Drôle de zèbre. Yehudi Menuhin le considère comme le premier violoniste du XXIème siècle. A l’image du zèbre en couverture de son dernier disque, D’ici et d’ailleurs, Gilles Apap, 34 ans, est toujours là où on ne l’attend pas, insaisissable. Ce violon nomade parcourt la planète en jouant avec bonheur les répertoires contemporains, classiques et […]
Drôle de zèbre. Yehudi Menuhin le considère comme le premier violoniste du XXIème siècle. A l’image du zèbre en couverture de son dernier disque, D’ici et d’ailleurs, Gilles Apap, 34 ans, est toujours là où on ne l’attend pas, insaisissable. Ce violon nomade parcourt la planète en jouant avec bonheur les répertoires contemporains, classiques et folkloriques du monde entier.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Chacun peut apprendre à jouer d’un instrument, il suffit d’un bon professeur et de beaucoup d’obstination ; la technique suit et le plaisir avec. Mais lorsqu’on veut faire carrière, le système impose sa loi : programmateurs, festivals et maisons de disques souhaitent une rentabilité immédiate qui passe par un répertoire traditionnel, en gros, romantique pour un violoniste, le plus apprécié du sacro-saint grand public. Certains, la majorité, s’en accommodent au risque de succomber à la lassitude spirale bien connue, à laquelle peu d’interprètes échappent. La deuxième solution, plus risquée, consiste à cultiver systématiquement sa singularité, quitte à se faire soi-même l’agent (provocateur) de la scène artistique en commandant des oeuvres, susciter des rencontres, des confrontations, s’ouvrir aux musiques traditionnelles. Le violoniste Gidon Kremer qui a créé son propre festival Lockenhaus est l’exemple type de cette attitude. Son goût pour la création tous azimuts (Glass, Adams, Schnittke, Goubaidulina, Kancheli, Silvestrov, Nono, Bernstein et Piazzolla) l’a libéré d’un répertoire conventionnel. Certes, Gilles Apap est jeune et n’a donc pas encore derrière lui la carrière unique de Kremer, mais son originalité est telle qu’on l’imagine dans le futur suivre cet itinéraire atypique, d’autant qu’il dispose en lui d’une sensibilité hors du commun.
Pour preuve, dans son dernier disque, D’ici et d’ailleurs, Apap et ses Transylvanian Mountain Boys passent de Bloch à Kreisler, de Strauss à Stravinsky, de Django Reinhardt au folklore roumain avec une aisance déconcertante et, à chaque fois, en trouvant le ton idéal. Sony Classical a parié sur le jeune violoniste. Sur le coup, il n’en revenait pas : « Sur le contrat, il y avait cinq disques… j’ai freiné ! J’ai dit trois disques, c’est bien, on verra après. Ils m’ont dit que j’avais carte blanche, comme ils disent là-bas. »
Né en Algérie, fils de pied-noir, Gilles Apap a pratiqué la musique au sein de sa famille avec ses trois frères dont l’un, Jean-Marc, l’accompagne encore aujourd’hui puisqu’il joue de l’alto au sein de leur groupe. Au conservatoire, à Nice comme à Lyon, Gilles s’est toujours senti à l’aise. Mais lorsqu’il a fallu affronter le Conservatoire de Paris, la désillusion est venue. Apap est un rebelle que rebutent les contraintes d’un enseignement voué à produire des virtuoses en série. Aux Etats-Unis, le jeune violoniste est confronté à la même situation : « Je suis allé à l’institut Curtis, une école de maniaques… trois mois. Après, je suis parti rejoindre un ami en Californie, et j’y suis resté. L’institut Curtis, c’est du sérieux. Lyon, en comparaison, c’était encore la famille. Mais le fait de suivre des cours régulièrement, déjà c’était trop dur, je ne pouvais pas. Curtis, c’était encore plus extrême : une petite école de cent vingt étudiants pour soixante-dix professeurs, c’est costaud… J’en avais marre, tu as 21 ans et tu dois traîner avec des petits de 14 ans, il y a des contrôles, c’est vissé… Alors, je suis parti, mais en Californie, je n’avais pas de permis de travail, rien, je devais faire des allers-retours avec la France, sans arrêt, ça a duré six ans. Là-bas, j’ai rencontré un type, Henri Témionka, qui faisait partie du Paganini Quartet, un type de 75 ans qui voulait que je l’appelle maître. Et moi, je ne pouvais pas ! » (rires)…
Lorsqu’il quitte son nouveau pays d’adoption, Apap se produit au Midem dans la Sonate de Bartók, découvre avec naïveté le milieu de la musique classique et joue, à l’initiative de Yehudi Menuhin, à Berlin le lendemain de la chute du Mur, la troisième Sonate d’Enesco… Puis, plus rien, ou presque. De retour en Californie, le blues l’étreint. « Rien ne se passait, je ne me rendais pas disponible, je ne voulais pas. » A Santa Barbara, où il réside maintenant depuis plusieurs années, quand il ne disparaît pas pour gravir les pentes de l’Himalaya ou arpenter avec ses copains, sac au dos, les chemins qui menent à Lhassa, Apap cachetonne au sein d’une formation symphonique l’Orchestre de Santa Barbara « qui n’a d’autre ambition que de jouer une fois par semaine dans sa propre ville ». En Californie, Apap cultive cet exil qu’il s’est imposé vis-à-vis de la France. Il vit à son rythme, profite du climat et joue avec des amateurs inattendus : « La semaine dernière, le violoncelliste a cassé la corde de do, il a continué. On joue envers et contre tout ! Il y a un esprit musique de chambre. Les amateurs, c’est terrible, ils ne pratiquent pas, ils jouent (rires)… Ils ont une telle culture, ces mecs-là, ils m’apprennent tout sur le quatuor. Je joue avec eux depuis cinq ans. J’ai d’abord rencontré le deuxième violon, un médecin à la retraite, sympa. C’était l’époque des galères, je donnais des leçons pour vivre. Il m’a dit « On te donne 30 dollars si tu joues avec nous. » Et moi : « J’ai pas besoin de ça pour jouer. » Il y a Suzie Barymoore qui joue de l’alto, Bernie le violon, et George, 88 ans, le violoncelliste. On se retrouve tous les mercredis, à 12 h 45, après la sieste de George. A Santa Barbara. »
A l’opposé de la plupart des violonistes de sa génération, enchaînant récitals et concertos classiques, sans grande sensibilité et parfois même avec indigence et dans la précipitation, Apap sait profiter des rencontres occasionnelles : « Aux Etats-Unis, j’ai eu l’occasion de fréquenter Phil Saint-Lazard, « Captain Hook ». Il jouait du blue-grass au violon, il jouait à Disneyland, un rigolo. Moi qui avais l’habitude du milieu de la musique classique française… Les gens là-bas m’ont donné une autre ouverture d’esprit, ils m’ont éveillé à autre chose. J’ai rencontré son groupe, le Phil Saint-Lazard Band, ça jouait du banjo, de la mandoline. Tout le monde chantait. Je lui ai demandé de me donner des leçons. Après il m’a emmené dans des clubs, m’a présenté à des gens. Ça se passe comme ça, petit à petit, on te teste… Il y a un autre type, Jim Wimer, qui a fait mon violon. J’ai joué avec lui. Pour mon anniversaire, il m’a emmené dans un festival dans les Yosémites, et j’ai découvert des musiques traditionnelles : le blue-grass, la musique irlandaise traditionnelle, l’old timmy. Des trucs de souche américaine. A partir de là, j’ai exploré plein de techniques différentes, et je suis parti en Inde avec Jim. A Bénarès, j’ai rencontré des violonistes indiens absolument incroyables, pur jus, j’y suis retourné pour enseigner à l’université de Bénarès. » Loin d’être déstabilisé par tous ces allers-retours, Apap s’aguerrit, confronté à des techniques éloignées les unes des autres, et affine son jeu au contact des maîtres les plus divers. Mais Yehudi Menuhin demeure pour lui la figure idéale : « Un jour, Yehudi a appelé chez moi. Le répondeur était branché et je me suis dit « Tiens, Dieu au téléphone ! » Il était 6 h 30, je dormais et lui me propose de jouer avec lui en soliste le Concerto de Mendelssohn ; j’ai choisi le plus court, moins connu, en ré mineur. On a joué à Bruxelles, avec mon groupe et Yehudi, devant des espèces de coincés, tout le topo habituel, pas très marrant… Faut de l’énergie ! Yehudi m’a influencé. C’est lui que j’écoutais quand j’étais petit, le Concerto pour violon de Beethoven dirigé par Furtwangler, un son magnifique… Il m’a proposé de venir jouer dans son école de Londres et en Suisse, à l’académie Menuhin. Et là, en fait, je me suis rendu compte que j’adorais enseigner. On a de petits monstres de 9 ans qui savent tout jouer, des machines, mais le problème, c’est qu’ils sont guettés par le formalisme. J’étais chargé de les libérer un petit peu, de les éveiller. »
Des projets, Apap en a plusieurs. Avec Victoria Postnikova, il vient d’enregistrer les deux Sonates pour violon et piano de Bartók : « J’aimerais enregistrer les trois Sonates d’Enesco, des pièces de Prokofiev, des valses de Chostakovitch et des oeuvres concertantes de Stravinsky. » Cet été, le zèbre Apap réapparaîtra en France, en soliste ou avec ses Transylvanian Mountain Boys, afin de secouer notre torpeur estivale.
Gilles Apap & The Transylvanian Mountain Boys, D’ici et d’ailleurs (Sony)
{"type":"Banniere-Basse"}