Revenus des enfers, les Flamands enflammés de Deus se sont sauvés des eaux troubles en apprenant la discipline et en calmant leurs penchants libertaires. Le percutant The Ideal crash, troisième album, impose leur meneur Tom Barman comme l’une des personnalités les plus intéressantes du rock contemporain.
Difficile de réveiller la tête pensante de Deus lorsqu’elle rentre chez elle, à Anvers : chez lui, Tom Barman ne se repose pas, il court. A la poursuite du temps, des amis, des idées, de ses engagements perso, d’un planning de tournage il réalise lui-même les vidéos de Deus. En théorie, la bonne idée est d’attendre 14 h pour le voir. En théorie. Parce qu’au Cartoon, son QG, on ne l’a pas encore vu aujourd’hui. Ou plutôt si, très tôt ce matin, vers 6 h, victime d’un vilain retour de bâton asséné par la tisane locale (une bière brassée à Anvers même). Hier soir, Tom organisait son concert hebdomadaire dans cette salle rock historique d’Anvers pour laquelle il joue les programmateurs.
Essoufflé comme un type qui a encore perdu sa montre, Tom relève ses lunettes noires : « Vous avez mangé ? » Lui non. Son sandwich englouti, il veut déjà décamper. Au pas de course, il se précipite au Wirtzli Poetzli, un mini-troquet de la vieille ville où se rencarde tout ce que la capitale flamande compte d’artistes, où Greetings from LA de Tim Buckley tourne quasiment en boucle. « Depuis trois ans, j’ai l’impression de ne m’être jamais reposé. On a défendu In a bar under the sea, notre précédent album, dans toute l’Europe, on n’avait jamais autant travaillé de notre vie. Cette tournée a été la planche de salut de Deus. Sans elle, le groupe n’aurait peut-être pas survécu. Nous étions complètement dans le brouillard après le départ de Stef (Kamil Carlens, aujourd’hui chef de l’escadrille Zita Swoon, voir encadré). Il fallait tout arrêter ou tout rebâtir, refaire de Deus une entité. Grâce à ces concerts, nous nous sommes aperçu qu’il y avait un avenir dans ce groupe, que nous pouvions vivre ensemble pendant deux cents jours sans souffrir de la proximité, en attendant chaque nouveau concert avec un enthousiasme et une impatience de gamin. Deus était donc prêt pour un changement d’époque, de fonctionnement et de manière d’écrire les chansons. Pour la première fois de notre vie, nous avons fait des demos avant de rentrer en studio : une démarche inimaginable jusqu’alors. »
En quelques mois, Deus aura donc tout réappris. Tom surtout, le bordélique-né, adepte tendance ligne dure du pouvoir de l’instinct, libertaire du rock et casseur de structures qui bâtissait des scénarios musicaux hystériques sur des concepts d’art total, sans limite au délire ni à la souffrance harmonique. Avec le départ de Stef Kamil Carlens, Tom a perdu son jumeau de désordre, son partenaire exclusif pour le bal des démembrés et pour ces improvisations ballottées par une cuisine de rythmes sur les deux premiers disques de Deus. Des albums cauchemars pour le reste du groupe, en retrait par respect, préférant s’amuser à mettre en notes le dialogue déconstructiviste de ses deux pilotes sans casque plutôt que d’essayer de prendre part au débat. On imagine comment la situation a dû être intenable pour eux, le jour où ces frères siamois n’ont plus été d’accord sur la marche à suivre. « La plupart du temps, on enregistrait sans ligne directrice, c’était l’expérimentation permanente et le plus souvent, on partait dans tous les sens avant de retomber miraculeusement sur nos pattes. On a expérimenté jusqu’à être à la limite du désordre intégral. Je me rends compte aujourd’hui que nous avions posé beaucoup de choses, produit énormément d’idées. »
Fortifié par son travail de scène, Deus a retrouvé un périmètre naturel, s’est reconstruit un univers ordonné autour d’un seul feu créateur pour devenir un groupe plus démocratique, aux rôles mieux définis et mieux répartis. Restait à retrouver la mémoire, désembrouiller la pelote des souvenirs et reprendre les rênes. Pas facile quand on se retrouve chez soi, dans des lieux hantés ; quand il faut se botter les fesses pour retrouver seul un fil conducteur d’une alchimie dont on ne maîtrise que la moitié de la formule.
Maintes fois, l’idée d’un troisième album de Deus a failli tomber à l’eau. Pour une somme de petites raisons, d’états d’âme, de malaises insignifiants qui, mis bout à bout, auraient pu se transformer en une spirale fatale. Mais dans sa reconquête, Deus sera aidé par le sort : « 98 aura été pour chacun d’entre nous l’année la plus heureuse et la plus malheureuse de sa vie. Tout le monde avait un énorme besoin de couper avec le passé, de changer d’air pour encaisser des problèmes personnels. D’un commun accord, nous nous sommes mis en exil volontaire, à Ronda dans le sud de l’Espagne, où nous avons vécu pendant six mois. La douceur du pays a créé un contrepoids et rééquilibré nos vies. Partis en petits morceaux d’ici, nous avons atterri brutalement sur une terre étrangère où notre seule raison d’être était Deus et ce que nous voulions en faire. Nous avons tous réappris notre territoire dans ce groupe et redécouvert ce qu’il pouvait représenter dans nos vies. C’est ce sentiment, ce mécanisme que j’ai voulu décrire par le titre de l’album : The Ideal crash. »
Sous le cagnard andalou, dans des hauteurs où la respiration s’accomplit à un autre rythme, Deus a fait la peau à ses idées noires et réussi à transformer un album que tout annonçait comme crépusculaire en un feu purificateur, rougeoyant de cynisme, déroutant de malignité psychédélique et habité d’une hargne vengeresse. Evadé du rock, Tom est y naturellement revenu par la bonne porte, celle des tripes, seule entrée possible avant de se frayer un chemin vers la cervelle. Du coup, les chansons de Deus ne tapent plus au même endroit, elles ne sollicitent plus les capacités d’émerveillement et d’analyse comme auparavant, mais s’emparent immédiatement de sens plus intérieurs, frictionnent des zones de perception plus souterraines et plus cruciales. Comme ce Put the freaks up front d’ouverture et ses guitares enragées qui sautent à la gorge avec la même violence qu’un Sonic Youth entamant Sugar Kane avant de tournoyer métronomiquement autour des charmes hypnotiques du Making plans for Nigel d’XTC. « On est revenus à des structures simples. Je voulais retrouver le ventre des chansons de rock, une basse et une batterie presque binaire, en oubliant un peu les harmonies et en essayant de jouer une mélodie ensemble. C’était la matrice idéale pour que ces chansons aient la puissance nécessaire, la force de porter tous les arrangements, les couleurs sonores que nous voulions leur donner. Et puis, pour la première fois, nous nous sommes permis de faire des textes et des chansons autobiographiques, donc impossibles à gérer comme des histoires fictives ou légères. »
Tom parle de musique comme un réalisateur, en mettant l’humeur et les images mentales en son. Pour lui, il n’est question que de grain, de contraste, de nécessité de suggérer en offrant à ses chansons la juste mesure chromatique. La réussite de ce troisième album réside dans cette modestie, cette volonté d’assumer une musique, de ne pas céder à la facilité du mystère ou de la logorrhée énigmatique pour noyer le poisson, dans cet acharnement quasi thérapeutique à débusquer l’équilibre instable entre les mots et leur piste de danse, à fuir le surlignage ou le pathos.
Un travail de précision, surtout lorsqu’on considère la forte teneur en désespoir des textes de The Ideal crash, exploration des sphères de l’intime, de la solitude et de ses amies : torture, béatitude, chimères amoureuses, autodestruction et lignes de fuite pour les plus sympas ; méchanceté gratuite et démence pour les moins gentilles, Everybody’s weird et Let’s see who goes down first, les deux chansons les plus inquiétantes de ce disque, les plus réminiscentes du feu mental qui animait les albums précédents de Deus aussi. « Let’s see who goes down first m’a été inspiré par Amok, le roman de Stefan Zweig sur la folie subite. J’ai eu beaucoup de mal à accepter ce morceau, j’ai presque dû rentrer dans le propre rôle du personnage pour l’accepter et l’enregistrer correctement : en chantant tout seul, dehors en plein soleil sans aucun contact avec les autres musiciens. »
Certains seraient ressortis lessivés de ce genre d’expérience totale, Tom, lui, a déjà les yeux qui pétillent à l’idée de monter sur scène, de faire la nique à la commission de censure anglaise et de retourner en Espagne, à Ronda, histoire de coucher quelques faces B des singles à venir. Au bord de l’asphyxie il y a trois ans, Deus vit sa deuxième vie, la plus intense, la plus jouissive, la plus longue : probablement la dernière. « Il y a eu une époque où j’étais un peu blasé, où je prenais ma vie de musicien et de réalisateur comme quelque chose de totalement normal, où je ne me rendais pas compte de la chance que j’avais de faire ce que je voulais. Aujourd’hui, après ce disque, je suis beaucoup plus conscient de ce privilège. Je ne dois pas être désinvolte avec ces dispositions artistiques, je dois être respectueux envers ce que je fais ; le goûter à fond et pouvoir reprendre un plaisir sans cesse renouvelé à le faire. Dans ce sens, ce disque m’a changé. »
Il changera aussi le destin de Deus, désormais assis en bonne place entre Joy Division et Jeff Buckley. Le cul entre deux trônes : un lieu idéal pour le crash.
Deus The Ideal crash (Island).
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