Depuis la fin des années 1980, les rappeurs américains n’ont jamais cessé de faire de leurs morceaux des messages d’alerte, comme autant de poings tapés sur la table des différents présidents américains. Avec, à chaque fois, cette double volonté : dénoncer les violences policières et reprendre à leurs comptes un constat formulé par James Brown quelques décennies auparavant. Être noirs et fiers de l’être.
Ces derniers jours, deux évènements sont revenus rappeler l’importance du hip-hop dans l’histoire récente des mouvements sociaux aux États-Unis. Un : le bond des écoutes en streaming de Fuck Tha Police de N.W.A., This Is America de Childish Gambino ou Alright de Kendrick Lamar. Deux : la sortie de RTJ 4, le quatrième long format de Run The Jewels, toujours très pertinent, engagé et parfaitement en phase avec le contexte insurrectionnel actuel – “Regardez tous ces maîtres d’esclaves qui posent sur vos dollars”, clament-ils sur JU$T, comme pour rappeler que les rappeurs n’ont pas fini de questionner le racisme systémique qui ronge la société américaine.
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Ces cinq dernières années, d’autres artistes avaient déjà pris le pouls de cette insurrection en cours. Quand Jay-Z sample Four Women de Nina Simone et encourage la communauté noire à s’émanciper financièrement, 21 Savage fait de sa vision noircie la conséquence d’une oppression subie depuis sa plus tendre enfance ; quand Vince Staples monte en intensité et se la joue Black Panther sur BagBak, au point de réclamer plus de Noirs à la Maison Blanche, c’est Joey Bada$$ qui fait d’All-Amerikkkan Badass une critique violente et subtile du mal qui ronge les États-Unis depuis de nombreux siècles : la suprématie blanche, la privation systématique des droits des personnes de couleur.
911 is a joke
Ce fracas de conscience, KRS-One tentait déjà de le formuler en 2004, dans un débat organisé par le New Yorker, précisant qu’il ne se sentait pas affecté par les évènements du 11 septembre 2001. À vrai dire, il aurait même plutôt tendance à s’en réjouir, tant cet attentat semble avoir touché l’autre Amérique, celles des puissants et des privilégiés : “Parce que quand nous descendions au Trade Center, nous nous faisions frapper par des flics, on nous disait qu’on ne pouvait pas entrer dans ce bâtiment… De la discrimination raciale. Donc, quand les avions ont heurté l’immeuble, nous étions genre : hmmmm, ce n’est que justice.”
Historiquement, le hip-hop a régulièrement servi de haut-parleurs, se faisant l’écho du désespoir d’une population tristement abandonnée à la marge, à la pauvreté et aux injustices. Avec, en ligne de mire, deux cibles principales : l’État et son bras armé. À la fin des années 1980, deux titres en attestent avec force : Fight The Power de Public Enemy et Fuck Tha Police de N.W.A., deux tubes incendiaires, accusateurs, qui engagent un jugement abrupt sur le présent et ne laissent que peu d’options aux auditeurs. Il s’agit de rejoindre la horde ou d’accepter les directives gouvernementales. En réalité, la puissance de ces morceaux est telle que la première option se révèle rapidement la plus séduisante, la plus juste et la plus à même de capter le chaos ambient.
Noir et fier
Depuis, une flopée de rappeurs ont cherché à mettre en son cette “colère noire” finalement théorisée en 2015 par l’écrivain Ta-Nehisi Coates : c’est Ice-T qui annonce le fond de sa pensée dès le titre de son morceau, probablement le plus célèbre de Body Count, Cop Killer ; c’est Ice Cube qui affiche le corps de l’Oncle Sam sur la pochette de Death Certificate, prophétisant en quelque sorte les émeutes de Los Angeles en 1992 ; c’est 2Pac qui, dans le livret de son premier album, écrit : “Fuck all Police, skinhead, nazi whatever !!!” ; c’est aussi Lil Wayne qui profite de Georgia… Bush pour s’en prendre à l’ancien président des États-Unis, responsable selon lui de la situation catastrophique à la Nouvelle-Orléans, dévastée par le passage de l’ouragan Katrina ; enfin, c’est J. Cole qui publie Be Free quelques semaines après la mort de Michael Brown, abattu par un policier à Ferguson.
Toutes ces intentions ne seraient rien sans le style. L’Amérique reste le pays de l’entertainment, et à ce petit jeu, les rappeurs redoublent d’idées pour étaler sans réserve leur mépris pour les injustices. Rosa Parks, par exemple : le morceau d’OutKast fait partie de ces tubes qui procurent l’envie toute bête de chanter sous la douche, quand bien même le sujet abordé ne se prête pas à ces élans de gaieté.
Même constat pour Don’t Don’t Do It de N.E.R.D. qui, en 2017, reprend les mots d’une Afro-Américaine, prononcés quelques secondes avant que son mari ne tombe sous les balles de la police – preuve d’une prise de conscience générale depuis l’émergence du mouvement Black Lives Matter, Pharrell, pourtant habitué à se tenir à l’écart de ce genre de problématiques au cours de ses vingt premières années de carrière, a composé dernièrement la BO de Letter To My Godfather, documentaire Netflix consacré à Clarence Avant, qui vise depuis les années 1960 à une plus grande reconnaissance des artistes Afro-Américains.
La colère gronde
Question style, les rappeurs excellent également dans la mise en images de leurs convictions. Ainsi de This Is America de Childish Gambino, de Formation, où Beyoncé met en scène un jeune danseur noir face à une rangée de brigades anti-émeutes, et Alright, où Kendrick Lamar rappe depuis une voiture portée comme un cercueil par quatre policiers, quelques secondes avant de dominer la ville de Los Angeles, perché sur un lampadaire, dont il finit par chuter, abattu par les forces de l’ordre…
Parfois, les intentions se font plus frontales, comme sur le fameux FDT (Fuck Donald Trump) de YG (revisité depuis en FTP, pour “Fuck the police”) ou PIG Feet, dont le clip vaut comme un avertissement : “Les vidéos qui composent ce clip sont issues d’évènements qui se déroulent juste de l’autre côté de votre fenêtre”, préviennent Terrace Martin, Kamasi Washington et Denzel Curry, dont on sait l’intérêt pour la question des violences policières – le MC de Carol City fréquentait le même lycée que Trayvon Martin, tué par balles à seulement 17 ans en 2012.
“Ils disent qu’ils veulent te voir réussir, mais ce n’est pas le cas/Tu vis bien ? Ils te flashent avec une lumière sur le visage”, rappait déjà Mos Def en 1999, symbolisant une défaite sociale : celle d’un pays qui, malgré le mouvement des droits civiques, malgré les activistes du Black Lives Matter, malgré la présence d’un président noir, continue de refuser l’égalité à une partie de sa population.
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