Jeudi dernier, les Américains de Deerhoof jouaient au Petit Bain, dans une salle acquise à leur cause. On en a profité pour interviewer le batteur Greg Saunier, figure de proue de l’un des groupes les plus passionnants du paysage rock de ces vingt dernières années.
Depuis vingt ans, Deerhoof s’applique à déjouer les codes de la pop-music, dans un concassement d’envies, de fulgurances et de débordements parfois spontanés, parfois mûrement réfléchis, parfois tout cela à la fois. La relative indifférence que génère le groupe paraît alors tout à fait imméritée : si Deerhoof n’obéit certes à aucun schéma traditionnel (ou peut-être à tous à la fois, d’où le sentiment d’éparpillement que l’on peut éprouver à la première écoute), il demeure aujourd’hui l’une des formations les plus influentes dans le circuit rock actuel, et compte dans ses rangs d’admirateurs pas moins que Radiohead, Beck, Dave Grohl, St. Vincent, Sufjan Stevens, TV on the Radio (la liste est encore longue) : soit des artistes qui vendent des disques par camions. Mais comme le dit si bien le batteur Greg Saunier, « le fan de Deerhoof est un thrill-seeker (un casse-cou). »
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Dans un paysage musical de plus en plus obsédé par les formes figées, Deerhoof apparaît donc comme une anomalie. Et c’est un des fabuleux paradoxes de ce groupe aux contradictions multiples : jamais dans un désir d’aliénation du public, toujours dans un élan de générosité, de fun, de jeu. Mais à force de brouiller les pistes et de n’obéir qu’à ses propres lois et désirs, le groupe a peut-être fini par ne parler que son propre langage. Ils semblent d’ailleurs avoir définitivement renoncé à un succès de masse (cela n’arrivera sans doute jamais, et c’est bien dommage), leur conversation s’articulant aujourd’hui en une sorte de solipsisme partageur. Ce qui confère au groupe un statut assez particulier, à la fois insulaire et en totale ouverture sur le monde.
Ce jeudi 19 février, au Petit Bain, les guitaristes Ed Rodriguez et John Dietrich sont d’ailleurs un peu à la peine au début du concert, et n’arrivent pas à suivre les folles embardées du batteur Greg Saunier. Malgré la technicité du quatuor (Greg Saunier a fait le conservatoire, et était passionné de musique classique en débutant le groupe), ce sont justement ses trébuchements qui rendent ce groupe si précieux. Un moment, le charley manque de tomber : tout le monde rigole, et repart de plus belle, le plaisir de jouer étant tellement palpable et communicatif qu’il emporte tout sur son passage.
J’ai lu une interview où tu disais que l’incompréhension intervenait comme moteur dans le processus créatif même de Deerhoof…
Greg Saunier – Oh oui, tout le temps ! Laisse-moi te citer un exemple : on est en train d’avoir cette interview 5 minutes après les balances, où on a joué cette chanson, Mirror Monster. J’ai senti que quelqu’un la jouait trop fort -en fait ce truc me taraude tous les soirs- du coup j’avais envie qu’on travaille là-dessus. Et au final, il l’a jouée encore plus fort que d’habitude, et c’était parfait, il a totalement maîtrisé le truc !
Parfois, on essaye de se parler, mais il y a constamment des malentendus sur ce que l’autre essaie de dire ou faire. Mais c’est comme ça que fonctionne le groupe : les chansons naissent justement de ces incompréhensions. En fait je suis même plutôt sceptique quand un groupe dit que ça se passe autrement, que tout le monde s’entend parfaitement…
Comme Kraftwerk, qui apparemment passerait des heures à discuter de tel ou tel détail autour d’un café, et prendrait à la fin une décision collégiale, parfaitement en accord avec tout le monde…
Eh bien justement, Kraftwerk est un exemple parfait de ce que j’essaie de dire. Si leur musique est si séduisante, c’est à cause de ça. Elle fonctionne comme un faux-semblant. Ils se fourvoient grâce à leur volonté, et arrivent ainsi à éviter toute forme d’accident en opérant un contrôle total sur ce qu’ils font. Ils s’accordent sur chaque aspect, mais c’est artificiel. Ils créent leur propre petit monde où les règles sont très claires, du coup tu es presque obligé d’y adhérer. Je vois vraiment la musique de Kraftwerk comme de la musique pour enfants, à cause de ça : un jeu de société avec des règles, qui n’autorise pas l’improvisation. Ils ont artificiellement créé un espace parfait pour eux et pour l’auditeur, où tout le monde est invité à jouer à faire semblant…
C’est marrant que tu dises ça, dans le sens où l’on souligne souvent le caractère enfantin, espiègle de la musique de Deerhoof…
Hum, c’est assez compliqué. Déjà, ce n’est pas une erreur, on travaille très dur à ça. Les paroles sont souvent volontairement très simplistes. Ce côté espiègle, comme tu dis, je pense souvent à un jeune enfant…ou non, plutôt à un chat, un bébé chat. Un chaton est extrêmement joueur, tu ne peux jamais prédire ce qu’il va faire, ou comment il va réagir. Il a son propre élan, sa propre manière d’opérer. Tu n’arrives pas à le suivre, il est totalement imprévisible. Or quand tu joues de la musique, c’est extrêmement difficile d’atteindre cette forme d’autonomie et d’imprévisibilité. Il faut que tu te sentes en absolue confiance avec les autres membres du groupe pour pouvoir te permettre certaines choses. Il faut connaître parfaitement les chansons, pour que quand quelqu’un fait un truc bizarre tu ne sois pas perdu. Donc dans un sens c’est l’opposé d’une musique enfantine : on travaille d’arrache-pied à construire une relation et à pouvoir être en mesure de suivre nos impulsions.
Et par rapport à l’extérieur, est-ce que l’incompréhension se situe également à ce niveau-là ? Tu fais attention à ce que le public va penser, ou comment il va réagir ?
Je ne dirais pas que je fais parfois attention à la réaction du public. En fait, je dirais que je fais constamment attention à la réaction du public (rires) ! Quand je joue, quand je compose, quand je répète, quand j’enregistre, quand j’écris, je ne pense qu’à ça ! Et quand finalement on se produit sur scène devant un public, c’est là que tout se passe. Je vois dans leur regard s’ils sont concernés ou pas, parfois je n’ai même pas à regarder, ça se sent si les gens sont connectés ou pas, et c’est un des sentiments les plus grisants que j’aie été en mesure d’éprouver dans ma vie. Parfois, dans ma chambre, j’essaie de créer des petites chansons, et j’imagine le public les chanter en chœur, donc quand ça arrive vraiment après, c’est absolument génial ! Et plus tu tournes, plus tu as envie de recréer cette conversation avec le public, mais aussi avec les membres du groupe.
La relation entre les deux est-elle la même, du coup ?
Non, elle est différente, bien sûr. Mon groupe joue pour le public, et même si parfois nous jouons avec le public, ce n’est pas la même chose. C’est comme une première rencontre à chaque fois, tu essaies de plaire à l’autre, de le taquiner, même. Le but est de créer une étincelle. C’est clairement un rapport de séduction, alors que tu connais si bien les autres membres du groupe après toutes ces années. Deerhoof est aujourd’hui presque un cerveau à quatre têtes.
Mais justement aujourd’hui, vous avez une fan-base très solide : le rapport ne tend-il pas à s’équilibrer ?
C’est intéressant que tu dises ça. Je pense que le public s’attend toujours à ce sentiment de première rencontre, même s’ils nous connaissent parfaitement. Ils s’attendent presque à voir débarquer un groupe totalement nouveau. Et même si on joue certaines anciennes chansons, il nous faut conserver cette fraîcheur.
Cet aspect-là est d’ailleurs présent sur vos disques, où même après 20 ans, chacun semble mû d’un sentiment de primeur…
Merci beaucoup. Mais oui, cela va avec ce que je disais avant. C’est ce que je dis à propos de devenir un adulte. Avec l’âge et le temps, cela devient plus facile de se lâcher artistiquement, de suggérer des idées un peu folles, comme des chansons de 15 minutes ou un long jam de musique d’orchestre. On n’a plus à se prouver nos valeurs les uns aux autres, on se fait confiance mutuellement, donc je pense que oui, on a acquis plus de liberté au fil des années.
La Isla Bonita, votre dernier album, est sans doute un de vos plus immédiats, up-tempo et enjoués, tout du moins au niveau de la musique…
Je suis d’accord avec ça. La Isla Bonita a été conçu suite à notre expérience de la tournée qui a suivi l’album Breakup Song. On se demandait quelles chansons fonctionnaient en live, et lesquelles ne fonctionnaient pas. Et on a essayé d’articuler notre album suivant en fonction de ça. On essaye toujours de devenir un meilleur groupe pour le public. Notre idée était vraiment tournée cette fois autour de la scène.
A propos du titre, La Isla Bonita, on perçoit une certaine ironie dans le propos. Au-delà de la référence à Madonna, on peut aussi vous voir comme un groupe à la fois insulaire et tourné sur le monde. De plus, les thèmes abordés traitent de problématiques socio-économiques et ne sont pas exactement « bonita »…
Oui, c’est vrai (rires). Mais tu vois, par exemple ici on est encore dans un cas d’incompréhension. Si Satomi était là, elle te dirait que le titre n’a rien d’ironique. Pour moi, il est ironique, mais pour elle l’album traite du Japon, qui est une belle île, et il n’y a aucun sarcasme là-dedans. Mais pour moi l’album est censé représenter l’image du pays dans lequel nous vivons, qui est une sorte de paradis factice.
En ce moment, on peut dire « ah tiens, la situation économique américaine est en train de s’améliorer », c’est peut-être écrit sur un bout de papier quelque part, mais si tu parles à des personnes réelles, ce sera un tout autre son de cloche. Je pense que notre musique traite de ce fossé. Un groupe va avoir un site internet, une page Facebook, de belles photos promo, tout cela sert à représenter une image, qui est de toute façon forcément faussée. Il y a cette idée que les gens se doivent de présenter une image positive d’eux-mêmes, alors que ce n’est pas nécessairement le cas. Il y a presque cette obligation de devoir créer des projections irréelles de soi-même, les actualiser, ajouter du contenu.
Justement, à ce moment-là, la musique ne devient-elle pas un contenu comme un autre à fournir ?
C’est même le contenu principal (rires) ! Mais pour moi ce qu’il y a d’intéressant c’est quand on peut interpréter la musique à différents niveaux. Parfois, tu te dis : « ah tiens, c’est une chanson d’amour », ou alors, « non c’est une charge politique », ou encore « ah, en fait c’est vraiment à propos du groupe, ils traitent de leur propre situation ». L’exemple typique est bien sûr Sgt. Pepper. Tout à propos de cet album peut être perçu comme prétentieux, et pourtant Les Beatles se présentent eux-mêmes comme une fanfare sur la pochette, dans un aspect de pur divertissement, alors que le disque vise bien évidemment au-delà de ça.
Oui, mais aujourd’hui un album comme Sgt. Pepper ne fonctionnerait plus vraiment. D’une manière générale, aujourd’hui les albums-concepts sont plutôt moqués et paraissent forcés…
Tu penses quoi de Radiohead, tu trouves que leur attitude paraît forcée, trop évidente ?
Oui, plutôt. Ce qu’on ne retrouve pas du tout chez Deerhoof, où la démarche semble beaucoup plus spontanée…
C’est intéressant. Pour moi encore une fois, avec Deerhoof tout relève du malentendu. La raison pour laquelle nous sommes qui nous sommes est parce que nous sommes si différents les uns des autres. Nous ne sommes pas Kraftwerk, on ne vote jamais pour savoir ce qui va ou pas. Nous avons des tests cependant, mais nous n’avons même pas besoin de les formuler. Si quelque chose paraît trop forcé, trop prétentieux ou trop ampoulé, en général ça se sent tout de suite.
Tu penses toujours qu’être dans un groupe de rock est une des choses les plus futiles qui soient ?
Non. Plus je vieillis et plus je suis en train de changer ma perception des choses. Ok, il y a deux jours, on jouait à Leipzig et un type est venu nous voir à la fin du concert pour nous féliciter. Et en fait il était docteur. Bien sûr, un batteur de rock est complètement futile à côté d‘un docteur, je ne sauve la vie de personne. Mais pour moi une culture qui aurait des docteurs mais pas de musique où tu peux rire de toi me ferait assez peur. En ce moment, la musique américaine ne rit pas assez d’elle-même, particulièrement la pop-music. Je pense qu’elle dit principalement ça : « je suis important, tout tourne autour de moi ».
Mais cela n’est-il pas intimement lié aux fondements mêmes du rock’n’roll, qui correspond à la naissance de l’idée d’adolescence comme cible mercantile ?
Absolument pas. Pour moi, la définition du rock’n’roll est l’exact opposé. C’est une musique qui vient du blues et qui dit quelque chose. Bien sûr que je ne suis pas important, je fais semblant d’être important. C’est un jeu. Tout le monde est conscient de la blague, mais c’est justement ça qui est beau. Je pense que les artistes américains ne jouent plus assez aujourd’hui.
Il y a quelques années, on a joué dans un groupe qui s’appelait Congotronics vs Rockers, avec des artistes comme Konono N.1 et des musiciens congolais qui n’ont absolument rien à faire du rock’n’roll. Mais la musique qu’ils jouent partage le même esprit. Quand ils sont vraiment partis, ils rigolent tous. Ça paraît stupide, ça paraît idiot, mais ça fait partie de la beauté de la chose, c’est comme ça que l’être humain apparaît. Et c’est aussi à ce moment-là que tu communiques véritablement quelque chose.
On en revient à ce que tu disais, du fait que tu penses presque plus au public quand tu enregistres que quand tu joues : le fait de jouer est-il en fait la réalisation d’un discours ?
Exactement. Tu enregistres un disque un an avant qu’il ne sorte, et cette projection, cette conversation fantasmée est tellement retardée que ça peut te rendre fou. C’est tellement bizarre, c’est comme si tu ne pouvais pas pleinement formuler ce que tu as à dire.
Le live intervient-il donc comme une respiration ?
Ouais, exactement. C’est une bonne analogie.
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