Avec Nom d’un chien, étrange trilogie née de l’âme bricoleuse et poétiquement tordue de son créateur, Denis Chabroullet, le Théâtre de la Mezzanine inflige une belle dérouillée au genre muet.
Pour ponctuer ses phrases et poser ses convictions il frappe régulièrement la table du poing : »Ça va péter, il faut que ça pète, le grand capital va se casser la gueule et c’est tant mieux. » Contrairement aux apparences, Denis Chabroullet n’est pas cheminot gréviste, mais metteur en scène du Théâtre de la Mezzanine. Nom d’un chien, c’est ce qui suit les coups de poing et c’est le titre de la trilogie présentée actuellement à Paris. Ça pourrait aussi devenir un mot d’ordre. Denis Chabroullet, c’est le symbole de la réconciliation des classes – son père était tourneur-fraiseur, bouffeur de curé, sa mère venait delà petite bourgeoisie catholique, elle avait fait du cinéma avant de se marier. Quand il a fallu éduquer le petit, il y a eu compromis et Denis s’est retrouvé chez les Frères. « Juste à l’âge où je n’avais envie que dune chose ; avoir des filles à côté de moi. C’était très dur mais ça m a donné un sens dramatique indéniable. La mise en scène religieuse, c’est très marquant pour un enfant. Je leur en ai voulu de m avoir fait ce coup-là. »
Sa mère l’emmène au spectacle, il voit Marco Polo au Théâtre du Châtelet avec Luis Mariano dans le rôle titre. Tout son parcours est à l’imagé de sa filiation, le gris roulé et la Dunhill baguée dorée. A 18 ans, pour se payer un voyage en Afrique, il se fait embau-cher comme aide soignant en hôpital psychiatrique, dans un service spécialisé pour enfants : « Tu trouves de la merde partout, jusque sur les radiateurs, on attachait les gosses au lit et tutti quanti ; tu te retrouves comme un bleu avec les infirmiers qui ne te font aucun cadeau, tu prends tout en pleine figure. » Une expérience dont il fera un spectacle plusieurs années plus tard, après avoir décidé de faire du théâtre et de prendre des cours… au Cours Simon. Autre choc des cultures. Lui faisait pompiste la nuit pour se payer les cours et arrivait graisseux dans un monde de manteaux de fourrure – le cours ne s’était pas encore démocratisé. Dans les années 70, c’est la grande explosion, les expériences collectives : Woodstock, Mnouchkine et son 1789. II monte un groupe de rock au nom pour le moins théâtral -L’Expérimental hétéroclite embrayage, big bang clic avec Mr Pat ancien batteur de Flic Flac-, puis retourne dans sa banlieue natale et travaille à la MJC de Corbeil. « Le théâtre, qu’on le veuille ou non, est élitiste, on a besoin de références et ce sont ces références communes qu’il faut recréer avec les spectateur d’aujourd’hui. Je me dis toujours que si Molière revenait parmi nous, c’est ce qu’il nous dirait : « Déconnez pas, les gars, parlez de ce qui se passe autour de vous. » Je fais ce métier pour faire un travail d’auteur, pour raconter le monde dans lequel je vis, à ma manière. » Denis Chabroullet revendique une identité de la banlieue, un théâtre de banlieue. Le travail local d’animation et de formation qu’il y mène lui sert aussi de laboratoire de recherches. Il ne le sépare pas de la création. Dans sa « grange » de Savigny, il bidouille d’incroyables espaces. « Ma première source d’inspiration, c’est le décor. Pour commencer à travailler, il me faut absolument une scénographie. Au début des répétitions de Temps de chien (le premier spectacle de la trilogie), on a fait venir un mètre cube de sable, puis deux, puis trois. Le rapport à la matière a été le déclencheur du spectacle. » L’esthétique et l’univers plastique du Théâtre de la Mezzanine sont une uvre en soi. Tout semble sortir du chaos. On a la sensation qu’une bombe a éclaté et laissé là les traces nécessaires pour mieux sentir qu’on est encore en vie. Pas d’effets spéciaux incroyables, de gadgets virtuels, mais un sens du bidouillage, de la récupération, et des effets d’apparition/disparition qui confinent au génie. Le Théâtre de la Mezzanine, c’est l’alliance du bricoleur, de l’illusionniste, du plasticien, le tout dans une remarquable économie – comme dans le cochon, tout est utilisé, détourné, exploité, jamais de restes. Denis Chabroullet caresse le projet de créer un sanctuaire de décors dans une grange paumée de la Creuse. « On y installerait les décors, pas seulement les nôtres, ceux de films ou de pièces que l’on aime, et on les laisserait vieillir en pleine nature au milieu des vaches, en lumière naturelle ».
Tous les obstacles qui jalonnent la route de Denis Chabroullet semblent se convertir en autant de sources d’une formidable énergie créatrice. « Le théâtre, c’est ma psychothérapie; si je n avais pas fait de théâtre, j’aurais été…maquereau. Enfin, quelque chose hors norme, certainement pas cheminot, pour prendre un métier d’actualité – maigre tout le respect que je leur dois. «
Hanté par des visions d’inquiétante étrangeté, le monde de Denis Chabroullet est peuplé d’hommes (deux) qui naissent du sable, que l’on retrouve habillés en robe du soir sous une corde à linge où pendent des slips kangourous blancs. Des hommes qui ont lâché quelques pudeurs pour s’autoriser à dévoiler le versant obscur et féminin de leur être. Dans cette genèse, les femmes n’apparaissent qu’au deuxième volet. Vous vous retrouvez embarqué avec ces homo-sapiens, perdus sur une drôle d’île déserte qui pourrait bien être la terre tout entière, pour un rêve éveillé avec uppercuts sur l’inconscient et (belles) traces au final.
Tout cet univers a quelques évidentes parentés avec celui d’un autre grand halluciné, Philippe Genty. Mais la vision de Denis Chabroullet est plus dure et plus crue, plus désespérée aussi. « Cette trilogie est une sorte d’aboutissement, une maturité. Maintenant, je peux travailler sans texte. J’ai mis du temps avant d’assumer le fait que le théâtre n’était pas forcément littéraire, que la narration ne se faisait pas nécessairement à partir d’un texte. Au début, je pensais que pour raconter des histoires il me fallait un texte. J’ai donc travaillé avec des auteurs contemporains et ça a été l’échec. J’ai voulu faire un spectacle sur le conseil municipal. Un auteur. Luis Matéo, a écrit un texte à partir des interviews et d’enquêtes qu’on avait faites – autre échec. En plus, on s’est fait virer de Savigny parce que la municipalité n’a pas supporté. «
C’est sûrement parce qu’ils sont muets que la musique des spectacles de la trilogie est si présente. Jamais perçue comme un effet, jamais descriptive, elle est personnage à part entière. « La musique est primordiale, elle est en même temps acteur de l’ombre, du silence et l’élément le plus perceptible de l’histoire que nous racontons. Roseline Bonnet des Tuves compose ou trafique toutes les musiques de mes spectacles. Je suis très influencé par les musiques de l’Est et par l’Est en général. Mon maître en matière de spectacle, c’est Kantor. J’ai la sensation qu’en Pologne, mais aussi en Tchécoslovaquie ou en Hongrie, l’univers auquel je fais référence est plus commun. »
Ce théâtre est aussi l’aventure d’une équipe. Ils sont cinq à constituer le noyau dur du Théâtre de la Mezzanine et à concentrer leur énergie au service d’une recherche sans compromis. Vingt fois ils auraient pu tout laisser tomber – le mot échec revient d’ailleurs souvent dans la bouche du metteur en scène, comme une étape nécessaire, un apprentissage supplémentaire. « Ça n’est pas toujours rosé entre nous, on s’engueule beaucoup parce qu’on se connaît bien et que l’on peut se dire de cruelles vérités. Mais c’est ensemble, par la confiance totale établie entre nous, que l’on avance. «
Ne cherchez pas le Théâtre delà Mezzanine dans une programmation de scènes publiques, vous ne le trouverez pas. Sans doute trop atypique. C’est pour cela que Denis Chabroullet risque le pari du circuit privé.
« Je suis connu en Seine-et-Marne et dans la Creuse, allez, j’ai de l’ambition, je veux conquérir le public parisien », en vraie star. Pour sa prochaine création, il travaillera avec des femmes: « Il y a encore quelque chose que je n’ai pas trouvé. Je suis que, çà parlera .de culpabilité, de la culpabilité des femmes. Je les fais attendre, les femmes. Après les avoir attendues toute ma jeunesse chez les curés, ce doit être une petite vengeance. «
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