Le concert de Doc Gynéco le 25 mai a suscité de vives polémiques : le chanteur était-il nul ? Soûl ? L’écrivaine réagit et à travers cet événement, questionne le droit d’inventer ses propres règles sans adhérer au rôle que les autres nous assignent.
Quand il est entré sur la scène de l’Olympia, Doc Gynéco ne s’est pas planté devant son micro avec les jambes écartées, comme Johnny Hallyday ou Springsteen, ce n’était pas cette vision-là de la musique, ni de la masculinité. Ce n’était pas non plus cette vision-là des exigences de la popularité. Il est entré sur le plateau sans modifier sa façon de marcher. Il était suffisamment présent, et concentré, pour que ses pas ne transforment pas la scène en piédestal, pour un personnage dont on scande le nom “Bru-no-Bru-no” comme s’il se présentait à l’élection présidentielle. Il ne sait pas faire ça, il ne veut pas apprendre, il veut que ça se sache. Il est de la race des artistes qui ont choisi, contre l’identité définie du personnage, la présence réelle de la personne. Il y a une subdivision, Catherine Frot a choisi le personnage, Isabelle Huppert la personne. Bruno, dans une interview à Next en février : “Je ne chante pas juste, je chante vrai.”
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Le réflexe, quand on entre en scène, est d’arpenter l’espace à grands pas militaires en balançant les bras le long du corps, ou de les garder fixes pour ne pas avoir l’air de les balancer, ou de les ouvrir en grand comme si on s’offrait au public telle une divinité. Bruno est entré dans l’arène comme s’il descendait dans la rue, ni plus ni moins, et comme si un espace fictionnel pouvait être relié au réel et le représenter.
Est-ce que vous avez déjà entendu le rire de Bruno ?
Pourtant, Bruno sait mentir. Il sait donner aux gens ce qu’ils attendent. Aux médias, il a souvent donné la version de l’histoire qu’ils voulaient entendre. C’est plus simple, ça protège. Après, il riait. Et les nuances de la vérité étaient dans son rire. Les Japonais font ça. Quand vous leur posez une question indélicate, ils sont gênés. Ils n’ont pas envie de répondre, mais ils ne protestent pas, ils ne vous traitent pas d’imbécile, et ils ne vous font pas remarquer votre grossièreté, ils ne contestent pas. Dès qu’ils comprennent qu’il y a un fossé entre eux et vous, ils sourient, ils ne vous contrarient pas, puis ils renversent la tête, et ils éclatent de rire. Est-ce que vous avez déjà entendu le rire de Bruno ? Ce n’est pas un rire d’enfant. Ce n’est pas un rire d’adulte. C’est le rire qu’on a au fond de soi, quand on perçoit l’écho d’un mot qui se mélange à une pensée qu’on ne peut pas exprimer. Il paraît qu’Einstein adorait les histoires juives. Un de ses collègues, Abraham Pais, disait à propos de lui : “Ce que j’aimerais le plus au monde, ce serait un enregistrement qui aurait capturé le rire d’Einstein quand il entendait une bonne histoire juive, il riait, et son rire ressemblait à l’aboiement d’un phoque rassasié. C’était un son vraiment très étrange.” Quand Bruno a été invité à l’émission d’Augustin Trapenard, qui a une rubrique “conseil culture”, il a conseillé Einstein. Parce qu’Einstein a fait ses découvertes en rêvant, a-t-il dit.
Sur scène, Bruno ne rêve pas. Il ne plaisante pas et il ne ment pas. Il entre sur le plateau, concentré, il contrôle sa démarche, intérieurement il danse déjà avec le micro, ceux qui ont dit qu’il s’appuyait dessus pour ne pas tomber n’ont jamais dansé avec un objet. On peut danser avec un fer à repasser, ma mère le faisait, ou avec un porte-manteau, Fred Astaire l’a fait. Lui, il enlace le micro, et il l’emmène avec lui sur le côté, pour se décentrer. Il ne joue pas les maîtres au milieu du plateau, les chefs d’orchestre, il va jusqu’au bout du risque d’être une personne seule sur une scène, comme s’il nous disait “je ne suis pas qui je suis”, “je ne suis pas là où je suis”, “ce micro n’est pas qui il est”, “l’identité n’existe pas”. Chez Bruno, il n’y a pas de communauté : “Mon père est né là-bas, ma mère est née là-bas, moi je suis né ici”, il chante ça, ce n’est pas un drame. Sa voix est poivrée, et en même temps sucrée. De temps en temps, pour que l’histoire cesse de n’appartenir qu’à lui, pour que l’identité se dissolve bien, comme un comprimé dans un verre d’eau, il laisse le public, qui connaît les paroles de la première à la dernière ligne, chanter le couplet en leader, et lui, en soutien, fait les backs du public, moins fort, pour que les gens soient au-dessus de lui. Voir Bruno sur scène, c’est voir quelqu’un de seul, et sentir qu’on l’est aussi. Bruno ne s’installe pas au milieu du faisceau de lumière, il cherche l’ombre, c’est un réflexe qui n’est ni rock, ni rap, ni même “varièt”. C’est un réflexe de solitaire. C’est un réflexe d’auteur. C’est personnel. Puis, il s’avance, se plante à l’avant-scène, il se penche vers nous et il chante : “La ville s’emballe mais je reste seul… Moi dans la vie je reste seul, indépendant… Je m’étais marié avec le public… Je voulais chanter des problèmes politiques… Aider la vie avec ma musique… Hey boy, t’es tellement seul ce soir… Hey boy, tu peux compter sur moi… Hey boy, tellement seul ce soir… Je me sens seul… Personne à aimer ni à appeler… J’ai juste besoin d’une feuille de papier et d’un crayon…” Et, plus loin : “Le rap hardcore m’impressionne pas.”
“Ce à quoi vous aspirez, c’est à un maître. Vous l’aurez.” Lacan
A un moment, on criait “Bru-no-Bru-no”, il était côté jardin, il revenait de la fosse, il a dit : “Ah non, j’ai honte, moi ce que je voudrais entendre c’est ‘Paris Paris’…” Il est descendu dans la fosse plusieurs fois. Dans les coulisses il y a un couloir, et après il y a des portes qui mènent à la fosse. Il demandait à la sécurité de les lui ouvrir, et il entrait dans la foule. Il chantait en marchant au milieu des gens, compressé, avant de remonter. En 1969, dans la foulée de Mai 68, à Vincennes aux étudiants qui rêvaient de révolution, Lacan a dit : “Ce à quoi vous aspirez, c’est à un maître. Vous l’aurez.” En général, les concerts sacrifient à cette fascination-là, la fascination du maître. Bruno essaie de mettre en scène la possibilité d’y échapper, son contournement. Il évite la lumière, il descend dans la fosse, il longe les rideaux latéraux, puis il se remet au centre : “Je me sens seul.” Car une personne n’est pas une marchandise, un homme n’est pas la propriété d’une communauté, un micro n’est pas seulement un micro, il n’est pas “starr”, il est docteur, non diplômé. Il n’est pas “maître”, mais “Gynéco”. Du grec “gyné”, qui veut dire femme.
Fin mai à l’Olympia, sans connaître le mot, Bruno reprenait le flambeau du déceptif pour essayer de le passer dans la fosse. Est-ce que c’est possible ? Est-ce qu’il a le droit ? Est-ce que c’est fini ? Est-ce que c’était réservé à Jérôme Bel ? Est-ce qu’un artiste populaire peut apporter en bas ce qu’on a vu en haut ? Est-ce qu’il a le droit de vouloir le faire ? Est-ce qu’il a le droit de vouloir ? Bruno marchait sur scène. Il était seul, on avait peur pour lui, on avait peur pour nous, entre nous il y avait ses chansons, on les chantait avec lui, on était heureux, et démunis. Personne n’était “starr”, personne n’était diplômé, personne n’était “maître”. On allait pouvoir en finir avec la vision commerciale de l’homme noir sur scène qui, tel le clown Chocolat, doit amuser la galerie, pousser la voix, sinon il s’expose à recevoir les coups de pied au cul du clown Footit. Tel Omar Sy, pour les besoins du film, qui reçoit les coups de pied au cul du petit-fils de Charlie Chaplin. Est-ce qu’une autre vision est possible ? Ou n’y a-t-il qu’une alternative ? Un seul choix ? Rejouer les coups de pied au cul qu’on a reçus, ou inverser la situation en les administrant aux puissants. Comme dans Intouchables, “Pas de bras pas de chocolat”, où le problème est pris à l’envers. Il n’y a aucun changement de problématique. Ce serait trop “déceptif”.Vers le milieu des années 1990, dans le vocabulaire des critiques d’art et de danse contemporaine, un mot décrivait ce qui se passait sur les scènes de l’avant-garde. Ce mot c’était : “déceptif”. On ne l’entend plus aujourd’hui. Un spectacle “déceptif”, ce n’était pas un spectacle décevant. Au contraire. C’était un spectacle qui affrontait la déception possible du public et qui allait au devant d’elle. En essayant de détacher la scène des obligations du spectaculaire et de remettre en cause l’idée même de virtuosité. L’art déceptif des années 1990 ne voulait pas nous donner ce qu’on attendait. On était déçus. Les danseurs marchaient. Les danseuses de l’Opéra racontaient l’évolution de leur vie, du statut de “rat” à celui de “sujet”. Les éclairagistes, au lieu de mettre des projecteurs, posaient une lampe sur le plateau comme sur le plancher d’un appartement. Les gestes étaient le moins gratuits, le moins emphatiques possible. On a renoncé à ça aujourd’hui. Personne ne se moque plus de Céline Dion, veuve, diva incontestée, Xavier Dolan a fait une chanson pour elle, qu’elle a refusée qui plus est. Tout le monde admire sa voix, son… professionnalisme, et tout le monde croit qu’“il suffisait d’aimer”. Déceptif, c’était le contraire de ça. C’était le retrait plutôt que l’avancée. Le creux plutôt que le muscle bandé. La solitude plutôt que la communauté.
Je levais la main parce que j’aimais ce son
Sandrine Bonnaire elle-même, à propos du chanteur Corneille sur le plateau d’On n’est pas couché, a dit en le regardant avec un grand sourire : “Il est beau, je le trouve beau.” On ne fait jamais ça avec un chanteur blanc, ou avec un acteur blanc. Miles Davis tournait le dos au public, je l’ai vu en concert il y a des années à Nice, il avait un blouson en satin bleu. Est-ce qu’il était beau, est-ce qu’il n’était pas beau ? On était bien obligés d’avoir une vision non commerciale de sa personne. Les gens étaient exaspérés.
Quand le concert de Bruno s’est terminé, il y avait quelques groupes, de mecs, isolés, qui sifflaient. Tout le reste, c’étaient des mains levées, qui reprenaient avec lui, et Papillon, celui qui fait les backs : “Lève la main si tu aimes ce son…” Les gens chantaient les rappels. Les mains étaient levées. On avait envie de pleurer. J’avais envie de pleurer. L’amie qui m’accompagnait a dit : “Je n’ai jamais vu un concert comme celui-là.” C’était la fin. Je levais la main parce que j’aimais ce son. Bruno n’était pas un chanteur comme les autres, et pas un homme comme les autres, ça se voyait. Il y avait d’autres façons d’être un homme, d’autres façons d’être une femme, d’autres façons d’être seul, et d’autres façons d’être sur scène.
Est-ce qu’un artiste populaire qui ne marche pas droit ne peut être que soûl ?
Le lendemain, une série de tweets essayaient d’effacer la veille, les nuances, la délicatesse, la déceptivité, la liberté des rapports, Bruno, sa façon d’apparaître, de disparaître, d’absorber la lumière. Il était soi-disant défoncé. La preuve, il ne tenait pas son micro devant lui. Un type disait même qu’il aurait mieux fait de donner 40 euros à un SDF. Un autre que ce n’était pas lui qui chantait. Ç’avait été écrit en 140 signes par Patou, Lololastico, Anonymous, un moustachu qui s’appelait Marvin, Ronnie, Guillaume qui avait une grosse moustache et qui félicitait le pied de micro pour avoir tenu Bruno. Est-ce qu’un artiste populaire qui ne marche pas droit ne peut être que soûl ? Est-ce que marcher sur scène comme dans sa chambre, danser avec son micro, descendre dans la fosse comme dans la rue, partager les textes dont on est l’auteur plutôt que d’ouvrir un large bec comme le corbeau flatté par le renard est admissible ? Est-ce que le fait qu’il dise que le rap est sur une pente politique dangereuse est un problème ? Est-ce que le fait qu’il n’ait pas soutenu Dieudonné à la différence de Rohff et de la plupart des autres rappeurs est un problème ? Le fait qu’il ait défilé pour Ilan Halimi ? Le fait qu’il ne conseille pas de casser du flic ? Le fait qu’il n’aille pas à Nuit debout faire de grands gestes ? Le fait que, au lieu de donner des coups de pied au cul des puissants, il éclate de rire ? Et qu’il cherche l’ombre sur la scène ?
A 20 ans, Bruno se mettait à la fenêtre de sa chambre. Il habitait porte de la Chapelle, dans la tour Samsung, il regardait les voitures qui roulaient sur le boulevard Ney, et qui s’éloignaient de la périphérie pour rejoindre le centre. La pochette de son premier album n’était pas une image de l’Arc de triomphe ni de l’Obélisque, mais de l’intérieur de sa chambre. On le voyait, lui, grand, la tête un peu penchée sur le côté, dans cette pièce de la rue de la Chapelle. Les critiques étaient convaincus que c’était une reconstitution de chambre, que ce n’était pas la sienne. Pour eux, ça ne pouvait être que faux, joué, trafiqué. Ça ne pouvait être que manipulation. Le vrai ne pouvait qu’être faux. Comme Sheila, qui était un homme, son enfant qui n’était pas son enfant, puisqu’elle n’avait pas d’utérus elle n’avait pas pu accoucher, sur les disques ce n’était évidemment pas elle qui chantait, puisqu’à la télé elle chantait en play-back, elle était incapable de faire des concerts, elle était déprimée, droguée aux médicaments, elle prenait des hormones, et les hormones ça déprimait. C’était absolument logique. Une gamine avec des couettes, fille de commerçants qui font les marchés, ne pouvait pas, dans les années 1960, être populaire comme l’était Sheila. Puisque la personne, pour eux, ça n’existe pas. Une fille de commerçants, toute seule sur scène, qui chantait que l’école était finie, ça ne pouvait être qu’un complot. Elle n’était rien, elle n’était qu’une droguée, un homme-femme trafiqué par un gynéco.
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