En marge des grosses productions du rock anglais, l’année écoulée aura aussi servi d’écrin à l’artisanat ténébreux de Delicatessen, petit groupe résistant et combatif, signataire avec CF Kane d’un des meilleurs singles de 95. Neil Carlill, leur petite star réfractaire, dresse ici l’état des lieux -intérieur et austère- d’une industrie discographique de plus en plus inflexible et lourde. De la dure condition du groupe indépendant en Angleterre.
Neil Carlill : Quand j’étais gamin, je passais mon temps à rêver au monde magique de la pop : les beaux vêtements, les guitares électriques, les coupes de cheveux, les lumières.
C’était un univers magique, plutôt, imaginaire, quelque chose qui jouait pour moi le rôle des contes de fées. D’une certaine manière, ma Cendrillon à moi, c’était David Bowie.
Vu de ma chambre, tout paraissait simple : on écrivait une chanson, et puis le lendemain, on passait à la télévision et tout le monde achetait votre disque. Je n’aurais jamais pensé que dans la réalité le monde de la musique était si tordu, si compliqué… Avec Delicatessen, lorsque nous nous sommes sentis prêts à faire paraître nos premiers disques, nous avons fait le tour des grosses maisons de disques, méthodiquement, à la recherche d’un contrat. Il n’était pas très difficile d’obtenir des rendez-vous avec les directeurs artistiques, le groupe semblait vraiment les intéresser et les sommés qu’on nous proposait étaient souvent généreuses. Mais passé l’idylle du premier rendez-vous – où on vous laisse entendre que vous allez devenir les rois du monde, que vous aurez tout le contrôle dont vous pouvez rêver -, les rapports avec les maisons de disques deviennent vite impossibles. On vous impose une relation construite sur les rapports de force, jamais sur la confiance. Pour nous, il est vite devenu évident que nous allions devoir nous battre seuls, que le circuit classique – signature, tournées, clips, promotion ? ne conviendrait pas à Delicatessen. »
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« Depuis le premier jour, je sais parfaitement ce que je veux : que ce groupe ne sonne comme nul autre, qu’il reste totalement indépendant, libre de ses mouvements. Lorsqu’on entend les premiers disques d’un groupe comme Blur- si différents de ce qu’ils font aujourd’hui-on comprend que le groupe ait pu traverser un tel passage à vide après son premier album. Ces gens-là ne savaient manifestement pas où ils voulaient aller, ils avançaient à l’aveuglette. Je veux également construire une image forte et aussi artistique que possible, sans pour autant tout miser sur le physique et l’attitude -ce qui ne serait pas très difficile. En Angleterre, le règne de l’allure est devenu intolérable : on aime un groupe parce qu’il est beau et non pas parce qu’il écrit de bonnes chansons ou véhicule; une certaine intelligence, un esprit. Les groupes qui tombent dans ce panneau-là vieilliront mal. «
« Au départ, j étais profondément naïf; je pensais pouvoir être têtu et obtenir tout ce que je voulais des autres, persuadé que les gens succomberaient en entendant nos chansons. Et puis, en découvrant les réalités de l’Univers musical, en prenant conscience des obstacles, l’ai ressenti le besoin de me trouver des repères, des exemples précis de gens qui vivaient leur passion à leur manière, sans pour autant se couper entièrement du monde commercial et partir en guerre contre la terre entière. Ces gens-là, tout le monde les connaît : Tom Waits, The Cure, PJ Harvey, Nick Cave, Gallon Drunk ou encore les Tindersticks. Des gens qui sont des musiciens fanatiques et qui ont une telle foi en ce qu’ils font qu’il leur est absolument impossible de faire des compromis. Avec Delicatessen, c’est cette famille-là que nous souhaitons appartenir, nous avons donc choisi de monter un label pour conserver les droits sur nos disques et être parfaitement maîtres de notre destinée. Travailler dans ces conditions est difficile et souvent frustrant, mais je serais incapable de procéder autrement. »
« Le débat « label indépendant contre grosse maison de disques » n’a jamais été aussi actuel. On assiste à une terrifiante banalisation de la production. Les maisons de disques pensent tenir des formules définitives qu’elles appliquent à tous leurs groupes : même schéma promotionnel, même pochette, même son. Ça donne vie à des courants bidon comme la brit-pop -que tout le monde prétend abhorrer mais dont tout le monde se sert. Il est devenu de plus en plus difficile d’être véritablement indépendant dans ce pays. Pour y parvenir, il faut avoir beaucoup de succès et dicter ses règles – c’est le cas de PJ Harvey ou de Nick Cave -ou bien savoir renoncer à des tas d’avantages immédiats et s’armer décourage. Pour Delicatessen, je sais que la route sera longue et semée d’embûches, mais quand je parviendrai au but que je me suis fixé, j’aurai gardé mon âme avec moi. Je passe un temps fou sur ma guitare et sur mes textes, refuse de travailler dans la facilité, si bien que je n’aurai jamais à rougir de nos disques. Et lorsque je ne suis pas accaparé par une de mes chansons, j’écris des nouvelles, des petites histoires sombres et étranges, proches de l’univers de Burroughs ou de Bukowski. Je suis incapable de passer une journée sans stylo à la main. »
« Il ne se passe pas une semaine sans que je n’achète ma dose d’albums et de 45t vinyle et les hebdomadaires spécialisés. Me sentant de plus en plus aliéné depuis quelques années, cette passion est devenue de plus en plus importante et précieuse. Etre attentif à la musique de ce pays est une excellente école pour quelqu’un qui veut
tenter sa chance dans ce milieu : on apprend vite ce que sont l’orgueil, l’ambition, l’aveuglement. J’ai énormément appris des erreurs des autres. »
« Chaque matin, il faut accepter l’idée d’entamer la journée les poches vides, sans confort matériel. N’ayant aucune structure derrière nous, nous nous en sortons en donnant énormément de concerts, souvent dans des petites salles que les gros groupes ne connaissent pas. En entretenant des réseaux de soutien, d’amitiés, en répondant à tous les gens qui nous écrivent. En nous débrouillant pour être invités dans des émissions de radios locales. En somme, en utilisant tous les moyens souterrains qui ont donné à ce pays une tradition musicale aussi forte. Mais c’est un travail rude et coûteux… Lorsqu’il fait froid dans ma salle de bains et que j’ai du mal à entrer dans ma baignoire, je me dis qu’il aurait été beaucoup plus judicieux d’accepter l’argent d’une major… Mais je ne regrette rien. Avant de me lancer à fond dans la musique, j’avais un boulot d’informaticien. J’ai connu le plus beau jour de ma vie lorsque j’ai quitté mon bureau pour la dernière fois. »
« Je n’ai pas d’autre choix que de me jeter corps et âme
dans cette bataille. Je suis très impressionné par ce que Baby Bird est en train de réaliser : sortir cinq albums en quelques mois pour prendre le monde par surprise, s’imposer à lui par la force et le travail. Je trouve ça fantastique -et très punk dans l’esprit. Le deuxième album de Delicatessen paraîtra en mars. Là aussi, il s’agit d’accélérer la cadence pour se faire remarquer, pour devenir un groupe incontournable.
PJ Harvey na pas construit son succès sur un seul album. Moi aussi, je saurai être patient. Je suis jeune, j’ai toute la vie devant moi. Si je passais trop de temps à me poser des questions sur telle où telle chanson, je n’avancerais plus, je deviendrais fou avant même d’avoir terminé un seul album. Face à cette industrie qu’est devenue le monde du disque, il n’y a pas d’autre option que le culot. Quand je vois les Tindersticks ou Nick Cave à la télévision ou en concert, je reprends des forces : ces gens-lame donnent envie de me battre pour ma musique. Ils sont les gardiens de l’esprit d’indépendance. »
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