Précurseur de l’électro expérimentale et de la musique planante, le groupe allemand Tangerine Dream et son fondateur, Edgar Froese, décédé l’an dernier, sont à l’honneur sur Arte dans un documentaire foutraque, truffé d’archives rarissimes.
Comme ces dynasties monarchiques dont on peine à dresser l’arbre généalogique tant les ramifications et les branches s’entremêlent, Tangerine Dream, groupe pionnier de la musique électronique allemande, est de ces aventures sonores, si complexes qu’on se perdrait à vouloir les résumer. La vie pleine de zones d’ombres de son fondateur historique, Edgar Froese, dont on ne sait finalement que très peu de choses sinon son désir insatiable de fouler des territoires encore vierges… L’étonnante longévité du groupe dont l’effectif n’aura cessé d’évoluer au cours de ses cinquante ans d’existence…. Les chassés-croisés de ses membres (pas loin d’une vingtaine se seront succédé autour de Froese)… Les mutations et bouleversements au sein de la formation… Les différentes périodes… Les courants musicaux qu’elle aura traversés sans jamais s’y fondre complètement (du Krautrock, dont TD sera, avec Can, Neu! et Amon Duul II l’une des figures de proue, à la musique planante)… Et surtout l’étourdissante profusion de sa discographie – plus de cent albums, dont une trentaine de BO pour le cinéma, prolixité qui n’a d’égale que celle d’un Sun Ra ou d’un Moondog…
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Pour toutes ces raisons, on serait tenté de penser que la meilleure façon d’entrer dans cette oeuvre pharaonique, c’est de le faire par effraction, en pénétrant un peu au hasard, comme au milieu d’une conversation, sans jamais vraiment respecter la chronologie. C’est du moins le parti adopté par la documentariste allemande Margarete Kreuzer, dans son film diffusé ce soir sur Arte : un portrait un peu foutoir, consacré au groupe et à Edgar Froese – décédé l’an dernier d’une embolie pulmonaire à l’âge de 70 ans – au risque parfois, de s’égarer dans des considérations éthérées et assez imprécises sur le plan historique.
Du passé faire table rase
Pourtant le contexte historique est on ne peut plus déterminant si l’on veut comprendre la déflagration que fut le Krautrock – littéralement le « rock choucroute ». Né sous la plume d’un critique musical du magazine britannique, Melody Maker, ce terme ironique désignait la nouvelle scène allemande de la fin des années 60, marmite gigantesque où glougloutaient les courants musicaux les plus divers, notamment le rock progressif ou psychédélique (proche du son de Pink Floyd) auquel Tangerine Dream sera associé à ses débuts, avant de se tourner complètement vers les synthés et les expérimentations électroniques de la Kosmische Musik ( en anglais space music, musique planante en français).
A la fin des années soixante, en Allemagne de l’ouest, comme dans toute l’Europe, l’heure est à la révolte. Dans ce pays scindé en deux, prise en étau entre un passé honteux dont on ne lui parle guère et un avenir voué au capitalisme florissant calqué sur le modèle économique de l’American way of life, la jeunesse allemande éprouve alors la nécessité de s’inventer une nouvelle identité. Le spectre terrifiant de la dernière guerre hante autant les consciences que les administrations, truffées d’anciens nazis, amnistiés au nom de la réconciliation nationale. Rongée par la culpabilité collective des crimes du IIIe Reich, la génération des aînés observe un silence suffocant. Refoulé, le passé devient tabou et empoisonne le présent. Sous cette chape de plomb, les jeunes Allemands ne peuvent se libérer de cet insidieux venin qu’en faisant du bruit, beaucoup de bruit. Ne pouvant se tourner vers le passé, la nouvelle génération de musiciens lorgne vers le futur, un avenir fantasmé de science-fiction, convoquant un imaginaire onirique, futuriste, voire cosmique. Et, parce que le silence des aînés pesant comme un couvercle, l’a contaminée, elle privilégie, aux morceaux chantés, de longs instrumentaux échevelés ou languides, sans parole.
Recherches sonores et visions psychédéliques
Se réfugier dans l’ailleurs, l’espace, le rêve et créer un langage sonore instinctif, à partir de vibrations, d’ondulations, de modulations de fréquences, libres de tout instrument acoustique… Telle est l’ambiton d’Edgar Froese.
Dans le Berlin bouillonnant où les groupes de rock underground fleurissent, tentant, à la marge, de rivaliser avec la variété mainstream et sucrée ( la Schlager ) que matraquent les chaînes de télé et de radio allemandes, Froese, étudiant en arts plastiques, écume les salles de concert, où il éructe un rock teinté de soul, avec son groupe the Ones. Sa rencontre avec Salvador Dali, lors d’une tournée en Catalogne, sera décisive. Influencé par le peintre surréaliste, le jeune musicien entend lui aussi « ouvrir les portes de la percepton », et ne cessera dès lors d’exploser les limites, quitte à provoquer.
De retour en Allemagne, Froese va prendre des cours de composition au conservatoire de Berlin. Auprès de Thomas Kessler, il s’initie aux recherches sonores de Stockhausen, et surtout fait la connaissance en 1969 de Klaus Schulze, batteur de Psy Free et Ash Ra Tempel , avec lequel il va fonder Tangerine Dream – un nom fleurant le trip cosmique à l’acide, inspiré des paroles de Lucy in the Sky with Diamonds des Beatles – , bientôt rejoint par un autre compositeur, aussi radical que créatif, Conrad Schnitzler ( venant lui-même du groupe Kluster).Au Zodiac Free Arts Lab, un club berlinois ( sorte d’équivalent de la Factory à New-York), où tous les groupes d’avant-garde se produisent, le trio y livre de longues impros hypnotiques. Un album sorti en 1970, Electronic Meditations signera l’acmé mais aussi la fin de leur collaboration.
Phaedra, Rubycon, Ricochet et Stratosfear, l’âge d’or du groupe
Après quelques tâtonnements, un nouveau trio se forme autour de Froese, rejoint par deux très jeunes musiciens, adeptes de bidouillages et sonorités bizarres : Christoph Franke et Peter Baumann. C’est cette formation qui, durant une dizaine d’années, allait donner au groupe son identité sonore, impulsée par l’arrivée des séquenceurs et du fameux synthétiseur modulaire Moog.
Les rythmiques entêtantes et percutantes de Franke, et les nappes lascives de Baumann et Froese infuseront les lives vibrants qu’ils feront à la Cathédrale de Reims ou dans celle de Coventry , et donneront une couleur singulière aux albums édités par Virgin – notamment les somptueux Phaedra, Rubycon, Ricochet et Stratosfear – période qui, pour beaucoup, constitue l’âge d’or du groupe.
De la Cathédrale de Reims à Hollywood
Novatrice par son usage exclusif des synthés et ses expérimentations tous azimuts – l’utilisation de sonorités organiques, comme le souffle ou le rythme cardiaque, ou de bruits du cosmos, captés par la NASA -, la musique de Tangerine Dream soutenue par le célèbre animateur de la BBC, John Peel, connaîtra dès le milieu des années 70 un succès phénoménal, et inspirera la scène internationale. Notamment David Bowie, qui, viendra régulièrement se ressourcer chez son ami Froese à Berlin, où il trouvera un nouveau souffle, pour composer deux de ses plus grands albums, Low et Heroes avec Brian Eno – proche également de la scène électro allemande, de Kraftwerk à Cluster et Harmonia.
Mais l’ambition du jeune patron de Virgin, Richard Branson, ne s’arrête pas là, et bientôt,Tangerine Dream ne tarde pas à séduire Hollywood avec des BO envoûtantes – nappes hallucinées soulignant l’onirisme inquiet de Sorcerer chez Friedkin, ou encore boucles nerveuses épousant à merveille la mélancolie lancinante du Solitaire de Michael Mann.
Après le départ de Baumann, le groupe ne cessera de muter, délaissant un peu l’improvisation qui faisait partie de son ADN, pour se tourner davantage vers la composition classique, sous l’impulsion du claviériste Johannes Schmoelling, puis, au tournant des années 90, vers des sonorités numériques; avec l’arrivée dans le groupe du propre fils du taulier, Jérôme Froese.
Nourri d’une flopée d’archives visuelles souvent inédites et faisant la part belle à la musique, aux extraits de concerts, témoignages de proches, interviews d’artistes amis ( Jean-Michel Jarre, Brian May de Queen, Peter Baumann, Hans-Joachim Roedelius de Kluster, et les cinéastes Völker Schlöndorff et Michael Mann), le documentaire donne un instantané partial, certes un peu foutraque mais vivant de ce groupe, qui demeure, avec Kraftwerk, la matrice de tous les courants électro ou expérimentaux qui ont émergé par la suite.
Tangerine Dream, documentaire de Margarete Kreuzer, diffusé sur Arte vendredi 25 novembre à 22h25 et en replay pendant 30 jours sur arte.tv.com, jusqu’au 25 décembre 2016
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