Voulant faire du métier de chanteur un terrain d’exigence, Dick Annegarn et son drôle d’accent ont connu le succès dans les années 70, puis une mise en retrait volontaire, avant de subir une quarantaine professionnelle nous privant d’un élan poétique aussi farouche qu’original aujourd’hui résumé sur Bruxelles…, recueil de ses meilleures chansons. Observateur lucide […]
Voulant faire du métier de chanteur un terrain d’exigence, Dick Annegarn et son drôle d’accent ont connu le succès dans les années 70, puis une mise en retrait volontaire, avant de subir une quarantaine professionnelle nous privant d’un élan poétique aussi farouche qu’original aujourd’hui résumé sur Bruxelles…, recueil de ses meilleures chansons. Observateur lucide de son éternel décalage, il écrira « J’échoue comme une montgolfière/Au bordel amer de ma liberté » : déchirement intime d’un homme toujours tiraillé entre nécessité d’écriture et refus des petits arrangements du spectacle.
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Entre Paris névrose et Bruxelles abruti, Dick Annegarn s’est posé à Wazemmes, faubourg lillois. Dans ce cadre encore préservé des gourmandises immobilières, Dick Annegarn semble bien à l’aise dans sa parka bleu cobalt et ses chaussures de suédine rouge. Il a l’air d’un clown de rue qui dit bonjour à la madame du restaurant vietnamien, achète pour 3 f de cacahuètes non décortiquées à l’épicier arabe au bas de son immeuble, va boire un jus sur le zinc du café d’en face où somnolent, alignées sur les banquettes de skaï rouge, des fragments de familles attendant que les heures s’écoulent, indolores. Il respire la vie de quartier et voyage dans ce petit bout de monde maltraité comme un habitant de l’étoile Sirius. Si éloigné qu’il en devient très proche.
Ce grand blond avec des chaussures rouges fut jadis à l’origine d’un petit séisme un comble pour un enfant de Hollande et de Belgique, contrées « exceptionnelles puisque nul pays n’a jamais atteint leur degré de généreuse banalité ». Ingénu, exalté, il est venu il y a une vingtaine d’années jeter le trouble dans cette vénérable institution qu’est la chanson française, dont l’âge avancé et l’existence bourgeoise fait depuis toujours éternuer de peur au moindre courant d’air. Lui prétend s’être conformé à une tradition voulant que la nouveauté débarque invariablement de l’étranger, de Brel le Belge, Brassens l’Italien, Béart l’Egyptien. Etiqueté « folk » pour avoir fait ses classes dans le circuit des clubs spécialisés, avant de devenir l’otage des MJC, il fera ce que très peu osent et encore moins réussissent hormis Dylan : une révolution dans la révolution.
Ainsi, avec les trois premiers albums aujourd’hui réunis sur le double CD Bruxelles… , les ruptures déferlent, les univers se télescopent, les humeurs les plus antagonistes se heurtent dans une perpétuelle explosion de forces instinctives et sentimentales, sans que l’on puisse y reconnaître pour autant la moindre concession au désordre. Soumises volontairement à une multitude de secousses, ses chansons acquièrent ainsi une existence précise, un élan caractéristique et une bizzarerie irréductible. Elles sont pourtant toujours lisibles et se drapent de mélodies souvent somptueuses. On n’oublie rien du spleen blême d’un après-midi à Coutance, de l’euphorie enfantine fracassée de Mireille, de la suffocante tristesse du Grand dîner, de la fêlure « éclaffelée » de Frizoschénie.
Dompteur de vide, Dick Annegarn semble vouloir saisir la vraie nature des choses et cette quête fiévreuse s’accommode assez mal des petites médiocrités du métier du spectacle. « J’en ai eu marre de communiquer sur la communication, cette espèce de procédé en abyme, discussion à n’en plus finir, autour de rien. » En 1976, il convoque la presse pour une conférence au cours de laquelle il dénonce les pratiques contractuelles des maisons de disques une apostasie que certains ne lui pardonneront pas : cracher dans la soupe est un crime de lèse-showbizness passible de peine de mort artistique. Dès lors, Annegarn va vivre une sorte de répudiation acceptée dont il tirera profit en voyageant, en s’engageant dans des actions de citoyenneté au sein de quartiers difficiles, en enregistrant des disques trop peu ou trop mal diffusés. Le Hollandais n’a rien lâché, n’a pas capitulé et encore moins sombré. On le retrouve préservé par l’épreuve, là où d’autres se sont liquéfiés dans l’abondance. Digne et ignorant l’aigreur.
Dick Annegarn : C’est Pasolini qui dit que notre société se nourrit en permanence de culture adolescente. Le rock’n’roll, le rap sont là pour le prouver. J’ai eu du mal à faire accepter auprès des états-majors des maisons de disques, mais aussi du public, mon refus de rester enfermé dans un trip. Quand, en 1976, j’ai annoncé que je quittais la compétition, je signifiais ma rupture avec le monde des tarés, ceux qui se complaisent dans l’auto-imitation. Je revendiquais le droit à la diversité, le droit de vieillir sans honte. Il y a une sorte de fascisme de la jeunesse. Moi, j’ai pris ma retraite à 25 ans. J’étais devenu le syndrome d’une antimode qui, peu à peu, produisait son propre conformisme. J’étais devenu le gauchiste de service, l’anar de service, l’écolo de service, l’anti-showbiz de service. Je n’ai jamais accepté ça comme étant une ligne esthétique ou une éthique particulière, même si périodiquement je reconnais que ces choses-là ressortent d’une façon ou d’une autre. Renaud, Lavilliers ou Le Forestier ont voulu être les porte-parole d’une génération, moi pas. Entre modestie et grandeur, c’est difficile de négocier sa vie et sa carrière. Il faut avoir l’esprit libre, c’est-à-dire savoir refuser les bravos et, d’un autre côté, savoir refuser la dissidence. L’art dissident, franchement, c’est pénible et ça vieillit très mal. Le seul souci que j’aie est d’écrire des choses qui durent, qui restent dans la mémoire. Je prétends que mes chansons peuvent vivre sans disque et sans radio, sans Polydor, sans Les Inrockuptibles, sans rien sinon la combinaison de quelques notes et de quelques mots. Je crois que j’ai payé le prix mais aujourd’hui j’ai la conscience tranquille, j’ai une vie relativement libre, peut-être pas tranquille, mais libre. Les gens me manifestent un certain respect.
Comment écris-tu ?
Il me faut beaucoup de temps. C’est vrai que l’adolescence est une période assez prolixe. Charles Trenet a écrit six cents chansons. Moi, j’en suis à cent vingt et j’ai mis vingt-cinq ans à les écrire. Et parfois, je suis comme le poète chinois qui met trois ans à coucher trois fois quatre mots. C’est un travail long, difficile, il faut être disponible. On ne peut pas être tout le temps sur la route ou à courir les télés. Quand j’ai quitté la compétition, j’ai tourné le dos à la représentation permanente et à cette condition d’artiste qui t’oblige à être constamment à l’écoute de toi-même, à guetter avec angoisse la moindre lueur d’idée qui pourrait briller au fond de ta tête. C’est un bras de fer permanent avec toi-même. Et puis je manquais de voyage. A 21 ans, je venais à peine de quitter l’école et me retrouvais sur la scène de l’Olympia. C’est pas normal. Si bien que j’ai rapidement souhaité sortir de ces autoroutes allant vers les salles, vers les radios et les télés et pouvoir me rendre compte comment vivent les gens.
A quoi ressemblaient tes toutes premières chansons ?
Elles étaient pour la plupart des exercices de style. Presque des pastiches. Ubu, c’est Elle avait de tout petits petons à l’envers. « Il avait un gros cul et un tout petit zizi… » Maurice Chevalier vu par Annegarn et Jarry. Bruxelles, c’est une rengaine qui colle à une formule dont Brel et Nougaro, entre autres, ont beaucoup tiré profit. A l’époque, je ne voulais pas mettre Bruxelles sur mon premier album je la trouvais ringarde. Je n’avais pas encore trouvé de style et je misais sur des « à la manière de », avec des sujets relativement bateau. A part peut-être L’Institutrice, qui était bien mon institutrice à moi un peu cochonne et un peu stricte en même temps. La Transformation aussi était assez proche de moi. C’est à la fin de ce premier cycle de trois albums que j’ai commencé à faire un art autobiographique, que j’ai aujourd’hui complètement abandonné. J’ai toujours été dans une tradition de poésie populaire et de folk. Folk dans la mesure où tu fais des emprunts ou des ajouts par rapport à une base donnée. Et d’autres viennent et transforment à nouveau la chanson. Je ne demande qu’une chose, c’est que les autres me chantent. D’ailleurs, je n’ai pas besoin de le demander puisque ceux qui ont le mieux diffusé mes chansons sont les enfants fait relativement paradoxal dans la mesure où il s’agit d’un univers assez cruel. Ça, c’est ma fierté.
Quand tu réécoutes ces chansons, quel regard portes-tu sur le Dick Annegarn de cette période ? Qui entends-tu ?
Je retrouve un adolescent un peu cassé. Sinon, au niveau de l’écriture, je trouve ça pas mal. C’est assez simple, assez limpide, pas ankylosé. A l’époque, je trouvais mes chansons plus obscures que maintenant. Avec le recul, je regrette une chose : avoir négligé mon époque. A force de vouloir toucher l’universel, j’ai omis de me consacrer à ce qui m’entourait, les amis, la dope, le gauchisme, si bien que ces chansons-là ne sont pas complètes, il y manque un élément permettant de les dater. Et puis il y a toute une partie de moi-même qui n’apparaît jamais : ma sexualité. Je suis pédé et aucune de ces chansons, ou alors à mots très voilés, n’y fait référence.
Pourquoi te présenter comme « pédé » quand beaucoup choisissent le terme « homo » ou « gay » ?
« Homo », cela sous-entend sexuel, et je ne suis pas plus sexuel qu’un autre. « Pédé », c’est plutôt employé par ceux qui sont homophobes mais ça ne me gêne pas. Un jour, la mère d’un pote m’a traité de « lope », j’ai trouvé ça moins joli. Si tu vas par là, « artiste » aussi c’est une insulte. « Salut l’artiste », ça veut dire « toi qui fous rien ». « Homo », c’est un mot trop clinique pour moi, trop américain, branché, gay-tto, ça donne un côté pathologique à la chose. Je suis pas violeur, je suis pas sodomite ni pédophile, je suis pédé, voilà. J’ai voulu enregistrer une chanson qui s’appelait Quelqu’un d’autre. Et puis Albert Marc’ur m’a dit de ne pas le faire. Quand je lui ai demandé pourquoi, il m’a répondu « Parce que les gens sont salauds. » Cette chanson, c’était la confession d’un mec qui a dit plein de choses sauf l’essentiel.
C’était quoi l’essentiel ?
Mon amour des garçons. J’aime les culs. Dans la rue, j’aime regarder les culs. Pas seulement ceux des garçons d’ailleurs. Il n’y a pas plus expressif qu’un cul. C’est pneumatique, mou, ferme, c’est un mystère, une cathédrale, c’est sacré. J’aurais pu m’épancher sur le sujet dans mes chansons mais je n’ai pas voulu passer pour un vicieux. Le plaisir, c’est quelque chose de très sérieux et puis aujourd’hui, tout est diabolisé. Avec le sida, avec l’affaire Dutroux, l’ordre moral revient en force. Embrasser sa propre mère s’apparente à un inceste.
T’es-tu autocensuré ?
Disons que je ne me suis jamais stimulé pour écrire sur le sujet. Il faut trouver le ton juste pour mettre ça en avant. Se posent alors des questions esthétiques. Guidoni l’a fait et encore, c’est l’homo décadent, la messe noire. Je suis pédé mais je n’ai rien à faire de ce côté-là. Lui, il chante les pédés de la nuit. Moi, je suis un pédé du jour. Quand un commerçant me salue en me disant « Salut ma grande », ça me fait chaud au c’ur. De toute façon, je n’aime pas l’art autobiographique. Je ne me trouve pas assez intéressant pour être un sujet de chanson. Je ne me suis jamais senti brimé. Le « come-out », comme disent les homos américains pour parler de l’affirmation de leur sexualité en dehors du ghetto, je l’ai vécu sans aucun problème. Pendant quelques années, j’ai partagé la vie d’un garçon en banlieue parisienne et le matin, on allait boire un jus au café du coin. Tout le monde était au courant et ça n’a jamais posé problème. C’est vrai que les artistes bénéficient d’une espèce de passeport de permissivité. « Si tu es poète, on ne peut rien te refuser. » De là à en faire un leitmotiv… En fait, j’ai sans doute peur de ne plus être capable d’écrire sur autre chose si d’aventure je finissais par trouver le ton juste.
As-tu préservé cela comme un secret, pour avoir mis si longtemps à en faire état ?
Absolument pas. En 1980, j’ai demandé à chanter dans un festival gay pride. On m’a dit « Ça va pas, non ? » Personne ne voulait me croire quand je disais que j’étais pédé. J’avais un côté trop rustre sans doute. Je faisais pas assez éphèbe. Comme s’il fallait forcément passer sa soirée au Queen pour en être. Il y a une chose que j’aime beaucoup : dire à des ringards fascisants que mon ami est arabe et que je suis pédé. J’ai besoin de cette provocation, mais lui aussi a besoin qu’on lui dise que l’on est différents et que l’on peut néanmoins se considérer. On dit que Rimbaud n’a pas beaucoup fait l’amour je l’ai fait sans doute plus que lui , de sorte que tous ses poèmes transpirent le sexe. Le désir est plus fort que le plaisir. Ses textes baignent dans la sensualité, c’est une scène de ménage permanente entre des gens, des entités qui s’attirent, se repoussent, se déchirent. Je n’ai pas essayé de dissimuler ma sexualité. Elle s’exprimait simplement différemment. Parfois, sur scène, au lieu de chanter « Sacré géranium, tu sens bon la terre », il m’arrivait de dire « Sacrée tulipe, tu sens bon le sperme. »
On trouve souvent des lignes de fuite dans tes chansons. Le point de départ est le quotidien, puis on glisse dans une dimension que rien ne laissait deviner. Mireille, c’est une comptine enfantine qui se termine en tragédie.
Mais ça n’arrête pas de saigner sur le premier album. Il y a du sang sur les Volets fermés. L‘Institutrice se suicide dans sa baignoire. Mireille finit écrasée, etc. J’ai toujours été gêné avec cette notion de démocratie et de confort relatif dans lequel je vis, assimilé à une situation de paix. Ça c’est l’apparence, car au-delà il y a des petites apocalypses qui se répètent près de nous sans qu’on s’en aperçoive, des gens qui s’effondrent dans un moment d’ennui, des gens qui prennent conscience qu’ils ne sont pas considérés… Les gens s’abîment beaucoup dans nos sociétés. Ces petites morts intérieures, les échecs, les attentes qui n’en finissent plus, toutes ces choses qui, une à une, produisent de vrais drames. A l’époque, je partageais l’affiche avec des chanteurs engagés qui chantaient l’agonie du peuple avec des images terribles de mer qui s’ouvre, de ciel qui se déchire. C’est vrai que par rapport à ça, moi j’avais en apparence adopté un style plus léger. Mais la chanson est un art qui t’impose une discipline. Il faut soit une morale, soit une chute. Chez moi, il n’y a jamais de morale et la chute est souvent à prendre au sens propre.
D’habitude, les artistes hollandais chantent en anglais. Comment s’est nouée ta relation avec le français ?
Parce qu’elle risque sans cesse de tomber dans l’ankylose, la langue française a besoin d’être réinventée par des étrangers. Le français, j’ai commencé à l’étudier à l’Ecole européenne. Après, c’est le fruit des circonstances. J’avais le choix. D’abord, j’ai eu le choix d’écrire ou de ne pas écrire. Ensuite celui de conserver ma langue maternelle ou d’en adopter une autre. Entre la Hollande et moi, ça n’a jamais été le grand amour. C’est tellement petit et tellement plat que tu peux t’asseoir sur une chaise et embrasser tout le pays du regard. Je parle l’anglais, j’ai même un album en anglais qui est prêt. J’ai fait quelques séjours à Londres, pour voir si je ne pouvais faire carrière là-bas. Mais la concurrence est trop rude. Tandis qu’en France le niveau est tellement bas que je me suis dit que je ne pouvais que sortir du lot. J’étais pressé. Pendant un an, j’ai tourné en rond avec mes chansons. Je jouais toujours dans les mêmes clubs folk de la Rive gauche, le Centre américain, La Vieille Herbe et TMS, qui était situé dans une espèce d’annexe de Jussieu. Avec moi, il y avait Marcel Dadi, Maxime Le Forestier, Bill Deraime. On essayait d’attirer l’attention d’un décideur dans des hootenanies, ces soirées où des inconnus tentent leur chance. J’avais pris mon billet de retour lorsque j’ai rencontré Jacques Bedos, chez Polydor. Bruxelles attends-moi j’arrive, ce n’était pas qu’une simple formule dans une chanson, c’était une intention. J’étais venu avec ma guitare chanter mes petites ritournelles dans son bureau, après quoi je lui ai dit « Je veux un contrat maintenant et je veux sortir un album d’ici trois mois. » Polydor ne voulait pas. Il y avait même un type de l’extérieur qui, parlant de moi, avait dit « Ce type est fou et dangereux, il ne faut pas le signer. » Il y a des gens comme ça qui ont peur de moi, je ne sais pas pourquoi. Bedos a mis sa démission dans la balance pour que je sois signé. Je ne l’ai su que bien après. Il ne s’en est jamais vanté. J’ai enregistré le premier album en trois jours. Aujourd’hui, il a vendu cent quarante mille exemplaires, ce qui n’est pas un déshonneur.
Quand tu arrives sur la scène française au début des années 70, il y a quelques piliers qui font encore de l’ombre à la jeune génération des auteurs-compositeurs, Brel, Brassens, Ferré.Qu’est-ce qui l’emportait chez toi : le culot ou l’intimidation ?
Brel, c’était quasiment fini depuis 68. S’annonçait alors un renouveau. On disait qu’il fallait se méfier de ceux qui ont plus de 30 ans. Enfin avec Brel s’était amorcé un courant qui tendait à séparer la chanson de sa condition d’ uvre trop écrite. Moi, je descendais de la beat generation, du stream of consciousness, et la seule contrainte que j’avais retenue des anciens, c’était la rime et la métrique. Leurs ombres, c’était des ombres sur un cimetière. J’avais l’impression de faire entrer un esprit nouveau, plus pop, dans une structure ancienne. Brel n’aimait pas les pédés, le jazz et les Beatles. Moi si. Je chantais en français mais mon esprit formulait les choses en anglais. Je me sentais plus proche du Higelin ou du Nougaro des débuts avant qu’ils ne tombent dans un certain systématisme. Finalement, on est aidé quand on est étranger. Souvent, on ne comprend pas tout quand on entend une langue qui n’est pas la nôtre. Et le Français, l’individu, n’est pas très explicite, il va éventuellement te répéter les choses une seconde fois mais c’est tout. La langue est de plus pleine de détours, de doubles emplois, de possibilités multiples pour dire exactement la même chose, ce qui n’est pas fréquent dans les autres idiomes. Un chien, un clébard, un clebs… Un mot qu’on ne comprend pas excite l’imagination. On est obligé de faire des détours pour arriver à exprimer une idée, un sentiment, là où le français ne ferait usage que du mot utile. Après, on assemble ce savoir incomplet à sa façon, en commettant des fautes qui peuvent être source de poésie alors que le français, lui, va faire primer l’évidence, le sens plein. Après coup, je me suis rendu compte qu’il y avait des français, plusieurs langues dans une seule. Ici, à Lille, à 200 kilomètres de Paris, je suis de nouveau en terre étrangère. Je vis depuis mon arrivée en France une sorte de schizophrénie polyglotte très créative. La schizophrénie, c’est un stimulant, c’est une autorisation que l’on s’accorde pour franchir l’interdit. Souvent, la signification des mots me gêne pour chanter.
Je ne me sens jamais autant à l’aise qu’avec le scat, qui est la forme de parole chantée la plus proche de l’âme. Je me suis toujours senti plus proche des pataphysiciens et de l’Oulipo, de ces joueurs de mots des années 50, que de Brel ou Brassens.
Tu disais avoir essayé de « préserver quelques tares ». De quelle nature sont-elles ?
Délirer, c’est un mot que je n’aime pas beaucoup. La dérision, le délire sont des notions dans lesquelles je ne me reconnais pas. La folie, comme le plaisir, est une chose sérieuse. Peut-être ne suis-je pas assez fou. Du moins ma folie seule n’est pas suffisante, j’ai besoin de celle des autres pour la stimuler. Si je devais citer des références en rock qui ont compté pour moi, ce serait Kevin Ayers, David Bowie ou Kevin Coyne. Peut-être parce qu’ils sont à l’écoute de leur côté psychiatrique.
Toi dont l’existence s’est essentiellement déroulée dans les villes, comment ressens-tu le fait que l’on te considère plutôt comme quelqu’un de champêtre ?
J’en souffre encore. Alors que si l’on écoute bien certaines chansons comme Frizoschénie, il n’y a rien de rural là-dedans. Mais bon, ça fait vingt ans que l’on me considère comme un écolo alors que je suis pour le nucléaire. Mais pas pour l’Etat policier qui va avec. Quand j’ai écrit Tchernobyl blues, j’ai voulu profiter d’une source de poésie née d’un nouveau type de catastrophe. C’est vrai que j’aime bien les catastrophes. Je suis même un peu jaloux des catastrophes. Dès que ça saigne, dès qu’un immeuble s’écroule, tout le monde s’y intéresse et moi je reste dans l’ombre. On n’écoute pas mes petites catastrophes. J’aurais aimé être une plus grande catastrophe. Je n’ai pas besoin d’allumer la télé pour respirer l’air du temps. Dans ma cour, il y a trois Turcs qui travaillent à repaver et quand je les invite à boire un jus, ils refusent et me disent « Non, non, y’a du chômage dehors. » Voilà une petite catastrophe.
Dans les années 80, tu as investi une péniche sur les bords de Marne et tu as créé un atelier autour de la parole dans un quartier populaire. Quel était le but recherché ?
L’idée était d’enregistrer des émissions, voire des disques, pour faire valoir les richesses des différents parlers illettrés. C’était pas spécifiquement tourné vers les jeunes de banlieue puisque le parler populaire concerne aussi bien l’îlotier, le boulanger que le jeune branché rap. Ce que je voulais, c’était tendre le micro vers ceux qui méritaient qu’on les diffuse autant que moi. Donc j’avais un Nagra, des micros, et je faisais des radioscopies en public. Je refusais trois choses : les subventions, l’alcool et le spectacle. Les trois maux de notre société. Finalement, c’est la drogue qui a failli avoir raison de l’entreprise. A cause de la dure, j’ai vécu sur la péniche une mort d’homme et deux internements psychiatriques. Quand j’ai commencé à aménager le bateau, à prendre le pinceau et la scie sauteuse, spontanément des gens sont venus m’aider ou me conseiller. C’était la première fois que je sortais du cocon, que je mettais la main à la pâte de la vraie vie. J’ai toujours considéré les gens du spectacle et ceux qui tournent autour comme des handicapés sociaux. Dans ces milieux populaires, il y a du reste un réflexe qui consiste à mettre dans le même sac les artistes, les journalistes, les politiques, les Témoins de Jéhovah et les vendeurs de l’Encyclopædia britannica qui font du porte-à-porte. Ça, c’est le monde des professionnels de la communication et c’est un monde séparé du leur. Il n’y a plus de passerelle entre ces deux univers. Un jour, un type ivre mort s’était mis à tirer à la carabine de sa fenêtre sur une bande de gamins. J’ai appelé les flics pour qu’ils viennent le désarmer. Quelques jours après, des journalistes sont venus m’interviewer ; je leur ai conseillé d’aller faire un tour dans la cité pour recueillir des témoignages sur ce que je faisais sur la péniche. Ils sont allés chez Stavik, un Polonais avec qui ils ont bu le coup. Trois jours après, je suis allé chez lui pour jouer à la belote et sa Bretonne de femme, qui étendait du linge juchée sur un tabouret, m’a pris par le col, m’a soulevé de terre et m’a dit « Ordure ! On t’avait dit pas de journalistes, pas de Témoins de Jéhovah, pas de colporteurs ! » Elle voulait pas qu’on la voie dans sa misère.
Quel bilan tires-tu de cette période ?
J’ai appris la pudeur. Je croyais les accueillir et ce sont eux qui m’ont accueilli. J’ai pris conscience que je faisais un métier relativement prétentieux. J’ai trouvé chez eux, qui vivent dans un ghetto, le moyen de m’échapper du monde du spectacle.
Et toi, que leur as-tu apporté ?
Je les ai fait rire. Je leur ai peut-être apporté un peu de poésie. Un peu de respect. C’est quelque chose que je refais ici dans mon quartier lillois, avec les gens du café.
« C’est terrible mais le peuple n’est pas révolutionnaire » : cette phrase est de toi. C’est un constat de quel ordre ?
C’est le rêve qui est révolutionnaire. C’est pas satisfaisant naturellement. Mais cohabiter avec la tristesse et le manque sans les insulter, c’est quelque chose de très utile. Ce sont mes séjours dans les pays de l’Est et dans le monde arabe qui m’ont appris à considérer la misère comme passagère. On apprend à goûter les petits plaisirs qui viennent égayer le quotidien. Je profite mieux de moins de choses aujourd’hui. J’étais plus ambitieux et plus utopiste à 20 ans.
Scott Fitzgerald écrivait que nous finissons toujours par placer la sécurité au-dessus du romanesque, par devenir très inconsciemment pragmatiques. C’est un peu ton cas, non ?
C’est vrai que si j’ai rêvé du grand soir quand j’étais jeune, ce rêve s’est peu à peu estompé. Dans mes premiers disques, dans des chansons comme L’Univers, on ressent cette soif d’absolu, ce vertige rimbaldien dont j’ai pu conserver quelques traces. Et puis quand j’ai vu des petites groupies se rouler par terre en me demandant où était la vérité, où était Dieu, j’ai pris peur. Je suis pas Manset. C’est en fréquentant des musulmans que j’ai appris à rire de la religion. Il y a une confrérie de soufis appelée Salmiat El Balout qui organise des causeries pour se moquer du Coran. Ici, on ne rit pas assez de la chose religieuse et philosophique. Le rire est un outil critique tellement précieux… Et il faudrait peut-être cesser de croire que la religion musulmane n’est qu’un monolithe de certitudes. Il y a des zones de recherches dans la pensée islamique qui lui permettent de répondre aux questions que pose la modernité. Le Français n’est pas assez conscient de son arabité. Il s’efforce même par tous les moyens de l’extirper. Le Pen, il devrait écouter de la musique arabe, il s’apercevrait que les mélismes du chant breton sont identiques à ceux du chant arabe. Quand j’ai choisi de venir en France, j’ai choisi une certaine culture méditerranéenne. Mais ici, il y a trop d’ethnocentrisme, une façon très arrogante de faire croire que le Club Med et le rock’n’roll, c’est la culture universelle. J’avais un prof d’anglais qui me disait toujours « Vous, les hippies, vous êtes des romantiques », mais il entendait par là « Vous n’êtes jamais en paix. » Et finalement, il avait raison. La fuite dans l’avenir, dans le passé ou vers d’autres civilisations, c’est le symptôme de ce manque de paix.
C’est en étudiant la culture sumérienne que tu es tombé sur l’existence de cette divinité qui s’appelait… Annegarra.
Annegarra et Ullegarra sont des sous-dieux, en fait les domestiques des dieux. J’ai trouvé ça drôle. Finalement, artiste, c’est faire le ménage dans le merdier des idées et des sentiments. La civilisation sumérienne a forgé des mythes qui servent encore aujourd’hui. Chaque ville avait son dieu-idole comme aujourd’hui dans le rock’n’roll. Souvent, quand je chante Gilgamesh, le roi d’Uruk, je le présente comme si c’était Johnny Hallyday. Il y a comme une soif d’immortalité qui n’est pas non plus étrangère au rock. Et aussi cette manière de mélanger le politique, le poétique, le religieux, l’écologique. On ne pisse pas dans une rivière parce qu’elle est sacrée. J’ai un besoin de sacré, pas de religieux.
Reconnais-tu sur la scène actuelle le fruit des quelques graines que tu as pu semer en tant que chanteur à l’époque ?
Mathieu Boogaerts m’a dit qu’il aimait beaucoup ce que je faisais, même si je ne m’y retrouve pas. Sinon, je suis un peu déçu. Yves Duteil m’a avoué que c’est De bémols et de dièses qui lui ont donné envie d’écrire, mais je ne suis pas flatté. Cabrel, je ne m’y retrouve pas non plus, mais musicalement c’est déjà plus riche. Mais d’une part je n’écoute pas beaucoup de musique et deuxièmement, la chanson française me navre.
Murat ?
Connais mal. C’est celui qui aime les femmes, non ? Je me sens assez seul. Je suis malheureux de ça. J’aimerais être un peu plus stimulé.
Cette solitude est aussi manifeste quand on apprécie l’extrême rareté de tes apparitions sur les grandes scènes ou dans les médias.
Je n’ai jamais été invité aux Francofolies, et à Bourges je suis tricard. Il y a des gens qui ont peur de moi. Je ne sais pas pourquoi. Le public n’a pas peur de moi. Je ne suis pas assez mauvais, mon public n’est pas assez petit pour que l’on continue à m’ignorer comme ça. J’ai du mal à travailler décemment. J’ai du mal à enregistrer mes disques. Je n’arrive pas à trouver de production. Depuis dix ou quinze ans, professionnellement, je suis en difficulté. Lavilliers, il a cassé la gueule au mec du Casino de Paris, trois jours après il était chez Drucker. Moi, ça fait vingt ans que je paie pour des propos sans complaisance.
Lors de ta conférence de presse de 1976, tu as dénoncé un certain conformisme dans ce métier, les pesanteurs, une certaine forme d’esclavagisme.
Ce n’est pas un mot que j’ai employé. Je n’avais pas à défendre cette corporation, à dire que tous les gens qui font ce métier sont des gens bien. Il faut rester vigilant, il faut rester critique. En France, on préfère les gens grossiers aux gens qui argumentent, et moi j’ai argumenté. J’ai dénoncé une absence d’esprit critique. Le métier ne stimule pas, n’aide pas à la création, il veut seulement se voir rassuré. On veut bien sortir ma compilation, mais mon prochain disque, je l’ai toujours pas signé. Je ne suis pas à plaindre. Il y a des gens dans des situations bien pires que la mienne. Et puis je reste un artiste du public, pas des états-majors. C’est la rumeur qui me fait vivre. Y’en a pas beaucoup qui m’ont de traviole. Je demande à travailler avec les gens, je ne leur demande pas d’être leur ami. Il y a un chantage affectif permanent que je n’accepte pas. C’est pas professionnel.
Cette situation t’a-t-elle fait songer à tout laisser tomber ?
La liberté, c’est une belle saloperie. Tous les matins, on se lève en se demandant ce que l’on va bien pouvoir faire. Gratter sa guitare tout seul devant un ordinateur ? Ça m’emmerde. Dès que je veux avancer sur une maquette, il me faut un musicien et comme je ne peux pas le payer, je suis coincé. Il y a deux-trois ans, je voulais faire écrivain public, puis j’ai pensé me recycler au Maroc, puis au Cambodge. Je voulais ouvrir un studio d’enregistrement là-bas. Ils n’ont rien et avec le peu que je possède, j’aurais monté le plus grand studio du Cambodge et serais devenu le Phil Spector du raï khmer. Dans l’année, j’arrive à faire vingt à trente concerts. Heureusement qu’il y a le public. C’est lui qui me donne du plaisir. Le plaisir solitaire, y’en a marre. Toutes les majors savent que j’existe, ont écouté mon matériel récent mais aucune ne se décide à me faire signer. Depuis six ans, entre mes albums et la compilation, j’ai dû vendre de quatre-vingts à cent mille disques. Sans aucune pub. Je remplis des salles de trois à quatre cents personnes. J’ai rempli le New Morning il y a un an et les deux tiers du public avait moins de 22 ans. Et sans aucune affiche. Le public m’est reconnaissant de ne pas m’être compromis. Je me sens relativement neuf, sans souillures. Mais impatient. J’ai 44 ans. L’idéal serait que quelqu’un chante mes chansons. Je ne suis pas aigri mais je commence à fatiguer. Tous les matins, il faut repartir de zéro et c’est de plus en plus difficile. Je suis surtout fatigué de ne pas être stimulé, de ne pas entendre des musiques qui me donneraient envie d’écrire. Quand j’entends Monk, j’ai envie d’écrire ; quand j’entends Ophélie Winter, j’ai envie de changer de métier.
Est-ce que tu t’en veux parfois d’avoir été aussi inflexible ?
Oui. Parfois, je me dis que c’était pas très malin. Mais regarde Satie, regarde Rimbaud, ils ont assumé leur isolement. Cela relève aussi de la stratégie. J’ai choisi d’être tranquille dans ma vie et libre dans ma création. Finalement, mes vingt ans de purgatoire m’auront permis d’être ramené à ma juste valeur, c’est-à-dire quelqu’un de moyennement important dans la chanson française, qui écrit de belles chansons, qui a une tête de lard mais qui sait faire son métier. L’image est exacte. J’ai un succès d’estime et c’est sans doute ce que je mérite. Je ne crois pas valoir beaucoup plus. Ni beaucoup moins. J’ai survécu. Je ne suis pas dopé, ni alcoolique ni dépressif. « Je maintiendrai », c’est la devise des Hollandais. Un matin, je me suis réveillé, je venais de rêver que j’étais la chaise de Van Gogh. J’ai eu quelques accidents de moto, j’ai le dos cassé. Je suis comme la chaise tordue de Van Gogh. J’ai voulu écrire une pièce sur cette chaise. Mais j’ai pas eu le stimulant. Je voulais écrire une pièce sans acteur. « Théo, j’ai rêvé d’être une chaise… », c’est la première phrase.
Van Gogh, c’est un destin qui t’en impose ?
Avec Don Quichotte. Je voulais reprendre L’Homme de la Manche de Brel. Il y a lui et Van Gogh, des gens qui méritent mieux qu’une chanson. Ma mère m’a dit que je lui faisais penser à Van Gogh et ça la rendait triste. Les gens s’inquiètent pour moi plus que je ne le fais moi-même.
Elle a le sentiment que tu es à la dérive ?
Ben, parfois, je ne donne pas toutes les garanties de solidité. J’ai pas de thune, la maison est à crédit, j’ai pas de quoi me faire refaire les dents. C’est pas tous les jours drôle. La chaise de Van Gogh, elle est vide. C’était sa manière à lui de dire qu’il avait cherché un ami et qu’il ne l’a jamais trouvé. J’aurais pu être cet ami. Son frère Théo n’a jamais été foutu de vendre un seul de ses tableaux de son vivant. Moi, je les aurais vendus. La chaise vide, c’était après sa dispute avec Gauguin. Van Gogh, un peu comme moi, a essayé de créer un courant, il a essayé de s’associer avec d’autres artistes qui l’ont rejeté, qui ne l’ont pas considéré. Gauguin l’a pris pour un fou. La chaise, elle aurait dû être occupée par Gauguin. Cette solitude, je la connais bien.
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