Le génial et élégant Diplo est l’un des producteurs et performers les plus en vue, les plus en verve, les plus inventifs du monde : il est notamment derrière le récent album de Major Lazer, et s’explique longuement dans une rare interview.
Tu pourrais te contenter de récupérer les modes déjà lancées par d’autres ou de vendre tes idées au lieu de les tester toi-même et de parfois t’en faire dépouiller.
Mais je ne me sentirais pas bien. J’aime l’idée d’avoir un certain courage pour mixer certaines musiques entre elles. Parfois, des tentatives ne fonctionnent pas, comme lancer un groupe de rock sur notre label par exemple, mais j’adore pouvoir tout essayer et je n’ai pas peur de tout essayer. Les gens qui nous suivent le savent. Je ne crois pas avoir perdu de fan parce que j’avais essayé un truc qui n’était finalement pas une bonne idée ou qu’on dira un jour que Diplo s’est cassé la gueule en tentant un truc compltement fou qui n’a pas marché (rires). Je pourrais sûrement gagner plus d’argent en me faisant payer pour mes idées, mais que les majors aillent se faire foutre ! Je suis bien content de faire ce que je fais. Mad Decent, c’est notre gosse, quelque chose qui est basé sur notre créativité, nos idées. Je ne me suis jamais fait un centimes avec notre label. Tout l’argent qu’on a gagné avec Harlem Shake par exemple a été réinjecté dans le label, il n’est pas arrivé dans ma poche. Il a servi à organiser de nouvelles soirées, mettre en place de nouvelles idées.
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Tu n’as pas un peu l’impression de vivre dans un parc d’attraction géant avec Mad Decent ?
Un peu. Mais ce serait un vieux parc d’attraction que les propriétaires auraient abandonné, comme l’industrie de la musique actuelle. Il y a de la poussière partout, des plantes grimpantes sur les meubles et mes potes et moi, on essaie de reconstruire tout ça. Les majors, Interscope et tous ces connards ne savent pas combien de temps ils vont survivre en plus. Chaque jour, un nouveau type se fait virer, et (il prend une voix très grave de film catastrophe) un jour, il ne restera plus personne (rires). J’ai hâte.
Tout ce que tu fais semble être une histoire de potes, mais Diplo est aussi une histoire de femmes : M.I.A, Santigold, Azealia Banks, que tu as toutes produites et qui t’ont fait connaître, même si ça ne s’est pas terminé comme prévu avec Azealia…
J’adore Azealia. Je refuse de me battre avec elle sur Internet même si c’est ce qu’elle veut. Je crois qu’on est de nouveau potes maintenant. Je l’ai découvert à 16 ans, sur MySpace. Je lui ai envoyé un message pour lui proposer de faire de la musique avec moi et c’est ce qu’elle a fait : elle est venue à Philadelphie me rejoindre. Et puis elle a signé sur XL Recordings, s’est barré, est revenue vers moi, puis a de nouveau signé avec une maison de disques, une major cette fois-ci… Son histoire est dingue et elle a un talent incroyable. Je vais garder un oeil sur elle quoi qu’il se passe. En tous cas, oui, les filles ont joué un grand rôle dans ma vie de producteur. M.I.A a été la première personne à me payer pour faire de la musique. A l’époque, je ne savais même pas que les labels payaient des gens pour produire la musique d’autres ! C’était une étape très importante pour moi. Elle m’a ouvert les yeux sur tout ce que je pouvais potentiellement faire, même si elle parlait de musique d’une façon très particulière. Elle savait exactement où elle voulait aller, ce qu’elle voulait faire. Elle a ouvert une brèche, surtout en Angleterre. Elle savait ce qui était populaire et elle voyait une autre voie, un chemin que personne n’avait encore pris. La musique anglaise de l’époque ne parlait que de gamins blancs qui n’avaient pas de problème d’argent, et elle voulait parler aux fils et filles d’imigrés qui n’ont pas un rond en poche et voulaient se libérer par la musique, par le punk-rock. C’était renversant et c’est marrant de se dire qu’avec le recul, elle a ouvert la voie à des nanas comme Lily Allen. Ma façon de faire de la musique aujourd’hui vient directement d’elle, de ce qu’elle m’a apporté et montré. Et pour ce qui est de Santigold, j’ai fait une mixtape avec elle en 2008, Top Ranking, et c’est en fait ce que je considère comme les premières démos de Major Lazer avant même que le groupe n’existe : du punk-rock mélangé à du reggae. C’était un prototype de ce qu’est devenu Major Lazer. C’est drôle parce que M.I.A et Santigold s’engueulent souvent parce qu’elles se ressemblent beaucoup, ont la même attitude vis-à-vis de l’industrie de la musique et la musique en général. Je les adore toutes les deux.
Est-ce que tu vois la recherche de nouveaux sons et de nouvelles personnes avec qui collaborer comme une quête sans fin ?
Absolument. C’est l’histoire de la musique : c’est comme ça que le rock et tant d’autres genres sont nés, parce que des types s’obstinaient à vouloir faire quelque chose de différent, trouver une nouvelle manière de faire sonner leur instrument. La technologie est plus facile d’accès aujourd’hui, donc l’évolution est très rapide maintenant. Tu vois qui est Ray Kurzweil (informaticien américain qui a notamment travaillé sur les synthétiseurs électroniques et la reconnaissance vocale, ndlr) ? Tout son travail autour des synthétiseurs a changé la donne, même si ce n’était pas son but initial. La technologie évolue encore plus vite que les genres musicaux ou que le public maintenant, mais je crois que ça va changer, qu’on va rattraper le retard. Regarde Harlem Shake : c’est devenu un phénomène international en quelques semaines, ça a créé un nouveau public, un nouveau genre à une rapidité hallucinante. Ça rejoint les idées de Kurzweil sur la productivité liée à la technologie. Mon dieu, mon analogie est très alambiquée (rires).
Est-ce que c’est une des raisons pour lequelles tu dis qu’il faut toujours se tourner vers les jeunes, parce qu’ils s’adaptent plus vite aux nouveaux sons ?
Je suis pote depuis des années avec ce DJ, Steve Aoki. Je n’aime pas particulièrement sa musique. Pour beaucoup de DJ, ce mec est une blague, personne n’aime ce qu’il fait en Europe. Mais il a continué à y jouer, il s’est acharné, il a fait des plus petits shows, des DJ set pour des publics underage sans se préoccuper de ce que les autres pensaient. Aujourd’hui, il cartonne auprès des gamins et joue devant 15 000 personnes en Espagne ou je ne sais où. J’ai beau détester sa musique, c’est lui le vainqueur de l’histoire (rires). Il ne faut jamais sous-estimer les gosses. Ils se fichent pas mal de ce qu’ils doivent écouter, de ce qui est cool. Ils aiment ce qu’ils aiment.
Parce que le but de tout ça pour eux, c’est quand même de s’amuser avant tout non ?
Heureusement. Il y a un moment de ta vie où tu te préoccupes de ce que les autres pensent, de ton image. Quand tu es plus jeune, tu t’en fiches. Quand mon fils de 3 ans écoute une chanson qui lui plaît, il danse comme un fou. C’est fascinant.
Est-ce que ce que tu fais est une manière de ne pas grandir pour toi ?
C’est comme si j’avais été cryogénisé à mes 16 ans et que j’étais resté le même depuis (rires). Pourtant, jusqu’à 24 ans, je ne faisais pas du tout ça. Aujourd’hui, les DJ commencent très tôt, à l’adolescence – regarde Madeon, on dirait qu’il a 13 ans et il joue déjà à Las Vegas ! Quand j’avais 20 ans, c’était impossible d’envisager ça. Pour être producteur ou DJ, il fallait être plus vieux que ça, ou si tu voulais faire ça plus jeune, le mieux que tu pouvais espérer, c’était de jouer dans ta ville toutes les semaines. C’est pour ça que j’ai commencé tard, et qu’avant ça, j’ai eu un job normal, une vie normale. Ce n’est qu’après que je me suis dit que j’allais essayer de vivre de ma musique, et quand j’ai commencé, je n’étais plus tout à fait un gosse. Je pense que pour faire de la musique, il faut garder un certain sens de l’imagination intacte, mais dans l’ensemble, je me sens quand même adulte parce que je suis passé par les étapes normales de la vie. Aujourd’hui, un DJ peut devenir populaire en quelques semaines, mais ça dure rarement, il faut faire attention. J’ai de la chance parce que j’ai construit ce que je fais autour de moi, pas d’un son ou d’une mode. C’est ce que font les mecs que j’ai signé sur Mad Decent comme Dillon. Ils savent que leur nom est plus important que le genre de musique qu’ils font. C’est grâce à cela qu’ils pourront aller dans n’importe quelle direction ensuite, et que ça ne s’arrêtera pas pour autant pour eux.
Tu te vois arrêter la musique un jour ?
Non. Ou peut-être que j’arrêterai à un moment donné parce que je ne veux pas être un vieux DJ de 50 ans. Peut-être que ce sera le cas ceci dit, qui sait (rires) ? Faire de la musique et être populaire est très addictif, mais je sais aussi que je ne peux pas compter là-dessus. Je me suis toujours dit que si tout ça s’arrêtait, je ne le vivrais pas si mal que ça parce que j’ai plein d’idées tout le temps. Si je devais devenir éboueur, je serai le plus dingue des éboueurs du monde, je ferai tout pour révolutionner l’art de ramasser les poubelles (rires) !
Tu crois qu’il ressemblera à quoi, Diplo, 50 ans ?
Cheveux gris, plutôt beau gosse (rires). Avec un peu de chance, j’aurai une… mmh, non, toutes les femmes de ma vie me détestent. Je me suis rendu compte de ça récemment : toutes les femmes que j’ai eu dans ma vie, d’un point de vue personnel ou professionnel en sont venues à me détester à un moment donné. Là, j’ai une chouette petite amie et un fils génial. J’essaie de devenir quelqu’un de meilleur.
Tu iras aux concerts de ton fils s’il se met à faire de la musique ?
Évidemment ! J’espère qu’il va faire de la musique. Je ne suis pas sûr qu’il veuille en faire… Il n’a que 3 ans ceci dit. Pour l’instant, il se contente de courir en rond. Il est encore plus bizarre que moi quand j’y pense. Il dit des choses tellement étranges.
Tu te vois comme quelqu’un de bizarre ?
Oui, mais mon fils, c’est un autre niveau. Et puis comme il est très jeune, c’est totalement spontané chez lui.
Tu penses pouvoir garder ta curiosité intacte avec les années ?
Oui, même si elle n’est pas extensible. Je ne crois pas être obsessionnel du nouveau, ni du défrichage. Je suis simplement fasciné par la façon dont la musique évolue, c’est là qu’est ma curiosité. J’adore aller en Colombie et rencontrer des mecs qui font de la cumbia sur des jouets détournés. Voir comment ils détournent la technologie, ne l’utilisent pas correctement pour créer quelque chose de nouveau. C’est pour ça que j’ai été autant fasciné par le funk brésilien. Pas parce que c’était super brésilien, mais parce que c’était le futur pour moi. C’était complètement futuriste d’être là-bas, de voir ces gamins créer de la musique de cette façon, sans argent, avec des moyens technologiques détournés. Aujourd’hui, la musique change très vite, la technologie évolue très vite, les idées des gamins défilent très vite et leur accès à la technologie se facilite tous les jours… Les trois prochaines années vont être dingues, je le sens. On va vivre en dehors des labels, en dehors des modes. Ça va être un retour violent à la créativité. Je crois que le monde qui m’a toujours excité est en train de se mettre en place, c’est génial.
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