Revenu furibard de l’échec du précédent album Bulhoone mindstate, De La Soul jouera désormais la transparence : des mots tranchants plutôt que des métaphores fleuries, des coups de tête plus que des litotes. Toujours aussi Shadoks, Posdnuos, Mase et Dave nagent goulûment à contre-courant sur le nouveau Stakes is high. Mais ils ont désormais échangé la brasse coulée contre le crawl. Médaille d’or ?
« Ras-le-bol des poufiasses secouant leurs fesses. Ras-le-bol de parler de joints. Marre des lunettes Versace, ras-le-bol de l’argot. Marre des marques de vêtements. Marre des pétasses R & B sur des titres de merde. Cocaïne et crack qui apportent la maladie aux Blacks. Marre des rappers prétentieux aux raps malsains. » (De La Soul, Stakes is high.)
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Cette fois, c’est clair : De La Soul est enragé. Qui n’a pas eu le sourcil incrédule et la mâchoire pendante en découvrant ces rimes féroces, tirées du nouvel album des chantres de l’afrocentrisme positif ? Pourtant, « Posdnuos » Mercer, « Trugoy The Dove » Jolic’ur et « Maseo » Mason ne disaient pas autre chose il y a déjà sept ans, sur leur classique premier album 3 feet high and rising. Trop occupé à se féliciter de la révolution de la forme qu’ils auguraient un style musical décomplexé allant jusqu’à échantillonner la pop sixties des Turtles , personne n’avait prêté l’oreille à la révolution de fond dont témoignait leur discours critique à l’encontre du matérialisme clinquant des rappers d’alors, déjà lestés de chaînes en or épaisses comme le bras.
Personne n’était prêt pour ce mariage de la colère et de l’humour. Pire : alléchés par leur attitude positive, leur ton optimiste tranchant avec les modèles en vigueur le gangstarap, déjà et le symbolisme naïf de leur pochette des fleurs de couleurs vives et des signes de paix, du jamais vu dans le rap , médias et industrie avaient eu tôt fait de leur confectionner un costume de gentils rappers hippie pop taillé sur mesure pour le marketing. L’intelligence, l’analyse sociopolitique tout en nuances et la subversion de leurs propos en furent ainsi occultées. Un malentendu qu’ils n’ont eu de cesse de dissiper depuis, avec plus ou moins de bonheur, allant jusqu’à s’autodétruire symboliquement sur leur second album. Clairement intitulé De La Soul is dead, ce disque était une manière de rompre définitivement avec cette image d’Epinal, sale caricature aux antipodes de la réalité, et maléfice tenace qui leur colle encore aujourd’hui à la peau.
« Nous avons toujours été incompris. Les médias et le public se sont toujours concentrés sur nos chansons les plus faciles, comme Me myself and I sur le premier album et Ring ring ah hey sur le second. C’est désolant pour un artiste de réaliser que toute une partie de sa créativité reste ainsi sur le carreau, qu’elle n’a même pas une chance d’être entendue ou comprise. Nous avions bien plus à offrir que ces singles : chacun de nos albums constitue un ensemble indissociable que nous nous efforçons d’équilibrer. Lorsqu’un seul aspect est mis en avant, c’est très dommageable pour notre travail comme lorsqu’une phrase est extraite d’un discours et sortie de son contexte. Nous mettons beaucoup de nous-mêmes dans nos textes, beaucoup d’âme, de sentiments, d’analyse. Nous sommes conscients qu’il est nécessaire de présenter nos réflexions dans un emballage la musique attrayant. Hélas, le public a tendance à appréhender l’aspect musical en premier pour ne venir qu’ensuite au message, s’il y vient un jour. Par exemple, je doute que beaucoup de gens se soient penchés sur Millie pulled a pistol on Santa (sur le thème de l’inceste). »
Si le groupe déplore certains facteurs indépendants de sa volonté l’incompréhension du label Tommy Boy notamment dans sa faillite à faire passer le message, De La Soul ne plaide pas innocent pour autant. « Fuck being hard, Posdnuos is complicated » (Rien à foutre de se la jouer dur, Posdnuos est compliqué), annonçaient-ils sur leur livraison précédente, Bulhoone mindstate leur plus grand échec commercial à ce jour. Ils ne referont plus cette erreur, pleinement conscients désormais de leur principal écueil : le manque de clarté du discours, opacifié par l’avalanche de métaphores et autres subtilités allégoriques. « Nous avons fini par comprendre que pour faire passer un message primordial, rien ne sert de parler chinois à un Américain. Il faut se mettre à son niveau, c’est du simple bon sens. Pourtant, depuis toujours, nous aimons compliquer les choses, être plus difficiles que les autres. Si notre discours manquait de limpidité, ce n’était jamais dans le but de frustrer l’auditeur ou de n’être compris que d’une élite. C’était simplement notre façon à nous de demeurer tranchants, de nous prouver que nous pouvions rester créatifs sans jamais tomber dans la facilité. Pour ce nouvel album, nous avons fait un très gros effort sur les textes : les rimes sont moins compliquées, moins abstraites et plus directes, le symbolisme est en retrait et les métaphores sont limpides, c’est le contrepied de tout ce que nous avons fait jusqu’ici. Mais attention, nous ne sommes pas devenus simplistes pour autant. »
Ce qui frappe en premier sur le nouvel album de De La Soul, bien avant la clarté des textes et la volonté d’épure sur le plan musical, c’est la colère brute qui anime Posdnuos et Dave quant à l’état du hip-hop comme miroir de la société. « Mon degré de tolérance est tombé à un niveau très bas ces derniers temps, admet Posdnuos. Je suis atterré par tout ce qui se passe dans le monde et par le niveau d’arrogance et d’ignorance l’un n’allant plus sans l’autre. J’en viens à gifler l’auditeur dans mes paroles pour qu’il m’entende, se réveille de sa torpeur et descende du train dans lequel il est monté sans réfléchir et où il est coincé. Ma colère n’est pas enracinée dans le hip-hop, mais dans la vie elle-même. Le hip-hop n’est qu’un reflet, qu’une métaphore de la vie. Si la vie est nulle, le hip-hop est nul. Lorsque la société sera assainie, le hip-hop ira bien. En tant qu’individu, je ne passe pas ma vie à essayer de réparer le hip-hop. Mes rimes, malgré les apparences, parlent toujours de la vie ; c’est elle et elle seule qui m’importe. La vie de mes enfants et de leurs enfants, et comment chacun d’eux va trouver sa place dans ce monde. »
Posdnuos, Dave et Mase sont désormais pères de famille et il paraît évident que leur vision du monde a été radicalement affectée. Au risque de paraître rétrogrades, ils affirment haut et fort, comme aucun autre rapper n’avait osé l’admettre avant eux mais sans jamais prêter le flanc à la critique douteuse des infects nouveaux moralistes, que la violence prévalente dans le rap influence concrètement les jeunes. « L’ignorance étant mère de misère, les rappers devraient cesser de se concentrer sur des thèmes dégradants, cesser de prendre dans leurs filets les jeunes avec ces sempiternels schémas de la médiocrité. Les gens n’ont plus d’amour-propre, les enfants sont élevés sans valeurs. Dans notre communauté, les gamines font des gosses auxquels elles ne peuvent transmettre aucune valeur puisqu’elles n’en ont aucune elles-mêmes. Et ces gosses font à leur tour des gosses auxquels ils ne pourront transmettre que de l’ignorance. Le rap n’est que le reflet de la mentalité dominante. Les mecs parlent de choses limitées, strictement matérielles, qui leur font croire qu’ils sont quelqu’un : si je suis dans cette Mercedes Benz, c’est que j’ai la cote ; si je porte cette montre de 1 500 f au poignet, c’est que j’ai de quoi. Je vends plus de drogue que Noriega… Quel intérêt ? Ces mecs ne se respectent même pas, c’est la raison pour laquelle ils insultent les femmes. Dans leurs clips, ils convoquent des nuées de beautés pour chanter leurs louanges : ils se donnent l’illusion d’être des dieux, parce que, en réalité, à l’école, étant crétins et moches, aucune fille ne voulait leur parler. Même à nos débuts, lorsque nous étions encore très naïfs, notre objectif n’était pas d’avoir une voiture pour épater les filles. Pour nous, rimer signifiait avoir du talent. Lorsque nous fantasmions, cela relevait toujours strictement du domaine artistique : nous rêvions de jouer au Madison Square Garden. Nous comprenons que certains rappers parlent de leur vécu, de leur environnement qui est loin d’être rose. Mais ils négligent tout de même de nombreux aspects de leur vie. Nous ne demandons pas aux rappers d’être des modèles de vertu, mais il ne faut pas rendre autant hommage au mal qu’au bien. Nous pouvons être indulgents lorsqu’il s’agit d’un premier album, mais au second, lorsque ces groupes commencent enfin à voir le bout du tunnel, à jouir de la vie, ce n’est plus acceptable. Tout le monde sait bien qu’Ice Cube et Dr Dre ont fui l’enfer de Compton dès le premier album. Ils vivent désormais dans de belles maisons, dans les beaux quartiers, entourés de leurs familles. Alors pourquoi ne pas en parler ? N’aiment-ils pas leur famille ? N’embrassent-ils pas leurs enfants ? Ils doivent faire leur autocritique et leur révolution personnelle, car personne ne le fera pour eux. La grande différence entre eux et nous, c’est que nous n’avons pas besoin de faire des efforts pour être positifs car nous avons été élevés dans cet esprit : notre groupe n’est gouverné que par ce que nos c’urs lui dictent. Cela dit, positivité ne signifie pas optimisme béat. Nous n’avons jamais hésité à aborder des thèmes aussi durs que le viol, l’inceste ou la drogue. »
Afin d’équilibrer la balance en offrant au hip-hop un pôle de créativité positif, De La Soul annonce la réconciliation des légendaires Native Tongues avec A Tribe Called Quest et les Jungle Brothers qui sortiront tous deux un nouvel album d’ici l’automne. A côté de ce noyau de base, Busta Rhymes, l’ami de toujours, est également de la partie. En revanche, Black Sheep et Monie Love ne sont plus au générique mais l’entité intègre quelques nouveaux venus tels que l’excellent Common Sense de Chicago, que l’on peut découvrir sur The Bizness. Quant à Queen Latifah, qui n’a pas donné de nouvelles depuis longtemps, la porte lui est toujours grande ouverte. « La réunion des Native Tongues s’est opérée naturellement. Il se trouve que Tribe, les Jungle et nous avons travaillé à peu près au même moment sur nos quatrièmes albums respectifs. Nous avons beaucoup traîné ensemble à cette occasion et les gens étaient visiblement heureux de nous voir réunis comme au bon vieux temps. Auparavant, nous ne nous sentions pas prêts, nous étions davantage concernés par nos vies privées. Aujourd’hui, alors que les clans et les cliques dominent le marché, nous avons ressenti le besoin urgent de renouer officiellement les liens en tant que groupe d’artistes, pour rééquilibrer les forces du hip-hop. Les Native Tongues occupent une place à part dans le rap, un espace que nous sommes les seuls à pouvoir combler. Le but n’est pas de sortir un album en commun, ni même d’apparaître sur les albums des uns ou des autres. Nous voulons nous exprimer d’une même voix sur notre philosophie de la vie et sur l’industrie du rap. Nous avons toujours eu les mêmes buts musicalement : il n’y avait aucune limite dans les genres musicaux que nous nous permettions de sampler, ni aucune barrière aux expérimentations créatives. Quant aux paroles, l’esprit était similaire : discuter de thèmes inattendus qui sortent de la trilogie flingues-fringues-drogues. Nous essayons, avec les Fugees, avec Goodie Mob, de faire bouger les choses de façon positive dans cette industrie et dans notre communauté. Avec un peu de chance, d’ici l’an prochain, nous pourrons peut-être essayer de démarrer quelque chose ensemble. »
On se souvient pourtant des rimes assassines d’I am I be sur le dernier album de De La Soul, témoignant d’une sérieuse dégradation des relations au sein de la famille : « Some Tongues who lied and said we’d be Natives to the end, nowadays we don’t even speak » (Certaines Langues ont menti, celles qui disaient que nous serions Natives pour toujours, actuellement on ne se parle même plus). « Mon problème, c’est que je prends tout très au sérieux, confie Posdnuos. Dans cette rime, je me souvenais de notre rêve commun d’être amis pour la vie. Lorsque De La Soul est devenu célèbre, alors que les carrières de Tribe et des Jungle n’étaient pas encore aussi florissantes, une certaine amertume est apparue, entretenue par la faune opportuniste qui gravitait autour de nous. Afrika (Jungle), Q-Tip (Tribe) et moi étions si proches que je ne pouvais admettre aucune remise en cause de nos engagements. Il était clair à mes yeux que je serais toujours de leur côté quoi qu’il arrive, que je n’essaierais jamais de les trahir. J’étais surtout très offensé que l’on ait pu douter de moi, de ma loyauté, de ma fidélité, de ma sincérité. »
Aucun grief n’anime en revanche le groupe au sujet du grand absent de cet album, son légendaire producteur, Prince Paul, quatrième membre officieux et artisan pour une large part du succès de De La Soul. « Il n’y a aucune dissension entre Prince Paul et nous. Il a toujours fait partie de la famille, il est pour beaucoup dans ce que nous sommes. Il est le cinoque du groupe, celui qui apportait la touche débridée. A y regarder de plus près, il a sans doute eu un rôle de modeleur, de sculpteur pour De La Soul. Cette fois, il a choisi de nous laisser voler de nos propres ailes car il estimait que nous en étions capables. Il avait aussi ses propres projets de production à mener à bien, ainsi que son groupe The Gravediggaz avec The RZA, du Wu-Tang Clan. »
Stakes is high (les enjeux sont élevés), donc. Pas seulement pour le hip-hop et la société, mais aussi pour De La Soul, bien décidé à se faire entendre. Cet album, après le semi-échec du précédent, prend pour eux des allures de dernière chance. « Ce disque représente une étape cruciale pour De La Soul : nous allons pouvoir mesurer si nous avons encore notre place dans l’arène. Les gens ont-ils encore une oreille pour entendre ce que nous avons à dire ? Faire un hit ne signifie rien, vendre des millions de disques non plus si le message n’atteint pas sa cible. Nous sommes très curieux des réactions que va susciter cet album dans la nation hip-hop : qui va se sentir visé, qui verra rouge ? » Pour que le hip-hop revienne à son essence originelle, Posdnuos, Mase et Dave ne voient qu’une solution, le retour à l’underground. « Il faudrait retourner à la lutte des premières heures lorsque rien n’était facile, lorsqu’il fallait travailler pour être bon et batailler pour faire reconnaître son talent. Dans l’idéal, il faudrait ne plus pouvoir s’investir dans le rap pour gagner de l’argent, mais seulement par pure passion. Pour renouer avec la créativité, il est nécessaire de se libérer des contraintes commerciales. Pour ce faire, il faudrait que les rappers aient un job régulier et alimentaire en dehors du rap. »
Seule alternative à la fuite en avant du rap et à l’impasse où elle ne peut que mener, l’attitude de De La Soul est un exemple à méditer. Ce groupe a toujours résisté vaillamment aux sirènes des dollars et de la compromission en réussissant à chaque fois le tour de force de se renouveler dans la continuité. C’est que son engagement constant au c’ur des valeurs fondatrices du hip-hop s’est toujours doublé d’un grand principe : nager à contre-courant. « Tant que le public se plaindra de ce que De La Soul ne fait pas ce que l’on attend de lui, tout ira bien. Nous prenons cette critique pour un compliment, nous nous sentons exaucés. Nous sommes fiers de surprendre, d’être des artistes originaux qui ne se laissent dicter leur style par aucune mode. Nous n’entrons dans aucune catégorie, nous sommes donc libres de pouvoir déployer notre créativité sous tous les angles possibles. L’important est d’être perçu comme un groupe menant une recherche artistique plutôt qu’un groupe qui ne cherche qu’à ramasser la monnaie. Nous souhaitons être associés au hip-hop jusqu’à son dernier souffle. Notre but est de représenter une valeur au sein de cette culture. La longévité a toujours été l’un de nos objectifs, mais une longévité qualitative capable de surmonter toutes les embûches et toute l’absurdité de ce business. Bien que chacun de nos albums représente une étape, leur somme constitue un tout. Parfois, nous avons l’impression que moins il est mis d’énergie et de talents dans les morceaux, plus ça marche. Sans doute parce que le public est un peu flemmard. Comparé à nos autres titres, Me myself and I était sans doute le plus pauvre, pourtant il a servi de locomotive à notre premier album. C’est extrêmement décourageant mais ça fait réfléchir. Nous devrions peut-être torcher notre prochain album en une semaine. »
De La Soul, Stakes is high (Tommy Boy/East West)
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