Depuis trente ans, l’œuvre monumentale de “l’homme à tête de chou” se joue des frontières et infuse durablement tous les genres musicaux. Vu de l’extérieur, Gainsbourg est toujours actuel.
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Gainsbourg par-ci, Gainsbourg par-là. Tout le monde n’a que ce nom à la bouche, depuis sa disparition le 2 mars 1991, dès lors qu’il s’agit d’évoquer le génie français de la chanson. Auteur, compositeur, interprète, arrangeur et producteur, Serge Gainsbourg est, depuis trois décennies, une influence esthétique fondamentale qui traverse tous les genres musicaux et qui dépasse toutes les frontières.
“Je n’avais jamais entendu si brillant mélange de rock et de cordes, confiait admirativement Beck en 2001 dans Les Inrockuptibles. Il y a quelque chose d’unique dans Histoire de Melody Nelson, d’immensément expressif et naturel. Ce qu’il y a d’intéressant dans Gainsbourg pour les Américains, c’est qu’il a traversé quarante ans d’histoire de la musique : jazz, chanson française réaliste, rock anglais, mambo, reggae. Gainsbourg ne correspond à rien de ce que nous avons pu connaître aux Etats-Unis en matière de musique. Il n’y a jamais eu et il ne saurait y avoir d’équivalent.”
En 2002, le songwriter américain paiera son tribut gainsbourgien dans un album, Sea Change, au point de troubler l’auditoire par la ressemblance manifeste entre sa chanson Paper Tiger et Ballade de Melody Nelson, avant de duettiser en concert avec Jane Birkin sur L’Anamour puis de faire équipe avec Charlotte Gainsbourg sur son disque IRM, histoire de boucler définitivement la boucle. Flop commercial retentissant à sa sortie en mars 1971, le premier concept album de Gainsbourg, arrangé et orchestré avec Jean-Claude Vannier, est pourtant devenu un chef-d’œuvre indémodable et un étendard universel.
“Ce disque, c’était une révolution : il avait enfin trouvé un son”, s’ébaudissait Etienne Daho dans une conversation complice avec Jane Birkin dans Les Inrockuptibles pour le dixième anniversairede la disparition de Gainsbourg. Comme disait l’intéressé à Bayon dans sa cultissime interview réalisée en 1981 en forme de future nécro et publiée par Libération au lendemain de sa mort, “le visionnaire suit forcément une démarche suicidaire”.
Outre-Manche, la redécouverte de l’œuvre monumentale de Gainsbourg date de l’orée des années 1990, quand deux leaders charismatiques de la britpop, Jarvis Cocker (Pulp) et Brett Anderson (Suede), revendiquaient ouvertement l’influence gainsbourgienne. “Avant ça, personne ne parlait de ses albums des années 1970, rappelait le musicien et journaliste Bob Stanley (Saint Etienne) dans nos colonnes en 2006. Je me souviens de Lawrence [Felt] qui passait L’Homme à tête de chou : je trouvais ça un peu trop obscur ! A cette époque, on connaissait les disques de France Gall, mais pas Histoire de Melody Nelson.”
Depuis trente ans, on ne compte plus les samples de Gainsbourg chez De La Soul, Massive Attack, MC Solaar, The Folk Implosion, Mirwais, UFO, Stereo Total, Black Grape, Busta Rhymes ou David Holmes – autant de noms artistiquement bigarrés qui en disent long sur la modernité de son répertoire, infusant durablement les styles et les décennies.
L’Australien Mick Harvey lui a consacré deux disques entiers de reprises tandis que l’Américaine francophile April March entama sa carrière avec Gainsbourgsion! en 1995. Avare de compliments, Ian McCulloch, la langue de vipère d’Echo & the Bunnymen, se disait bluffé par “sa musique groovy, complètement en avance sur son temps”. “Le son de ses disques, avec des boucles sans cesse, c’est très moderne”, poursuivait-il dans Les Inrockuptibles, “Harley Davidson, Bonnie and Clyde sont là pour la postérité. Rien ne ressemble à sa musique, même maintenant.”
Même si ces mots imprimés ont déjà vingt ans, ils résonnent toujours avec la même justesse dans le paysage musical de 2021. La prodigieuse période pop (1966-1969) de Gainsbourg, qui encapsule le 45t Qui est “in”, qui est “out”, Bonnie and Clyde avec Brigitte Bardot et l’album mythique avec Jane Birkin paru l’année érotique, est une source intarissable d’inspiration pour les artistes comme de trésors mélodiques pour les mélomanes.
“Il ne regardait que devant”
“Il passe de génération en génération, à la façon de Baudelaire, car c’est un bloc”, affirmait Alex Kapranos, le chanteur de Franz Ferdinand, à l’occasion de la sortie du tribute Monsieur Gainsbourg Revisited (2006) rassemblant le meilleur de la frange anglo-saxonne (de Portishead à Cat Power, de Michael Stipe à Jarvis Cocker, de Tricky à Feist). “Il ne s’est jamais répété, a tenté jusqu’au bout des idées différentes : le reggae, le funk… Jamais il n’a sombré dans le cabaret, dans la nostalgie – il ne regardait que devant.”
Anticipant les modes et les mélanges (pas seulement d’alcool !), Serge Gainsbourg a posé les tables de la loi, jetant des ponts insensés entre pop et musique symphonique, variété et reggae, jazz et bandes originales. Un coup d’œil sur Discogs pourrait donner le tournis par le nombre d’homonymies entre la discographie gainsbourgienne et ses ramifications multiples : de Chatterton d’Alain Bashung aux Premiers Symptômes d’Air, les exemples fameux ne manquent pas.
Brèches linguistiques
“Il est le père de toutes les chansons qui nous hantent, auxquelles on revient toujours”, résumait fort justement Keren Ann dans un numéro collector des Inrockuptibles en 2001. D’ailleurs, même si la pop hexagonale se chante principalement en français depuis les années 2010 – parmi les fers de lance d’une nouvelle vague française, le trio clermontois Mustang reprit d’ailleurs, entre Brassens et Bashung, Chez les yé-yé de Gainsbourg –, le constat fut moins partagé dans les décennies antérieures. A sa manière, jouant avec les mots et les rimes, multipliant les aphorismes et les onomatopées, le créateur d‘Elaeudanla Teïteïa a ouvert des brèches linguistiques pour des générations entières.
“Je n’ai plus besoin de dictionnaire de rimes. Ça me fait chier. Je connais la langue française. Ce n’est pas elle qui me tient, c’est moi qui la jugule. Je la tiens à la jugulaire”, expliquait-il dans un entretien à France Culture en 1969.
“Pour toute une génération qui avait plus d’affinités avec le rock anglo-saxon, je pense qu’il a aidé à décomplexer le fait d’écrire des chansons en français”, relevait Philippe Pigeard du groupe Tanger dans ce numéro collector. “Gainsbourg est la preuve qu’il est possible d’être un chanteur en français sans avoir ni le côté poète casse-couilles de la rive gauche ni la face de la variété pailletée.” Un “art mineur” que Gainsbourg a popularisé à tous les étages, à travers sa voix comme celle d’autres interprètes plus ou moins célèbres, et malaxant la langue de Molière comme rarement.
“La langue française est une langue gutturale, elle n’est pas comme l’anglais”, constatait-il sur les ondes de France Culture en 1982. On ne peut pas dire ‘Je vais mieux maintenant, je vais mieux maintenant’ mais ‘I feel better, now’ – ça, ça swingue. ‘One more time’, ça swingue, alors que ‘Encore une fois’, c’est nul. Par rapport au jazz et au rock, le français est aussi guttural que le finlandais. Donc, il faut truquer. C’est l’une des plus belles langues qui soit, mais difficile à chanter.”
A bien y regarder, Serge Gainsbourg aura provoqué un nombre incalculable de vocations, libéré des plumes et décomplexé des voix. Parmi ses fils spirituels patentés, Benjamin Biolay et Sébastien Tellier, par ailleurs deux fumeurs incurables, ne se sont jamais cachés d’une généalogie gainsbourgienne.
“Pendant très longtemps, je cherchais à faire de la musique anglaise comme les Anglais. Or, ça n’a aucun sens quand tu ne maîtrises pas parfaitement cette langue, confessait Biolay en 2004 dans Magic. D’autant que je suis francophone, francophile et pétri de culture française. Pour parler un peu technique, la plupart des chanteurs pop anglo-saxons sont des ténors, et les Français plus naturellement des barytons. Il suffisait d’écouter deux disques de Gainsbourg pour tout comprendre. C’est aussi lui qui m’a fait comprendre qu’on pouvait être féminin dans sa façon d’écrire.”
Un coup d’œil sur la discographie de Benjamin Biolay en témoigne, puisqu’il est également un auteur, compositeur, arrangeur et producteur prolifique pour des interprètes féminines parfois communes à Gainsbourg (Juliette Gréco, Valérie Lagrange, Françoise Hardy, Vanessa Paradis).
Fils autoproclamé de Jean-Michel Jarre, Christophe et Serge Gainsbourg, Sébastien Tellier a autant hérité de Gainsbourg que de Gainsbarre : du style vestimentaire des débuts (total look jeans, mocassins sans chaussettes) aux râles féminins de l’album Sexuality, des facéties tabagiques (chanter une clope dans le nez, comme sur la pochette dessinée de Sessions) aux frasques éthyliques (ivre mort sur des plateaux télévisés). “Je cautionne totalement le fait d’être à la fois un musicien et un personnage”, reconnaissait-il à la sortie de L’Incroyable Vérité en 2001.
“Gainsbourg a imposé des standards, il a imposé le vrai sens du mot ‘style’ en musique. Gainsbourg était un maître du personnage et a permis à plein de gens de se décoincer.” Toujours dans l’Hexagone, on se souvient aussi de Philippe Katerine, qui fit, comme son illustre aîné, chanter Anna Karina sur un album (Une histoire d’amour), avait écrit et interprété un beau texte méconnu à la gloire de Serge sur un disque du collectif britannique The Herbaliser. Une chanson dans laquelle le Vendéen raconte l’avoir croisé dans le Quartier latin, quelques jours avant sa mort : “Est-ce qu’il avait tout fumé/Quand il s’est envolé/Comme une flûte/Vers Melody/Vers Marilou/Vers l’homme à la tête de chou.”
En réécoutant les paroles de Morts-vivants de Philippe Katerine (“Michael Jackson vivant/John Lennon vivant/Pablo Picasso vivant/Henri Michaux vivant”), impossible de ne pas faire l’analogie avec celles de Chatterton de Gainsbourg (“Chatterton suicidé/Hannibal suicidé/Démosthène suicidé”).
L’œuvre gainsbourgienne a tellement investi l’imaginaire collectif qu’elle semble parfois irriguer inconsciemment bien des plumes. L’auteur de Je suis venu te dire que je m’en vais n’a décidément pas fini de rayonner dans la sphère musicale. Ou comment être à la page pour la postérité. Son ultime coup de génie.
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