En 2018, vingt-huit ans après sa publication, l’essai de Judith Butler, « Trouble dans le genre », trouve son application dans la pop. Avec Chris(tine & the Queens), Planningtorock et SOPHIE, la pop passe en mode queer et devient politique.
En 2018, il y eut cette rature. Un trait barrant les trois quarts d’un nom pourtant bien connu à l’international, celui de Christine & the Queens. Elle aurait pu choisir de gommer, d’effacer. Non, elle opta pour le trait barré, laissant là le fantôme de l’avant, tout en annonçant le présent, l’avenir, celui de Chris. Comme deux personnes en une, refusant véritablement de choisir, ou plutôt jouant avec les stéréotypes de genre comme avec son corps légèrement modifié, plus musclé, cheveux courts, immédiatement “garçonnisé” dans nos esprits étriqués.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Il y eut les accusations de récupération. Comme si, dix ans après le très hétéronormé I Kissed a Girl de Katy Perry qui surfait sur le fantasme masculin du sexe lesbien, Chris(tine & the Queens) utilisait le queer pour mieux vendre dans un délire marketing ultra-cynique. La confusion est effarante. Si Katy Perry amusait sans rien défaire (bien au contraire), Chris(tine & the Queens), elle, brouille le regard codifié, au risque d’agacer. “Je voulais exister en tant que femme compliquée, affamée, énervée, émue. Je n’avais pas envie de me reposer, ni de me protéger. Parfois, j’avais l’impression de prendre des risques, d’être au bord d’une falaise, et c’est ça qui m’intéressait”, nous expliquait-elle lors d’un entretien aux Inrocks en septembre dernier au moment de la sortie de Chris, son deuxième album.
Body politics
A la mélancolie et au bouquet de fleurs tendu telle une douce invitation sur la pochette du premier, Chaleur humaine, celle du second préfère le regard frondeur et désirant d’une Chris immortalisée en gros plan. Ses morceaux explorent les mêmes thèmes, à la fois bagarreurs et sensuels, chaloupés et rythmés. Que l’on soit sensible ou non à ses textes et productions, il est indéniable qu’avec Chris, Héloïse Letissier frappe fort dans le paysage musical français, où la pop s’est rarement faite politique.
“Les body politics sont au cœur de la pop, soutient pourtant Chris(tine & the Queens), profondément inspirée par Madonna comme Michael Jackson. Quand je suis revenue avec les cheveux courts et le ‘tine’ barré, beaucoup de gens ont cru que je transitionnais, alors que pour la première fois on voyait mon sein et mon téton qui pointait ! Donc le seul cheveu court était une indication de masculinité ! J’ai compris qu’avec mon corps je pouvais brouiller les pistes, donner une information viscérale, immédiate, pas forcément maîtrisée. Dans les commentaires de la vidéo de Damn, dis-moi, il y a beaucoup d’hétéros qui ne comprennent pas pourquoi ils sont excités… Je suis plus sexualisée qu’avant mais différemment…” Et d’ajouter : “Je suis tombée amoureuse de garçons et de filles. Au théâtre, au collège, quand il fallait choisir des rôles, j’étais très embarrassée parce que j’avais envie d’être un garçon, mais j’étais une fille… Ça m’a fait du bien, Judith Butler. C’était un espace de liberté”. Quelques mois plus tôt, Eddy de Pretto questionnait la définition viriliste et hétéronormée de la masculinité, infusant force et fragilité dans un rap sous influence Jacques Brel.
Pop queer
Mais la grosse claque queer nous a été offerte par Planningtorock qui, douze ans après ses débuts, poursuit sa réflexion sur la non-binarité en refusant de choisir entre les pronoms “il” et “elle”, leur préférant “they/them” (“iel” en français). Bourré de dance, de R&B, de house, caressé d’une voix ni masculine ni féminine, surgie du pitch shifting – un effet audio permettant de modifier la fréquence d’une voix afin qu’elle sonne plus aiguë ou plus grave que son timbre d’origine –, son quatrième album, Powerhouse, est l’une des plus belles déconstructions- reconstructions de l’année.
Comme l’indiquent leurs titres, Transome (contraction de “trans” et “handsome”) et Non Binary Femme éclatent de prises de position queer. “J’écris délibérément des chansons pop queer afin de parler de politique, d’amour et de sexe queer, de partager mes histoires au sujet des familles et de l’identité queer, de parler de handicap, de l’autisme de ma sœur et du long combat mené par ma mère pour garantir le droit de ma sœur à avoir une qualité de vie”, nous lâchait-iel début novembre.
L’invention de soi
Impossible en lui parlant de ne pas penser à Sophie, productrice transgenre ayant sorti son premier album, Oil of Every Pearl’s Un-Insides, cette année. “Tout acte est politique, mais la musique ne devrait pas l’être ouvertement, car je trouve le langage politique limité. La musique peut dire des choses plus contrastées, plus honnêtes. Ça permet de définir un nouveau monde et des idées pour lesquelles nous n’avons pas de mots”, nous racontait-elle alors. Chez Sophie, les normes tombent au rythme de ses expérimentations sonores, mixant marteau-piqueur, grognements, brisures, cassures, métal, verre pilé, voix pop.
Sur Immaterial, le refrain est une ode à l’invention de soi : “We’re immaterial, just immaterial. I could be anything I want […] I could be you and you could be me/ Always the same and never the same”. En 1990, Judith Butler écrivait dans Trouble dans le genre : “Nous ne pouvons pas faire comme si la colonisation n’avait pas eu lieu et comme s’il n’existait pas des représentations raciales. De même, à propos du genre, nous ne pouvons pas ignorer la sédimentation des normes sexuelles. Nous avons besoin de normes pour que le monde fonctionne, mais nous pouvons chercher des normes qui nous conviennent mieux« .
{"type":"Banniere-Basse"}