Le titre de leur album le dit avec insistance : voici des hommes ordinaires. Mais qui virent à l’extraordinaire dès qu’ils deviennent Day One, meilleure entreprise de rénovation de la pop-music depuis Eels. Intelligence des mélodies, sens du mot juste, science des arrangements : normal que le brillant Ordinary man soit proposé par Melankolic, le label de Massive Attack.
La première fois que l’on a rencontré Day One, à Noël 98, Day One n’existait pas encore. Phelim Byrne et Donnie Hardwidge jouaient alors sous le nom de PhD (leurs vagues initiales) et cherchaient à changer d’état civil, plusieurs âmes charitables leur ayant indiqué l’effroyable ringardise de ce patronyme tue-l’amour : le duo n’avait pas beaucoup réfléchi à son nom, mais beaucoup à sa musique. Dont on n’avait ce jour-là pas encore entendu la moindre note : on était venu à Bristol pour la fiesta de leur label Melankolic, pour parler au patron, Massive Attack.
Après une heure de discussion, on sortait pourtant passablement secoué de la rencontre, prêt à beaucoup de choses parfois même dégradantes pour avoir le droit d’entendre cette musique qu’ils décrivaient aussi génialement. On pensait même impossible que cette architecture savante tienne debout. Car il était ici autant question de design que de hip-hop, de pop-songs que de soap-opera. On rêva alors d’une musique à mi-chemin entre A Tribe Called Quest, les Byrds et les livres de Roddy Doyle, c’est dire comme le discours nous avait embobinés.
Quelques mois après cette première rencontre, le duo trouvera finalement l’enseigne de sa petite entreprise de rénovation : ce sera Day One. « C’est pour ça que nous avons retardé de six mois la sortie de notre album : notre nom, Day One, suggérait une nouvelle époque. On ne voulait pas que notre disque se retrouve perdu dans la fin des années 90 et du siècle, dans ce grand remballage. »
Day One, nom finalement idéal sous son apparente neutralité passe-partout, histoire de signifier que quelque chose démarre ici, qu’une nouvelle ère s’ouvre avec ces nouveaux airs : une pop postmoderne, qui a maté à mort au-delà de ses oeillères, une pop voyeuse et gourmande.
Et quand, finalement, on reçut l’été dernier la musique de Day One, ce fut dans ce trop rare mélange d’enchantement, de stupéfaction et de déstabilisation. Preuve de l’envoûtement : on devint immédiatement ambassadeur de cette jeune démocratie où, du folk au hip-hop, tout le monde avait voix au chapitre. On fit écouter Day One à tous ses amis et tous les amis aimèrent : ce n’était pas arrivé depuis le premier album de Eels. Deux groupes finalement assez cousins, l’un et l’autre sortis des rails par de géniaux producteurs : Eels par les Dust Brothers, Day One par Mario Caldato Jr. Deux équipes soniques formées dans la meilleure boutique possible de Los Angeles : le Paul’s boutique des Beastie Boys, ce disque fondamental sur lequel travaillèrent les uns et l’autre. « Pour le traitement des beats, Mario est ce qui se fait de mieux au monde. Mais il travaille aussi avec des groupes du monde entier, ce qui en fait une personne très ouverte, attentive en même temps à la mélodie, à la dynamique et aux arrangements. Nous recherchions un type échappant aux conventions qui paralysent la musique anglaise : quand on écoute les Beastie Boys, on se rend compte que ce type n’a aucune crainte à prendre tous les risques. Sans doute parce qu’il n’a rien à perdre : il a commencé à l’usine, a appris le son tout seul. »
Pour en arriver là, à cette rencontre miraculeuse, il a fallu bien entendu passer par ces producteurs-fonctionnaires pour qui la routine impose qu’on choisisse son camp entre hip-hop et pop, folk et groove alors que Day One voulait tout ça à la fois. Face à cette incompréhension crasse, le groupe opposa sa plus violente défense : son amitié, un mur infranchissable. « Dans notre dos, ils viraient les sons bizarres, les guitares désaccordées, avant même de savoir comment ces sons allaient s’inscrire dans la globalité de la chanson, se souvient Phelim. Mais il n’y avait pas de faille pour tenter d’influencer l’un ou l’autre séparément. Ils ne comprenaient pas cette amitié, notre mode de fonctionnement. Mario a tout de suite compris que nous ne travaillions pas de manière normale, que ça reposait plus sur une chimie que sur des règles traditionnelles. C’est pourquoi nous avons signé avec Melankolic plutôt qu’avec une major : pour être certains que personne ne viendrait mettre son nez dans l’enregistrement, la moindre intervention extérieure aurait pu tout déséquilibrer. »
Que cette paranoïa est belle : on lui doit l’album le plus irrationnel et décalé de l’époque, une forteresse insoumise et farouchement gardée par deux hommes clairement en mission, unis façon siamois par une chimie qu’eux-mêmes peinent à décrire. « C’est un truc très fort entre nous, qui s’est déclenché immédiatement, se souvient Phelim Byrne. Nous nous sommes rencontrés dans une salle de répétitions. Pendant deux jours, nous nous sommes regardés sans nous parler. Nous étions lui et moi gênés par la présence de l’autre, on ressentait cette vibration très forte mais sans vouloir l’admettre. Une véritable histoire d’amour, qui a vite débouché sur ce mariage qu’est Day One. »
On connaît par coeur les petits arrangements, hypocrisies et rognures de soi-même sur lesquels se construisent les groupes de rock, on a vu mille fois des sourires de façade dissimuler des poignards dans le dos. Mais on n’avait encore jamais vu amitié aussi fière et robuste que celle unissant ces deux gars-là, au point même qu’elle inquiète parfois les copines respectives de Phelim et Donnie, ennuyées ou furieuses de les voir disparaître ensemble pendant de longues nuits. Une amitié qui dépasse largement la musique, ce ciment à prise lente, née dans les turbulences d’années vides. « Looks like we are both out of luck/And we are stuck in this town » (« J’ai l’impression que nous n’avons pas la moindre chance/Et que nous sommes coincés dans cette ville »), dit le magnifique In your life, hymne d’amour dont on ne sait plus très bien à qui il s’adresse à Donnie ou à la copine. Phelim : « Pendant des années, nous ne pouvions compter que l’un sur l’autre. C’était ma première expérience collective, sans ego, sans conflit… Nous avons fait la plonge dans les mêmes éviers, nettoyé les mêmes bars. Nous n’avions pas d’argent, pas de futur : seuls notre foi et notre rêve nous maintenaient debout. »
Un rêve de musique que le duo, pendant presque un an, cantonnera à ses fantasmes, n’osant pas aller décrocher les notes bleues qui hantent ses discussions effrénées. Un jour, pourtant, Phelim et Donnie passent à l’action, s’extirpent d’un quotidien qui commence à les anéantir, prennent le risque de ruiner leur seule échappatoire : la musique qu’ils entendent dans leurs cerveaux. Donnie : « Nous étions trop occupés à simplement survivre pour trouver le temps de répéter. Et puis nous n’avions qu’un dictaphone et une guitare empruntée. Notre songwriting était alors le plus primitif qui soit. Mais il fallait organiser ces idées, avant que nous ne les perdions à jamais. Je n’oublierai jamais le jour où, dans un pub minable, Phelim a chanté le texte qu’il avait écrit pour un embryon de chanson que je lui avais envoyée sur une cassette. Soudain, tout a pris un sens. Nous étions secoués par ce que nous venions d’entendre. »
Un ami, que nous remercions au passage, prête alors sa chambre, où il a entassé un mini-studio. Truly madly, Bedroom dancing et Waiting for a break, trois des sommets d’Ordinary man, voient ainsi le jour, font sauter le bouchon qui écrouait depuis si longtemps ces chansons dans l’imagination. Phelim : « Cet après-midi au pub nous a donné la confiance et le courage qui nous avaient toujours manqué. Nous avions enfin quelque chose à offrir au monde. Fin de la frustration. Il y avait une lumière au bout de notre tunnel. J’ai continué à faire la plonge, mais le coeur était plus léger. Mon rêve devenait tangible. Et c’est quelque chose qui ne nous a jamais quittés depuis : chaque nouvelle chanson que nous composons ensemble me stupéfie, elle nous dépasse totalement, comme cet après-midi au pub. Nous sommes bien petits à côté d’elle. »
Quand on vit enfin Day One sur scène, on comprit immédiatement la ferveur de cette complicité, ce que ces sourires et clins d’oeil impliquaient de vie commune, de turbulences vécues sur des sièges voisins. Petites gouapes sapées milords, mines canailles et faces d’angelots, Day One incarnait parfaitement sa musique, aussi sage qu’insoumise, aussi revêche qu’avenante. Il y avait même du Sean Penn chez Phelim, pour cette façon de refuser de choisir son camp entre salles de musculation et classes de poésie. Pas étonnant que le groupe ait été d’abord repéré par 3D, la boule de nerfs de Massive Attack et l’une des têtes chercheuses du label Melankolic, lui aussi écartelé entre culture et culture physique.
Mais avant de signer avec Melankolic, il a fallu passer un test : réagir à chaud au slogan du label, « Glad to be sad ». Un « Ravi d’être triste » qui, chez tout être sensé, provoque immédiatement un sourire et une admiration pour cette manière terriblement massivattackienne de rire de sa propre mélancolie. Mais visiblement, l’Angleterre a perdu son sens du non-sens : la presse unanime prendra au pied de la lettre ce slogan narquois, des artistes du label comme Craig Armstrong ou Alpha recevant un accueil nettement moins suspicieux et expéditif en France qu’en Angleterre. « Nous avons récrit leur slogan, s’amuse Phelim. Chez nous, c’est « Glad to be bad » (« Ravis d’être mauvais »). Il n’y a aucune tristesse dans nos chansons. Si je raconte des histoires de chômeurs, c’est juste parce que c’était mon monde au moment de composer. J’écrivais alors pour essayer de comprendre ce qui m’arrivait. Je ne voyais pas de sortie possible et pourtant, même si je ne mangeais pas à ma faim, ça ne m’empêchait pas de rire avec Donnie. Je n’avais que ça : l’amitié, mais c’était énorme. Alors j’étais quand même heureux, mes paroles s’en ressentent. »
Lors de cette rencontre déterminante, Phelim est encore adolescent alors que Donnie, lui, est déjà un jeune vétéran, rodé aux compromis d’un groupe de rock amateur, brillamment éduqué par un père qui collectionne Neil Young ou Miles Davis. Malgré ses sept années de moins, c’est pourtant Phelim, avec son bagout de Rouletabille, qui traîne sous ses yeux les plus vastes valises de souvenirs et d’expériences. Il faut dire que son paternel fut, en Irlande, une star dans les sixties, avec son groupe familial de pop-folk : Emmet Spiceland. « Des musiciens venaient sans arrêt jammer à la maison. J’ai donc été exposé très jeune à cette étincelle, à cette spontanéité : la musique dans ce qu’elle a de plus pur, sans micros, sans maisons de disques. J’aime le côté narratif, folk de ces chansons, cette manière de passer l’information de génération en génération grâce à la musique, qui informe et enseigne. J’aime cette tradition orale. »
Mais quand on a 13 ans au début des années 90, le folk paraît une vieille chose moisie, rance. C’est logiquement dans le hip-hop que Phelim ira chercher une forme vivante de cette tradition orale, découvrant avec puissance le folklore new-yorkais : A Tribe Called Quest, De La Soul ou Nas. Avec sa gouaille et sa coolitude, il se retrouve même vite embarqué dans la scène hip-hop de Bristol, rappant en direct à l’antenne d’une radio pirate sur les beats prêtés par le DJ Mad Cut. « Quand j’ai commencé à faire du freestyle, mon père m’a encouragé à aller vers un style plus écrit, plus narratif. Il m’a enseigné l’importance de la mélodie, m’a prouvé que le rap ne pouvait pas véhiculer certaines émotions. Ecrire avait d’ailleurs toujours été pour moi une activité normale, facile. Dans dix ans, je m’exprimerai ailleurs, dans des livres certainement. Mais pour l’instant, je me satisfais pleinement des récits concis qu’autorisent les chansons. Il y a douze chansons sur notre album : douze histoires, douze situations, douze destins ordinaires. Mais j’essaye de n’utiliser que la troisième personne, je ne veux pas placer la barrière du « je » entre les auditeurs et notre musique. La troisième personne est universelle. »
Une manière d’écrire ouvertement apprise chez « Paul Simon, Woody Guthrie, Dylan ou… Mark Knopfler ». Etrange influence d’un groupe à la sobriété étonnante, qui peine à citer beaucoup d’objets de passion chez ses contemporains, plus loquace quand il s’agit d’en recenser les maux. Donnie : « L’uniformité qui est née de la brit-pop, cette influence unique des Beatles, a fait beaucoup de mal à l’Angleterre. Le seul avantage, c’est qu’une telle médiocrité a imposé une réaction, avec des groupes très ouverts, d’authentiques songwriters comme Ben & Jason, sortis de nulle part. »
Des improvisations primitives dans une arrière-salle de pub de Bristol à la maniaquerie imparable avec laquelle a été enregistré Ordinary man, beaucoup d’eau (et de cadavres) est passée sous le tristement célèbre Severn Bridge local le pont aux suicidés. Pour parvenir à l’épure admirable d’Ordinary man, il a fallu des mois de patient travail de studio, où chaque note superflue, chaque instrument vain, chaque mot frimeur a été impitoyablement condamné à la poubelle. Une maniaquerie et une promiscuité qui auraient pu avoir raison du duo s’il n’y avait eu cette flamme pour éclairer les nuits blanches. « De toute façon, studio ou pas, nous passions déjà notre temps ensemble même si Donnie a une vie de famille, un bébé. Mais en studio, nous savions oublier que nous étions amis : le groupe était plus important que notre amitié, il lui fallait les meilleures idées. Au bout de quelques mois, nous avons même dû sortir du studio, ça devenait psychiatrique. Mais après deux jours, je tournais en rond, je me demandais ce que fichait Donnie, à quoi il pensait. Sa présence me manquait. »
On félicite Day One de s’être ainsi esquinté la santé, égratigné les neurones. Qu’il est jouissif, dans un cadre pourtant aussi surpeuplé et surexploité que la pop-music, de se retrouver sans repères, dans le flou, le vierge. Depuis que l’on a reçu cet album, chaque chanson d’Ordinary man a eu le temps de devenir la favorite : premier album et déjà un best-of. On succomba en premier à l’extraordinaire Waiting for a break, la plus belle saloperie formidable jamais écrite sur la mythomanie. L’été dernier, ce fut au tour du charmant In your life de prendre le pouvoir, avec ses carillons de guitare et sa mélodie au sourire nostalgique. A l’automne, ce fut I’m doing fine, dont les cordes raides ceinturent un ring où se castagnent euphorie et spleen, pour un match que l’on rêve en trois mille reprises, sans gong. Puis ce fut, en plein hiver, le martial Paradise lost, cousin effondré, sous Tranxène, du She’s lost control de Joy Division, chanson terrible, enregistrée dans les territoires d’outre-tombe. Là, actuellement, la lumière pâle du printemps revenant, c’est plutôt Love on the dole adaptation très libre, tendre et loachienne de la tragédie mancunienne signée Walter Greenwood dans les années 30 qui nous tient fermement en laisse.
On aime Day One pour cette manière de faire tourner les mots en bourrique, pour cette façon de scruter la petite vie à hauteur d’homme. Pour cette manière légère et insouciante de danser la Saint-Guy sur les pointillés des frontières. Pour cette science des arrangements et cet aquoibonisme des mélodies. Pour cette manière d’être à la fois sophistiquée et débraillée. Pour cet art du récit un rien désuet et gauche pourtant magnifiquement visuel. Pour cette façon de faire des petites histoires de Bristol des hymnes universels, dont Springsteen ne renierait pas l’humilité et la justesse. Pour cette passerelle qu’il offre entre deux siècles, entre la tradition et l’inconnu. C’est là la beauté d’Ordinary man : ses rêves de grandeur et ses doigts gourds, ses ambitions démesurées et sa modestie. Un décalage admirablement résumé sur la mélopée qui achève l’album : « Si j’étais un sculpteur, je taillerais sa beauté dans le marbre ou la glace, mais mes mains sont loin d’être fines et il me faut accepter que je ne suis qu’un homme ordinaire, juste un homme ordinaire. » Au milieu des « hommes extraordinaires » de la pop anglaise, de ces ego Hulk, c’est énorme.
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