Le génial et élégant Diplo est l’un des producteurs et performers les plus en vue, les plus en verve, les plus inventifs du monde : il est notamment derrière le récent album de Major Lazer, et s’explique longuement dans une rare interview.
L’album de Major Lazer est enfin sorti après avoir été repoussé plusieurs fois – c’est un soulagement ?
Oui. Je travaille tout le temps sur de nouveaux morceaux, sans cesse, alors voir cet album enfin sorti, c’est génial, surtout qu’il est prêt depuis plus de huit mois. Je bosse déjà sur la suite.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Quand on voit le nombre de dates que tu fais et le nombre de projets que tu as en même temps, on se demande d’emblée une chose : est-ce que tu te reposes parfois ?
De temps en temps. Hier, j’ai dormi une heure. On aura un day off dimanche aussi je crois.
Je parle de vrai repos, de vacances.
Ah je vois. Non, pas vraiment. J’ai pris des vacances il y a un mois au Mexique pour l’anniversaire de la mère de mon fils. Ça ne m’était pas arrivé depuis trois ans je crois. Je n’ai pas le temps. Il se passe trop de choses, je ne peux pas m’arrêter.
Beaucoup de producteurs ne tiennent pas ce rythme-là pourtant. Tu pourrais te contenter de rester tranquillement assis en studio.
Je le fais aussi. Je suis tout le temps en train de créer de la musique de toute façon, que je sois ou pas en tournée. Je compose dans le bus, partout. Il se passe tant de chose, je ne peux pas rater tout ça. C’est dur de rester à la page, il faut être sur le qui-vive tout le temps, que ce soit pour ma propre musique ou pour celle que je produis pour d’autres. À 7h30 du mat hier, j’ai reçu un coup de fil d’Atlanta pour des trucs que je devais faire pour un groupe. Je leur ai quand même dit d’aller se faire foutre vu l’heure qu’il était (rires).
Tu as 34 ans, tu t’occupes de ton label, Mad Decent, tu as Major Lazer, tes sets sous le nom de Diplo, les productions que tu fais pour d’autres, tu es tout le temps en tournée… Qu’est-ce que Diplo, 15 ans, penserait de tout ça ?
Oh putain… Quand j’étais ado, je savais que je voulais voyager, explorer. J’étais complètement obsédé par tout ce qui touche à la culture. Je voulais travailler pour National Geographic, être une sorte d’Indiana Jones de la culture actuelle. Je voulais voyager et apprendre de nouvelles choses. Je ne pensais certainement pas pouvoir faire tout ça un jour. Je ne sais toujours pas comment j’en suis arrivé là d’ailleurs. Je me sens très chanceux. Diplo, 15 ans, ne comprenait rien à rien de toute façon. Je ne sais même plus où je vivais à l’époque… Je crois que j’étais encore en Floride. Je surfais beaucoup et je fumais des joints.
À défaut de savoir exactement ce que tu voulais faire de ta vie, tu savais déjà ce que tu ne voulais pas faire à cette époque ?
Je ne voulais pas devenir comme mes parents. C’est le cas de tous les gamins de 15 ans non ? La vie est assez simple dans la ville où j’ai grandi en Floride. Je ne voulais pas me retrouver coincé là-bas, grandir, trouver un job et construire une maison. C’est ce que toute ma famille a fait. Je voulais m’échapper de tout ça. Tu as vu le film Springbreakers ? C’est exactement comme ça chez moi. C’était impossible de rester.
C’est pour ça que tu es toujours en tournée, toujours loin de chez toi ?
Oh non, j’adore la Floride maintenant. J’ai même appelé mon premier album comme ça. J’y retourne de temps en temps, surtout à Miami. C’est un endroit tellement dingue. On y joue très souvent avec Major Lazer. Ça doit être la seconde ville où on a le plus de fan aux Etats-Unis. Tout est tellement mélangé là-bas : il y a des fans de reggae, des fans d’électro qui vont en rave… Tout le monde écoute le genre de musique qu’on fait avec Major Lazer en ce moment en Floride. Dans le sud de l’état, il y a deux places fortes : Daytona Beach où tous les étudiants viennent faire leur Springbreak – c’est l’endroit d’où je viens et où j’ai vécu pendant un moment –, et Fort Lauderdale, où j’ai vécu ensuite. Fort Lauderdale est un des lieux les plus incroyables que j’ai vu de ma vie maintenant que j’y repense. C’est un tel mélange de gamins white trash, de fans de heavy metal, d’émigrés cubains, d’Asiatiques, de gosses des Caraïbes, de Juifs… Tout le monde vit dans le même quartier, et je ne crois pas avoir revu ça en grandissant ensuite. Je suis allé à tellement de bar mitzvah ado, tellement de fêtes asiatiques, de fêtes dance hall…
Tu crois que c’est de là que te vient ta curiosité, ton envie d’explorer, d’apprendre des autres cultures ?
Bien sûr. Quand on vivait là-bas, je passais mon temps à explorer les moindres recoins de la ville. On n’avait pas de voiture, alors je prenais le bus avec mon surf sous le bras et j’allais me promener, explorer tout ce que je pouvais. Même dans ma petite ville, je voulais tout connaître.
Tu es très loin du cliché de l’Américain qui n’est jamais sorti de son pays, voire de son état.
Ce n’est pas un cliché. La plupart des Américains n’ont pas de passeport. Ils ne veulent pas voyager, ils s’en fichent. C’est dingue parce que c’est exactement pour ça que notre pays est dans cet état-là : parce que les gens n’en sortent pas, ne veulent pas explorer, vivre une autre expérience. Tout le monde se plaint aux Etats-Unis, mais c’est aussi parce qu’ils n’ont aucune idée de ce qui se passe à l’extérieur. Si des gens comme mes parents ou leurs amis étaient allés voir le monde, ils ne se plaindraient pas autant.
Tu te sens américain ?
Complètement, à 100%. Il y a plein de gens comme moi aussi. Et puis il faut évidemment voir une chose : j’ai de l’argent, je peux voyager. Il y a tellement de gens en dessous du seuil de pauvreté aux Etats-Unis en ce moment, même si ce n’est pas forcément la même pauvreté qu’au Brésil. Le pays ne va vraiment pas bien.
Tu partages beaucoup de points communs avec les Black Lips : vous venez tous du Sud des Etats-Unis, vous parlez tous d’une envie de s’échapper, vous voyagez tous énormément…
J’adore ces mecs. J’ai rencontré ma copine, la mère de mon fils, grâce à eux. J’ai toujours été fan de leur musique, depuis le premier album. Elle représente la jeunesse n’importe où dans le monde : n’importe quel gamin peut s’y identifier, s’y connecter.
Tu te souviens le premier son ou de la première chanson qui t’a touché plus jeune ?
Non. C’est une question qu’on me pose souvent, et je ne sais jamais quoi répondre. Je me rappelle très bien du premier album que j’ai acheté ou qu’on m’a donné, mais ce n’était pas vraiment un truc cool.
C’était quoi ?
The Loco-Motion de Kylie Minogue. Pas franchement excitant. Je me rappelle d’un disque r’n’b que j’écoutais beaucoup gamin, If I Ever Fall In Love de Shai. Mes parents m’avaient envoyé dans une maison de redressement où il y avait beaucoup de gamins black qui écoutaient ça tout le temps. J’ai l’odeur du cirage que les mecs mettaient sur leurs chaussures dans le dortoir qui me revient quand je l’écoute maintenant, comme si mon cerveau avait gardé en mémoire cette odeur et l’avait associé à vie à ce disque. Il faut que je trouve une meilleure réponse pour la prochaine fois qu’on me pose cette question… Qu’est-ce que les gens veulent comme réponse ? Une histoire complètement dingue ? C’est chiant parce que ma famille n’écoutait que des disques de musique chrétienne, des trucs très basiques. Aujourd’hui, la musique chrétienne est bien plus développée qu’à l’époque : ma mère adore la country chrétienne, le rock chrétien. Il y a même du rap chrétien maintenant. On entend ça partout aux Etats-Unis en ce moment. Quand j’étais plus jeune, il y avait ce groupe, DC Talk, des sortes de Backstreet Boys qui rappaient des paroles chrétiennes. C’était trois gars, deux blancs et un black. Ma soeur les adorait. Elle était même allée au concert.
Tu disais que tes parents t’avaient envoyé en maison de redressement. Dans ta musique aujourd’hui, on sent que tu n’aimes pas beaucoup les règles…
Pas vraiment en effet. Je déteste les régles débiles qui veulent par exemple que l’on soit mainstream ou underground, pas les deux. Les types qui ont le plus cassé cette barrière, ce sont les Neptunes et Timbaland. En tant que fan de hip-hop, ce que j’aimais le plus avant, c’était le hip-hop underground, et puis sont arrivés les Neptunes et Timbaland et toutes ces règles ont volé en éclat. J’ai oublié cette obsession de l’underground parce que leurs productions étaient tout simplement le meilleur truc que j’avais entendu de toute ma vie. Les gens avec qui je trainais à l’époque les détestaient parce qu’ils n’étaient pas underground justement. Ils représentaient quelque chose de plus commercial. Mais est-ce que mes potes s’étaient vraiment préoccupés de la musique elle-même ? Non. Ils les détestaient pour ce qu’ils représentaient, pas pour la façon dont ils sonnaient. C’était une drôle de façon d’ignorer leur musique je trouve. C’est à ce moment-là que j’ai abandonné l’idée que la musique doit représenter quelque chose, avoir une appartenance. On me pose plein de questions sur David Guetta quand je suis en France, parce que je viens, comme lui, d’un milieu plus underground. Les gens le détestent parce qu’il est très commercial aujourd’hui – j’ai écouté certains de ses titres hier et bon, c’est vrai que ce n’est pas terrible et assez daté –, mais il a quand même fait quelques trucs pas mal il y a quelques années, dont notamment ce disque instrumental Jack Is Back. Je pense qu’on peut apprécier n’importe quelle musique à partir du moment où l’on se détache de cette règle qui veut que l’on sépare mainstream et underground. J’ai trouvé le dernier album de Rihanna génial par exemple. Je ne pensais pas que j’allais l’aimer. Les mecs de Roc Nation sont assez doué pour copier des sons en général, mais ils le font de manière plutôt cool. J’adore aussi Macklemore, qui est très commercial, mais fait aussi des trucs underground, parle du mariage homo dans ses chansons qui sont diffusées sur les ondes des plus grandes radios américaines. Les radios ne veulent pas passer ce genre de trucs, mais il est tellement populaire qu’ils sont bien obligés. C’est quelqu’un qui, grâce à sa popularité, peut briser beaucoup de tabous, même si ce n’est pas son but premier. Bref, je m’égare. Je crois qu’il ne faut pas prendre en compte ce que la musique représente, ne jamais juger un artiste selon son public. Les gens qui n’aiment pas Rihanna par principe la déteste en fait parce qu’ils ne voient que son public, des gamines de 15 ans en minishorts qui n’ont soit disant aucune idée de ce qu’est la vraie musique.
Tu crois que participe à briser ce principe ?
Je ne crois pas. Tout le monde se fiche de ce que je fais (rires). Mais pour en revenir à cette séparation mainstream/underground, je raconte souvent cette histoire marrante avec Flux Pavilion. Il a été samplé par Jay-Z et Kanye West sur un titre de Watch The Throne alors qu’il ne savait même pas qui ils étaient ! On était en train de manger tous les deux un jour et il me dit « tu connais un mec qui s’appelle Jay-Z ? Il veut me sampler sur une de ses chansons mais je ne sais pas qui il est et si ça va plaire à mes fans. » Je lui ai répondu « putain mais de quoi tu parles ? Un, tu ne sais pas qui est Jay-Z, ça craint, et deux, on s’en fout de tes fans, c’est le meilleur truc qui pouvait t’arriver de toute ta vie ! » Je me rappelle qu’après, on a eu une conversation sur le fait que j’avais bossé avec Justin Bieber. Il ne comprenait pas que j’ai pu faire une chose pareille, même si je venais lui expliquer que c’était juste une session en studio. Il me disait « si je faisais ça, mes fans me vireraient de Facebook« . Voilà le genre de trucs auxquels il pensait, alors que moi, je pense qu’il faut s’en foutre. C’est ta musique et tu en fais ce que tu en veux.
Cette liberté-là, c’est aussi Internet qui l’a créée en abolissant les frontières entre les genres musicaux.
Je vois Major Lazer comme une conséquence de ce processus qui a connecté toute la musique du monde. Avant, si tu voulais te mettre à jouer du metal, tu devais suivre plusieurs rites de passages, rencontrer les bonnes personnes, acheter les bons magazines. Aujourd’hui, il y a Youtube : en une seconde, tu peux écouter un titre de metal, puis écouter un morceau de rap que tu vas aussi aimer, puis un truc d’eurodance genre Gangnam Style. Tout se passe tellement vite, mais ça n’empêche pas aux gens d’absorber quelques miettes de chaque titre qu’ils ont écouté. On a la musique sur demande maintenant. Je me rappelle de l’époque où j’attendais que l’émission Rap City passe chaque semaine sur MTV pour pouvoir regarder des clips de rap ou quand j’allais chez le disquaire de mon quartier pour acheter les disques qui s’y trouvait – et seulement ceux-là puisque je n’avais pas accès à d’autres. C’est comme ces gamins dans les quartiers pourris de certaines villes américaines qui ne connaissent que la bouffe de la boutique du coin : il mange des frites et boivent des soda ultra-sucrés parce qu’ils n’ont pas de voiture pour aller dans un quartier plus sympa pour manger un truc meilleur. C’est exactement ce qu’il s’est passé en musique : tout le monde a accès à tout maintenant et c’est ce qui m’a permis de faire la musique que je fais aujourd’hui. Je n’aurais jamais eu l’idée d’aller au Brésil et surtout dans les favelas si je n’avais pas lu plein de choses là-dessus sur Internet.
{"type":"Banniere-Basse"}