David Shrigley, dessinateur hors pair du rien absurde, débarque à Paris avec son bestiaire kitsch et ses saynètes au trait acide.
Chère Votre Majesté, je suis depuis longtemps l’un de vos fans et j’adore la façon dont vous vous habillez. C’est tellement royal. J’aime tout particulièrement vos couronnes et je me demandais si par hasard il ne vous en restait pas des vieilles que vous ne voudriez plus et que je pourrais récupérer… » Une lettre gribouillée en caractères maladroits, raturés, patauds. Un message qu’on dirait posté par un élève de primaire, par un garnement de 10 ans : débile et insolent. Sauf qu’il trône en bonne place dans le catalogue d’un artiste de Glasgow, David Shrigley, déjà remarqué l’année dernière pour ses interventions verbales sur les murs du Côté Rue de la galerie Yvon Lambert.
Pour sa nouvelle exposition à Paris, l’Ecossais débarque avec une cargaison de travaux aussi divers que des peintures, une assiette en carton d’animaux marins, des collages de photos de chats, quelques photogrammes et des photos documentant une série d’interventions aussi naturelles (toutes réalisées dans la campagne environnant Glasgow) que surréalistes. Du genre planter une pancarte dans une rivière ainsi proclamée « à vendre » ou décorer un champ de blé d’un saignant « poil pubien ». De petites excentricités potaches au regard du collage tout bonnement hallucinant que sort Shrigley de ses cartons : une large feuille de papier blanc entièrement recouverte de têtes de chevaux, de face ou de profil, le museau éclaté et la gueule en travers : morts de rire. « Je ne suis pas encore sûr que cette pièce soit vraiment bonne », s’excuse le grand gars écossais, face à son pêle-mêle hippique. « Au début, je leur avais collé des bulles tirées de magazines pornos, mais je les ai finalement retirées. Un peu too much. »
C’est donc un certain type d’humour qu’on trouve dans les dessins et textes de Shrigley, une propension à la blague absurde et délibérément stupide, à la phrase qui fait ricaner voire grimacer et non pas rire aux éclats. Un rapport à l’idiotie comme une fin en soi, décomplexé et bavard, tant est prolifique la production de cet artiste de 30 ans, toujours prêt à se mettre en scène dans son travail. Comme dans cette saynète esquissée à la va-vite où il se dessine, vieux (donc à moitié chauve), interrogé par quelques-unes de ses créatures, alors que la fin de sa carrière approche. « Tu ne te sens jamais coupable ? », lui demande un gros tas de merde, ridicule et mortifié de son apparence à jamais excrémentielle. C’est drôle, con et pas drôle à la fois. Au fil de ses travaux se dessine un univers régi par une logique imparable car d’une naïveté apparemment sans fond : où l’on explique qu’il est légal de tuer les sirènes parce que les autorités ne connaissent pas leur existence tandis qu’il est interdit de couper les cheveux des visages à gros nez. Et où l’artiste se propose de répondre à une question capitale : à quoi ressemble la main de Clint Eastwood ? « En désespoir de cause, je dessine un bouton, explique l’artiste sur une autre de ses pièces, et toi qu’est-ce que tu dessines ? Tu dessines plein de petites maisons. Donc tu es différent. Donc tu deviens le chef à ma place. » Le tout écrit en majuscules entre de grosses lignes tracées à la main, comme dans les cahiers d’écoliers, entouré d’une armée de maisons toutes désespérément identiques.
Un jeu sur l’absurde trash qui évoque, dans son esprit, les vignettes d’un familier de ces pages, Pierre La Police, l’exubérance en moins. Car Shrigley pratique un art du dessin mal foutu, bancal, pas fini. Trait pauvre, pas dupe, sans prétention graphique. L’écrivain (et ex-cartoonist) Will Self y voit même, dans un texte d’introduction de catalogue, une volonté démoniaque, évoquant à la vue de ces petits bonhommes les dessins qu’un serial-killer réalisait de ses victimes.
Il existerait donc un langage Shrigley, un champ lexical fait de bourdes et de ratures, de mauvais esprit et de mauvaises vannes. Difficile de parler d’oeuvres en parcourant le travail de David Shrigley, ou même de pièces, tant ses dessins ressemblent à des griffonnages de cancre. Et c’est bien cette impossibilité de les labelliser qui en fait toute la qualité. Ni chef-d’oeuvre élaboré, ni foutage de gueule absolu. Un juste milieu grinçant et moqueur, pas facile à trouver. « Je ne veux pas que mes dessins soient des illustrations mais je ne veux pas non plus que mes textes soient l’explication des dessins. Mais finalement je travaille de façon plutôt intuitive, un peu au hasard.
Je commence beaucoup de choses que je ne finis pas forcément. J’ai beaucoup d’idées, j’en jette beaucoup. Sur deux mois de travail, cette expo ne montrera que 30 % de ce que j’ai entamé. »
Sculpter une pomme de terre en forme de tête de mort, s’amuser à peindre comme lorsqu’il avait 7 ans, dessiner l’accouchement d’une araignée velue à en étouffer le visiteur, peu importe, « ce qui compte, ce n’est pas ce que tu dessines, c’est comment tu le dessines. J’essaie de ne pas être trop drôle parce que je ne veux pas faire de la BD, mais ça pose un problème à beaucoup qui n’aiment pas mon travail : trop sérieux pour être drôle, pas assez drôle pour être sérieux. »
Et pour compliquer encore la chose, voilà que Shrigley s’est remis à la peinture et débarque donc à Paris avec une pile de bonshommes rouges, fonds verts, église gothique bleue et autres animaux bruns. Un bestiaire bigarré et inégal à force de ne pas vouloir n’être que drôle. Certaines sont bonnes, d’autres anecdotiques, et finalement peu à leur place en galerie d’art. Ce qui convient au final plutôt bien à Shrigley (« Finalement, c’est presque un acte politique ») qui confie, pince-sans-rire, qu’il expose aussi une sculpture : « Le mot « dents » gravé dans du bois mais avec une forme de vague, comme un sourire, parce que la légende dit que La Joconde sourit en fermant la bouche pour ne pas découvrir ses fausses dents en bois. »
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