Avec « Imany », son premier album, Dinos affirme et sublime les promesses qui illuminaient ses précédents EPs. Entre changements de label et ajustements minutieux, le rappeur de la Courneuve a pris son temps. Interview.
Si Dinos s’est parfois noyé dans un océan de références et de punchlines alambiquées lors de ses deux premières ébauches, il laisse respirer et vivre sa musique dans son nouvel album, Imany. S’en émane une musicalité espacée, élevée, mouvante mais toujours cohérente (façonnée notamment par Twenty9, BBP, Richie Beats ou Iksma).
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Au travers de 17 morceaux sophistiqués mais épurés, le rappeur donne libre cours à sa créativité. Ses rêves et ses cauchemars, ses succès et ses échecs, ses désirs et ses peurs, Dinos rappe à cœur ouvert. Son exercice de style prend tout son sens quand il exhume chez ceux qui l’écoutent des émotions enfouies. Une exploration à laquelle participent Joke sur le métallique Beuh et Liqueurs et Youssoupha sur l’enragé Bloody Mary.
À l’heure où le rap évolue toujours plus vite, tu as décidé de te mettre en retrait pour préparer ce premier album. Tu n’as pas eu peur d’être oublié ?
Dinos – À aucun moment je me suis posé cette question. Je faisais juste la musique que j’aime, et mon but premier est de procurer des émotions. Si la musique est bonne, elle touchera forcément un plus grand nombre de personnes. Je me suis dit beaucoup de choses pendant cette période où je ne sortais rien, mais cette notion d’oubli ne m’a jamais traversé l’esprit.
Cette période de transition était nécessaire pour t’épanouir artistiquement ?
Ouais ça l’était. Cette période m’a permis de prendre le temps et a laissé le temps à ma musique de mûrir. Pendant que je murissais humainement, ma musique mûrissait également.
Concrètement, que s’est-il passé durant ces trois années ?
J’ai travaillé surtout, j’ai voyagé, j’ai passé beaucoup de temps avec la famille, les amis.
Après Apparences, tu n’as pas eu envie de continuer sur ta lancée ?
Si, j’ai eu envie après Apparences. Normalement on devait faire un autre EP, mais finalement on s’est dit qu’on allait directement préparer l’album. On est parti de Def Jam pour Capitol et arriver là-bas, je me suis dit que mon album ne devait pas sortir chez eux. Il y a une première période de latence, puis une deuxième pour passer de Capitol à Because. Mais durant cette période je travaillais, j’aiguisais ma plume, etc.
Tu n’as pas sorti d’autres projets avant l’album parce que tu te sentais déjà prêt ?
J’avais envie de faire cet album. Sur un EP tu n’as pas le temps de parler de certaines choses. Soit l’EP est compact et cohérent, avec une ligne directrice, soit c’est un peu le bazar. Mais là, j’étais prêt à raconter certaines choses pour faire un album.
Peux-tu revenir sur cette phase : « J’ai de l’amour pour très peu de gens car il ne me reste que très peu de temps » ?
Je ne sais pas à quel moment je vais partir, et je n’ai de l’amour que pour ma famille. Surtout que je suis quelqu’un de taciturne, en fait je suis le plus sociable des insociables.
Cet album est très marqué par la fuite du temps, très souvent tu évoques l’aspect éphémère, temporaire de la vie mais aussi l’impact du temps sur les esprits, les mentalités ou les relations.
Les calculs montrent l’importance du temps, même dans la vie de tous les jours. Et on doit utiliser notre temps à bon escient, on a tous les mêmes 24 heures, donc il faut pouvoir réussir avec ce temps imparti. Même par rapport à mon absence, trois ans c’est long, et les gens ont attendu, tu vois.
Cette approche donne un ton mélancolique, voire triste, à Imany, qui est plutôt sombre…
(Il coupe) Je ne dirais pas sombre, mais… (Il réfléchit) morose (Rires). L’album n’est pas vraiment sombre parce qu’il y a des chansons comme Havana & Malibu, Magenta, Rue Sans Nom ou Donne moi un peu de temps, ce qui donne une ambiance maussade.
D’ailleurs tu reprends le titre du poème de Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, pour un morceau. Sa poésie t’a marqué durant ta jeunesse ?
Ouais sa poésie m’a touché, et j’ai dû l’étudier en première. Mais je ne sais plus comment j’ai trouvé ce titre. Puis, j’avais déjà évoqué Baudelaire dans de précédents morceaux, je dis par exemple dans Mode Avion : “Ah, parfois j’me prends pour Baudelaire / J’crois que dans mon jardin secret se cachent les fleurs du mal”. J’aime bien la littérature en général.
À ce sujet, qu’est-ce qui t’a conduit à faire ce morceau ?
Je n’ai pas de rituel, l’inspiration vient comme ça. Si à tel ou tel moment précis j’ai une émotion précise, il faut que je la retranscrive sur papier et que j’enregistre la chanson ensuite. Je voulais simplement dire certaines choses, et surtout si tu fais bien attention, le morceau est cohérent mais les trois couplets ont une thématique différente : le premier, je parle de moi, ma famille, le deuxième, je parle plus ou moins de la condition des noirs, et le troisième, je parle du quartier et tout ce qui s’en suit. C’est un puzzle de mots et de pensées.
Il n’y a pas eu de faits ou d’éléments qui t’ont poussé à l’écrire ?
Je ne crois pas, surtout que je n’écris pas en fonction de l’actualité. Je l’ai fait une fois : une chanson après les attentats du 13 novembre, mais sinon je ne suis pas dans cette démarche-là.
Il est important pour toi que le rap continue de divulguer un message et d’alerter ses auditeurs ?
Ça va être un peu bateau ce que je vais dire mais “qui peut prétendre faire du rap sans prendre position”. Pour autant, la musique n’est pas seulement revendicatrice, c’est toi et tes messages. Par exemple, j’aime bien Hamza, mais il revendique rien, tu vois. Il n’y a pas de message dans sa musique mais je me sens bien quand je l’écoute. Et puis dans l’album il y a certains morceaux où je revendique moins, mais quand je revendique, je le fais de manière poignante, et c’est peut-être ça qui interpelle les gens.
Au niveau du propos, on retrouve une certaine continuité avec la fin de ton EP Apparences. Malgré une importante transition musicale, il fallait qu’il reste quelques éléments de l’ancien Dinos ?
Il y a de l’ancien Dinos dans Imany, même s’il y en a moins puisque j’ai évolué. Et puis avant c’était Dinos Punchlinovic, le fait d’enlever une partie de mon ancien nom d’artiste montre aussi que j’ai passé un cap.
Quelqu’un de mieux est une suite de Quelqu’un de bien et illustre bien le discours désabusé qui survole tout l’album. Surtout que t’avoues ne pas savoir si tu vas être “quelqu’un de vieux”.
Oui et on revient à la notion de temps, j’ai envie d’être quelqu’un de mieux tout de suite, je ne sais pas si je vais avoir 50 ans un jour, ou même 26. Nakk Mendosa disait très justement “les gens comme moi ne changent pas, ils essayent mais ils meurent avant”. J’ai envie de changer maintenant, pas demain, maintenant, et c’est dur de le faire.
Tu évoques plusieurs fois ta jeunesse en banlieue comme une sorte de prison, où il est difficile de rêver et avoir de l’ambition, une approche qui rappelle que parfois les barreaux psychologiques sont plus solides que ceux d’une cellule.
Ouais, et pour moi il n’y a pas plus solide que des barrières psychologiques. Tu te limites pour rien, alors qu’en tant qu’être humain, tu peux tout faire. Il y a un homme qui a marché sur la lune, je ne sais pas si on s’en rend vraiment compte. Si l’on prend l’exemple des chercheurs en nouvelles technologies, eux n’ont pas de barrières psychologiques. Et aujourd’hui, pour profiter de toute la richesse de la vie, il est inconcevable de se limiter psychologiquement.
Tu dirais que tout est fait en banlieue pour qu’on perde espoir ?
Non, pas du tout. Le gens qui vivent en banlieue et qui perdent espoir sont des trous du cul, pour commencer. Aujourd’hui, on n’a plus d’excuses, au quartier il y a des MJC (ndlr “maison des jeunes et de la culture”), des centres de loisir, des activités sportives et artistiques… Il y a tout pour te permettre de changer. Malgré tout, il y a l’engrenage du quartier, et puis, même si c’est moins le cas aujourd’hui, tes parents peuvent ne pas parler français et t’aider à faire tes devoirs, donc c’est comme si tu commençais la course avec un guidon en moins. Mais aujourd’hui, on a Internet pour combler ces manques. Avec Internet, tu peux faire tes devoirs et même tricher, tu vois. Quand tu ne réussis pas aujourd’hui, tu peux t’en vouloir, et parfois à ton environnement quand il n’est pas propice à ta réussite, mais au final, tout est une question de volonté.
Dans l’album tu dis « On critique les étrangers mais les étrangers font pareil », ce qui m’a fait penser au morceau Constat Amer de Kery James. Comment t’expliques ce manque de solidarité ?
Dans le morceau Fame, qui n’est pas dans l’album, j’avais dit “Je regarde le monde à travers mon téléphone en pensant que je suis mieux que les autres, mais les autres disent la même chose, car chez les autres, ce sont nous les autres”. Tout est résumé là, et ce n’est pas surprenant : chez les autres, t’es juste un étranger. Parfois il y a des cultures tellement opposées que c’est logique qu’il y ait certains conflits. L’humain, selon la zone géographique où il évolue, a créé certaines règles et certaines lois qui font partie des cultures et des mœurs, et certaines ne peuvent cohabiter, c’est aussi simple que ça.
Quelle est la symbolique derrière le titre Rue sans nom ?
J’ai envie d’être seul, donc j’habite dans une rue sans nom, car tu ne peux pas trouver où j’habite. Et je ne veux aucun d’entre vous chez moi, c’est ce que veut dire le titre du morceau.
Sur le morceau Bloody Mary, tu es assez dur avec la société dans laquelle tu vis, tu évoques par exemple la perte de la culture aujourd’hui. Tu as l’impression de ne pas être en phase avec ton temps ?
Ma petite sœur quand elle a écouté Les Pleurs du Mal, elle m’a dit qu’elle ne comprenait pas tout. Moi à son âge quand j’écoutais du Nakk (ndlr Nakk Mendosa), du Disiz, du Arsënik, ou peu importe, j’adorais les morceaux un peu plus compliqués parce qu’ils me permettaient d’élargir ma culture et quand ces rappeurs parlaient de choses que je ne connaissais pas, j’allais chercher, je me cultivais. Aujourd’hui il n’y a plus ça parce que la télé c’est de la branlette, c’est n’importe quoi. Ma petite sœur quand elle rentre de l’école, elle regarde “Les Anges”. Il y a de moins en moins de choses pour enrichir culturellement la jeunesse. Les jeunes se mangent tellement de fioritures tant visuelles que musicales qu’ils ne se rendent plus compte de ce qui est qualitatif ou non. Et quand j’ai fait Les Pleurs du Mal, certains ont crié au génie alors qu’ils oublient qu’avoir une plume, c’est la base, ça devrait être logique de faire ce genre de morceaux.
Musicalement Bloody Mary est assez fou, tu changes ta voix en la poussant vers les aigus ou les graves, comment tu as fait ce morceau ?
Je ne sais pas, j’étais fou ce soir-là. Je suis arrivé au studio et c’est arrivé comme ça. Il y a un coté un peu Pusha T dans cette prod’, donc je voulais être fou.
Cette mélancolie et ce réalisme est amplifié par une musique plus espacée et aérienne. Allier le propos à la musique était une volonté ?
Je trouve que c’est important, et je n’arrive pas à écrire sans instrumentale. Il y a également pas mal de messages dans l’album, et quand tu mets trop d’informations, tu peux perdre l’auditeur. Et je suis un mec qui adore la boucle parfaite, Dr.Dre ou 50 Cent étaient très forts là-dedans. Mes chansons préférées sont des boucles, il n’y a pas de violons ou de tambours qui arrivent subitement.
Du coup, Kanye West, trop compliqué ?
[Rires] Non pas trop compliqué Kanye West, parce que c’est simple en vrai. C’est juste la simplicité dans sa folie, pour moi Kanye est l’un des plus grands artistes du XXIe siècle toutes disciplines confondues. Il est trop fort.
Il y a également un travail précis et important sur la voix, qui est souvent filtrée par l’auto-tune, et finalement tu l’utilises comme un instrument.
La voix c’est le premier instrument de l’Homme de toute façon. Quand tu chantes, tu joues des notes. Il y a même des artistes qui samplent leurs voix. La prod’ de The Ride de Drake est la voix samplée de The Weeknd par exemple.
Sur de nombreux morceaux tu as simplifié ton écriture pour ne retenir que l’essentiel et mettre en avant tes revendications, tes constats, etc.
Quant ton écriture est trop complexe, ça peut très vite devenir rébarbatif. Donc j’ai voulu aller à l’essentiel et marquer de manière sensée mon discours, le surplus ne sert à rien. Je n’ai pas besoin d’être compliqué, et il y a beaucoup moins de punchlines, je préfère faire des citations ou des proverbes, mais je ne suis plus dans le jeu de mots à tout prix.
Est-ce quelque chose que l’on t’a reproché ou ce changement vient de toi ?
Je me suis dit que c’était le moment d’arrêter ces conneries, que c’était le moment d’être plus sensé et de vendre du disque. Tu ne vends pas du disque avec des textes trop compliqués, il faut trouver un juste milieu. Pour toucher un large public, tu dois simplifier tes écrits et souvent c’est aussi plus musical et plus mélodieux.
On retrouve quelques références à la chanson française qui parcourent l’album, ce genre t’a marqué ?
J’écoute beaucoup de musique, et de tout. Je n’ai pas de restrictions musicales, j’écoute si c’est bien fait. Donc c’est normal que je fasse référence à Balavoine, Vianney, Aretha Franklin…
À ce sujet, une bonne partie des médias spécialisés désignent de plus en plus le rap français comme la nouvelle variété française. Qu’en penses-tu ?
Le rap est la musique du peuple, c’est le genre le plus exposé et le plus consommé. Benjamin Biolay a fait un morceau de cloud-rap avec autotune à la PNL, c’est incroyable qu’il ait pu être influencé par PNL. C’est également incroyable que MHD soit convié pour chanter à l’Élysée. Il y a un peu plus de 20 ans, Kenzy disait lors d’une interview que le rock ou la pop n’allaient pas tarder à mourir, mais que le rap ne pouvait pas mourir. Et je suis d’accord, le rap est une musique hybride, qui a été créée à partir d’autres musiques, et qui au final semble immortelle. Cette musique est beaucoup trop forte et vaste pour mourir, surtout qu’elle est la voix de la jeunesse et qu’elle génère beaucoup d’argent.
Le morceau Helsinki reprend la même rythmique que Sing About Me de Kendrick Lamar. Qu’est-ce que cet artiste représente pour toi ?
C’est une inspiration, et à mes yeux, c’est le rappeur de la décennie. Sur chaque projet, il parvient à se renouveler.
Tout au long de l’album il y a ce tiraillement entre le bien et le mal. Comment tu expliques ce manichéisme ?
C’est la dualité entre les deux Dinos : un gentil et un méchant. Je dois avoir un jumeau maléfique… Après ce tiraillement est aussi dû à mes différents mood aussi.
Pour cet album, tu as énormément travaillé ton image, qu’est-ce qui t’a poussé à développer une nouvelle esthétique ?
La musique et l’image vont de pair, et aujourd’hui c’est important d’avoir une imagerie soignée. J’ai fait des études d’arts graphiques, et j’aime beaucoup ce domaine-là. Puis, quand tu vends un produit, il faut le vendre avec un joli packaging.
Pourquoi la com’ a pris autant de place dans le monde de la musique ?
C’est tellement facile de faire de la musique aujourd’hui que pour sortir du lot, il faut soigner son image. Il y a des chansons qui se ressemblent, qui peuvent sortir le même jour, et tu vas fatalement préférer celle avec le meilleur clip.
À travers la cover d’Imany, j’ai l’impression que tu essaies d’élargir ton public. C’est réfléchi ?
Il y a du monde dessus, je ne suis pas seul et on ne l’a pas fait exprès, ce qui rend le symbole encore plus beau. Elle réunit des enfants, des jeunes, et des adultes, et puis même dans le livret de l’album tu retrouves un peu de tout. Sinon en général, je fonctionne à l’instinct, quand je trouve que ça colle bien à ce que je fais, je fonce.
Propos recueillis par Osain Vichi
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