on s’est mis à comparer ce qu’on touchait, et le seul à ne pas s’en soucier ou à ne pas s’en être préoccupé c’était Philippe (rires). Je n’ai aucun problème à en parler. Je ne suis pas richissime mais je gagne bien ma vie.
Katerine – Bah, si je ne pouvais pas m’acheter à manger je m’en foutrais moins.
Dominique, quand Philippe fait des chansons pour la Nouvelle star, qu’est-ce que tu en penses ?
Dominique A – Il n’y a jamais eu d’ambiguïté par rapport à tout ça avec Philippe ; si la chan son est bonne, je n’y vois aucun problème. Après, ça ne m’attire pas, et puis je n’ai pas la télé… Je préfère que ce soit Philippe qui écrive la chanson à ce type, là, Christophe Willem, je trouve ça rafraîchissant. Mais je ne connais même pas le timbre de sa voix.
Vous avez déjà pensé à écrire des chansons l’un pour l’autre ?
Katerine – Ce serait impossible. Mais il y a cette chanson, Manque- moi moins. Dominique était parti, après nos quatre jours ensemble cet été, et je lui ai envoyé ce petit texto “MANQUE-MOI MOINS”.
Dominique A – Et ça donne la chanson qui est avec votre magazine.
https://www.youtube.com/watch?v=lxCRV94YV5I
Vous vous manquez beaucoup ?
Dominique A – L’an dernier, on ne s’est pas vus beaucoup… Je savais que ce serait joyeux de le retrouver. Tu me manques mais t’es là.
Katerine – Toi t’es toujours super présent. Je ferme les yeux, t’es là, j’ouvre les yeux, t’es là (rires)…
Est-ce que, quand tu vas à Paris, ou que toi tu vas à Bruxelles, vous dormez les uns chez les autres ?
Dominique A – Oui, à Bruxelles, Philippe a dormi dans le lit de mon fils, entouré de peluches. C’est normal non ?
Katerine – On dort les uns chez les autres, on se touche un peu… Je crois que c’est au niveau du corps aussi que se passe notre relation. On est complètement tactiles.
Dominique A – Avec Philippe, à partir du moment où je sais que c’est pas du tout sexuel, ça ne me pose aucun problème.
Katerine – Sauf quand je vais l’observer la nuit quand il dort. Je peux quand même faire ça, c’est la moindre des choses.
Dominique A – J’étais chez lui et j’étais couché, et puis, à un moment, je me réveille et j’ouvre les yeux, et je le vois au-dessus de moi en robe de chambre. Et je me suis dit, mais en fait ce type, je ne le connais pas (rires).
Katerine – Je suis un voyeur, j’aime voir sans être vu. Et comme il hante mes nuits, c’était tout de même la moindre des choses que j’aille hanter les siennes, sans qu’il s’en aperçoive.
Dominique A – Sauf que je m’en suis aperçu ! Ça doit être mon côté responsable. J’ai dû lui dire, Philippe tu vas faire une connerie, reprends- toi, va te coucher. (rires)
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