Sacré numéro un de notre top 10 des meilleurs albums de rap français (pour « Première consultation »), le Doc nous a accordé un entretien fleuve. Au menu : hip-hop, Sarko et Wong Kar Waï.
C’est à cette époque que tu as rencontré Stomy Bugsy, l’un des membres du Ministère A.M.E.R., une rencontre déterminante pour le début de ta carrière. Quelle était votre relation ?
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Stomy est venu habiter dans le XVIIIe, il a dû faire ses preuves devant ceux qui étaient déjà là et s’est retrouvé à faire des bagarres avec les mecs du quartier. On l’a accepté et on est devenu des copains de rue. On a monté un groupe, les RCA, on faisait des graffitis parce que l’on n’avait rien d’autre pour s’exprimer, on traînait à Jules Joffrin dans la station de métro, on marchait dans le quartier. On était des gentils voyous. On ne connaissait rien: rien au cinéma, rien à la littérature. Mais on ne voulait pas rester assis chez nous devant un écran, alors on sortait, on allait chercher les bombes de peinture ; on trouvait des bagarres et des bêtises à faire. Au bout du compte, à force de traîner ensemble, un véritable esprit s’est crée. Stomy, moi et les autres, on était comme la bande du Drugstore, comme dans les films sur Arte. On étais avec des mecs qui ont amené des expressions et une vibe.
Au bout d’un moment, on pouvait deviner comment chacun allait terminer. On savait que certains allaient vraiment mal tourner. D’ailleurs, beaucoup sont morts. Mais pour moi, personne n’a jamais imaginé que je pouvais faire carrière dans la musique. C’est la magie de l’histoire ça.
Aujourd’hui, je mate des types, habillés, tirés à quatre épingles qui sont devant des orchestres à 120 musiciens avec des chefs d’orchestre et des instruments extraordinaires comme le hautbois, des cordes, tout ça, tout est calme et silencieux ; quelques temps après, on montre les mêmes mecs devant un tribunal parce qu’ils ont commis des barbaries terribles. Moi, on m’a foutu dans la jungle, j’ai fait du tamtam avec les potes et puis, au bout d’un moment, je me suis retrouvé à faire de la musique. Tout est possible dans la vie, même les parcours les plus improbables, c’est ça que je veux dire.
À quoi ressemblait précisément ton quotidien dans la rue ?
J’attendais que ma mère rentre du travail à 18h et je sortais et quand elle partait le matin, à 9h, je rentrais. Entre temps, j’étais dans la rue avec les potes. On marchait beaucoup ; on était des zonards. Mais on ne s’est jamais piqué. On était au milieu de la jungle mais on était protégé parce qu’on voulait faire quelque chose.
J’habitais dans un quartier plein de crack et de putes – ma mère y est toujours et c’est un pareil aujourd’hui. C’était sale. C’est dur à expliquer. Ce sont des choses que l’on veut un peu oublier. Il y a deux semaines, j’étais dans le quartier avec le père de Stomy et on s’est souvenu d’une anecdote : quand j’étais gamin, j’avais un truc sur moi, une arme – un gomme-cogne génial à deux coups, avec des balles en caoutchouc vertes et rouges. J’avais ça parce que j’étais bête. Un jour, les flics me l’on pris. Alors je suis allé voir le père à Stomy, un socialiste à fond et je lui ai dit : « Ouais, il faut que les keufs, ils me rendent mon truc ! » Le père à Stomy, il est allé au commissariat avec moi et il a gueulé pour qu’on me rendre mon truc (rires). « Il faut lui rendre son arme, il a des trucs à faire » qu’il a dit aux flics. Oh putain, ces histoires… On pourrait faire un film avec tout ça. Je me souviens aussi des galères de Passi. Des galères terribles ! C’est drôle, parce que dans la bande, c’était lui l’intello. Quand, nous, on traînait, lui allait encore à l’école pour apprendre toute la vie des kangourous et faire des thèses sur la « kangouroumanie ». Et donc c’est lui, Passi, qui est allé en prison. Un jour, des mecs sont passés en voiture et lui ont dit de monter. Ces mecs-là on tué quelqu’un et Passi s’est retrouvé en prison. Et puis plein d’amis sont morts… Tout ça, c’est une histoire brutale. Quand t’es chanteur, tu veux pas que les gens ressentent ça de toi.
Il marque un temps, silencieux. Il fronce les sourcils et semble réfléchir. Puis il boit un coup et reprend.
Ah et puis je me rappelle d’une autre histoire ! Un jour, Mariano Beuve m’appelle au téléphone et me dit : « J’ai un enfant à la maison, je crois que c’est toi le père« . J’ai dit : « ouais, peut-être« . Il nous est vraiment arrivé des trucs bêtes et fous quand même. C’est glauque. Quand j’ai commencé à lire des bouquins, celui dont l’écriture se rapprochait le plus de ce qu’on vivait à l’époque, c’était le Russe là qui tue sa logeuse, « Dostoiovski » machin. Et puis plus tard, j’ai commencé à kiffer Kafka. Je me suis rendu compte que, quoi qu’on fasse, ça ne servait pas à grand-chose, que tout n’était que du n’importe quoi. Il y a des mecs qui vont se prendre la tête pour rien… Moi, mon cerveau, je le connais. Quand il me dit de faire un truc, je ne l’écoute pas. Je n’écoute pas ma tête. Je n’écoute que le cœur.
Revenons à tes débuts dans le rap : a contrario des Ministère A.M.E.R., tu as choisi de te façonner une manière d’aborder les choses plus soft, plus coulante. Quand les autres parlaient de la brutalité de la rue, toi tu rappais sur les nanas…
Les mecs du Ministère, ils étaient rouges et énervés. Mais en réalité, le plus fou d’entre nous, c’était moi. Quand Stomy, Passi et Hamed Daye rappaient à la télé, moi, j’étais dans la rue. Dans le premier clip du Ministère A.M.E.R. sur Rapline (du nom d’une émission télé dédiée au rap présentée par le journaliste Olivier Cachin dans les années 90 – ndlr), on me voit avec une fille marocaine qui habitait chez moi parce qu’elle devait être renvoyée dans son pays pour être mariée de force. Moi, comme j’étais fou, je lui ai dit de venir vivre chez moi et quand ses frères sont venus frapper à la porte, je rigolais, j’explosais de rire (rires). Tout ça pour dire que je suis un mec un peu sentimental. Moi, les rappeurs qui font les lovers – tout comme comme les hard-rockers qui font des chansons pour rendre hommage à leur pote mort dans un jeu d’alcool – j’aime ça. Surtout quand il y a tout plein de briquets qui s’allument dans la salle pendant le concerts. Je suis ouvert !
Quand j’étais dans la rue, j’ai compris qu’il ne fallait pas que je tombe dedans à 1000%, je ne voulais pas devenir fou. Du coup, j’ai voulu faire quelque chose de cool et drôle tout en étant là où c’était chaud. Fallait se détendre un peu sinon on allait tous mourir, c’était pas possible.
Quand tu t’es mis à écrire Première consultation, que voulais-tu dire ?
Premier Consultation, c’est l’album le plus hardcore qui existe. Pour comprendre ça, il faut écouter la musique de Viens voir le docteur sans les paroles, et là, on se dit que ce n’est pas possible.
Je n’ai pas l’air de ces gens méchants avec des muscles mais ma personnalité est tellement étrange qu’il y a quelque chose de beaucoup plus fort dans mes textes que dans la majorité des titres hardcore que l’on écoute. Sauf que c’est quasi imperceptible. Première consultation, c’est un album brutal, mais j’ai fait en sorte qu’on ne le sente pas vraiment, que ça passe… comme quand je susurre « Sodomie sans vaseline » (rires), comme quand je récite une ode au suicide sur Nirvana. Cet album est plus énervé que les rap énervés de l’époque. Et puis c’est un album qui apparemment a vraiment marqué : aujourd’hui, je croise des gens qui me disent : « Doc, j’ai rencontré ma femme avec ta musique« . Incroyable ! On me confie des trucs de fou furieux avec des mariages et des enfants. Des mecs qui me disent qu’avec ma musique, ils sont devenus cadres !
Où as-tu écrit cet album ?
Dans ma chambre. Mais ce qu’il faut aussi dire à propos de l’écriture de cet album, c’est la façon dont il est chanté. Et c’était une chose étrange à une époque où les rappeurs ne faisaient que rapper. Moi, j’étais dans la mélodie, c’était la seule façon pour moi de raconter quelque chose. Et puis cet album, il est prophétique : il y a une dizaine de rimes qui ont eu un écho avec l’actualité à un moment donné. Je suis l’un des seuls dont l’album ne veut pas dire grand-chose à l’époque et mais qui prend tout son sens avec le temps.
Et puis il y a ces trucs-là : des « lignes shots », comme des verres de vodka, des… »rimes shots », des « lands shots »… ah oui, des punchlines ! Les maisons de disques veulent ça dans les albums pour que ce soit calibré pour les radios. Mais moi, je n’avais pas besoin de punchlines pour Première consultation : dans ma tête, j’avais un logiciel qui me permettait de voir tout ce qui m’entourait et de le mettre en chanson. C’est comme lorsque tu regardes un tableau et que tu comprends son sens soudainement après plusieurs minutes d’observation.
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