1/6 – Chaque semaine, Les Inrocks reviennent sur un été emblématique de chaque décennie depuis les années 1960. Aujourd’hui, retour en 1969, aux États-Unis, où le mouvement hippie est en train de vivre son apogée et sa chute quasi simultanée.
Je me souviens de l’été 1969 comme si c’était l’été dernier. Un été spooky, raide comme une descente de LSD frelaté ou une gueule de bois carabinée. L’été 1967, c’est déjà plus flou. Quant à 1968, n’en parlons pas. Dans sa collection d’essais publiés dans un recueil intitulé The White Album (1979), Joan Didion se souvient, elle aussi, d’un été paranoïaque : “Beaucoup de gens que je connais à Los Angeles pensent que les années 1960 ont brusquement pris fin la 9 août 1969, au moment précis où la rumeur des meurtres de Cielo Drive s’est répandue comme un feu de brousse dans la communauté, et en un sens, c’est vrai”.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Cielo Drive, comme le 10050 Cielo Drive, au creux de Benedict Canyon, dans les Santa Monica Mountains, où Roman Polanski et Sharon Tate louent une maison au manager de stars de cinéma Rudolph Altobelli. Le 9 août, Tex Watson, Patricia Krenwinkel et Susan Atkins, trois disciples de la Family du dérangé Charles Manson, trois enfants perdu·es en somme, y pénètrent et massacrent Sharon, enceinte de huit mois, et ses ami·es Wojciech Frykowski, Abigail Folger et Jay Sebring, ainsi que Steven Parent, le pote du gardien. Au départ, Manson projette de faire la peau à l’ancien locataire des lieux, Terry Melcher, le producteur des Byrds qui, après une audition peu convaincante, aurait refusé de signer Manson en maison de disques. Mais Melcher ne vit plus là. Le lendemain, rebelote. Tex Watson et Patricia Krenwinkel, accompagné·es cette fois de Leslie Van Houten (libérée sur parole après 53 ans d’emprisonnement le 11 juillet 2023), se rendent au 3301 Waverly Drive, dans le quartier de Los Feliz, accompagné·es de Charles Manson, en quête de stars à trucider. Et tuent à nouveau. Il s’agit d’un couple cette fois, Leno et Rosemary LaBianca. Leno et Rosemary, si ce n’est que cette dernière porte le prénom de l’héroïne du film Rosemary’s Baby (1968), de Roman Polanski, sorti un an plus tôt, n’ont pourtant rien à voir avec le cirque hollywoodien. En lettres de sang, sur les murs blancs et le frigo des LaBianca, on peut lire : “Death to pigs, war, Healter Skelter”, avec cette faute, commise à dessein ou non, à Helter Skelter. Une référence à la chanson des Beatles du Double Blanc, un album sorti à l’automne dans lequel Charles Manson a cru voir des messages subliminaux annonçant une guerre raciale aux États-Unis.
Young Girls Are Coming to The Canyon
À l’été 74, Neil Young, qui a déjà croisé Manson, sort On the Beach, le premier véritable album post-traumatique de l’après-sixties. Dans le morceau Revolution Blues, il épingle la Family, planquée à Spahn Ranch, en marge de la ville : “I got the revolution blues, I see bloody fountains / And t’en million dune buggies coming down the mountains / Well I hear that Laurel Canyon is full of famous stars / But I hate them worse than lepers and I’ll them in their cars”.
Et Joan Didion de poursuivre : “Dans un autre sens, les années 1960 n’ont vraiment pris fin pour moi avant le mois de janvier 1971, quand j’ai quitté la maison de Franklin Avenue pour emménager dans une maison au bord de la mer”. Pour certain·es, comme Quentin Tarantino, les années 1960 n’ont jamais pris fin, encapsulées à jamais dans le déni d’un hors champ à la fin de Once Upon a Time… In Hollywood (2019), son film sur l’été 69 angelino. Pour d’autres, les sixties débutèrent vraiment à l’été 65, quand Bob Dylan livra au Newport Folk Festival un concert électrique devant un parterre d’orthodoxes folk et se terminèrent dans le sang, à Altamont, le 6 décembre 1969. Dans cette petite localité de Californie du Nord, située à quelques encablures de San Francisco, les Rolling Stones décident d’organiser un festival gratuit, rassemblant Santana, le Jefferson Airplane, le supergroupe Crosby, Still, Nash and Young, les Flying Burritos Brothers et, bien sûr, en point d’orgue, les Stones. Comme un écho au festival de Woodstock, apothéose hippie qui s’est déroulée du 15 au 17 août 1969, sur la côte Est, un mois et demi après la mort de Brian Jones, retrouvé mort dans sa piscine le 3 juillet. La bande de Mick Jagger a sorti la veille de l’événement Let It Bleed, leur huitième album, pièce maîtresse de leur discographie. Ils sont au sommet et tous les kids venu·es par centaine de milliers sont défoncé·es jusqu’à la moelle, se foutent sur la gueule, grincent des dents le regard livide. Le service d’ordre, confié à aux Hells Angels, est encore plus défoncé que les spectateur·rices présent·es ce jour-là. Rien ne se déroule comme prévu, parce que rien n’est prévu. Tout est mal organisé, mal branlé, l’atmosphère est mortifère au sens sordide du terme. Et puis, pendant le concert des Rolling Stones, alors que Keith Richards joue les premières notes de Gimme Shelter, Alan Passaro, membre du gang de motard, assène un coup de canif, puis quatre autres, à Meredith Hunter, un jeune noir sous emprise et trop agité, qui meurt pendant que les Stones continuent de jouer dans une ambiance de chaos général.
Les affaires Manson et Altamont témoignent selon beaucoup de la déroute du mouvement hippie et des utopies peu ou prou avariées que celui-ci charriait. D’où cette idée que les événements de l’été 69 et du mois de décembre ont finalement prouvé que les années 1960 de la contre-culture sous acide n’ont jamais été qu’un enfumage. Comme le dit l’adage : “si le mouvement hippie était une religion, la défonce était son sacerdoce. Tuez la religion, ne reste que la défonce”. Et la défonce s’est durablement installée. Pourtant, Joan Didion documente depuis plusieurs années l’envers du décor des laissé·es pour compte du mirage hippie. En 1967, elle fixe déjà le sort des sixties et de l’été 69 comme dans un présage : “Le centre ne tenait plus. C’était un pays de dépôts de bilan et d’annonces de ventes aux enchères publiques et d’histoires quotidiennes de meurtres gratuits et d’enfants égarés et de maisons abandonnées et de vandales qui ne savent même pas orthographier les mots orduriers qu’ils griffonnaient sur les murs. (…) Des adolescents erraient d’une ville déchirée à l’autre, renonçant au passé comme au futur tels des serpents se défaisant de leur peau pendant la mue ; enfants à qui l’on n’avait jamais appris et qui n’apprendraient désormais jamais les jeux assurant la cohésion de la société.”
“Now I’m living out here on the beach”, chante encore Neil Young. Comme lui, Joan Didion a dit adieu aux sixties en quittant les collines d’Hollywood pour le bord de mer. Charles Manson, lui, s’est réfugié dans le désert après les massacres de Cielo Drive et de Los Feliz. Avec d’autres membres de la Family, il a été interpellé à l’automne 69 à Barker Ranch, une vieille mine à l’abandon située dans l’aride Death Valley. Les flics y ont même trouvé les dune buggies dont parle Neil Young dans sa chanson Revolution Blues. Dans le film de Michelangelo Antonioni, Zabriskie Point, sorti en 1970 mais dont l’action se déroule durant l’été 69, c’est encore dans la Death Valley que Mark, l’étudiant nihiliste et armé, se réfugie quand un policier est abattu au cours d’une émeute réprimée dans la violence sur un campus de Los Angeles. De Los Feliz au désert des Mojaves, la violence est partout dans l’Amérique du flower power. Et la Californie de la contre-culture, ses héros et leurs artefacts, des pétaradants Hells Angels qui défilent sur Sunset Boulevard à la figure subversive de Jim Morrison, en passant par l’acide et la marijuana, débectent l’Amérique moyenne, qui met Mark, l’étudiant de Zabriskie Point, et Charles Manson dans le même sac. Le centre ne tient vraiment plus du tout.
I say “Oh my” and a, a “Boohoo”
Dans son ouvrage Easy Riders, Raging Bulls (1998), le journaliste et essayiste américain Peter Biskind, spécialiste du Nouvel Hollywood, rapporte les propos de Dennis Hopper : “Personne ne s’était jamais vu représenté dans un film. À chaque love-in à travers le pays, les gens fumaient de l’herbe et s’envoyaient du LSD, tandis que le public regardait encore Doris Day et Rock Hudson”. L’acteur-réalisateur sous acide se chargera avec Easy Rider, sorti en juillet 1969, de tirer un portrait sans concession des fractures qui sillonnent l’Amérique de Richard Nixon, enlisée dans la guerre du Vietnam, et incapable de communiquer avec ses enfants. Les deux motards hippies joués par Hopper lui-même et Peter Fonda finissent d’ailleurs dessoudés par un cul-terreux conservateur, après avoir parcouru le désert californien et rencontré tous ces types, gourous de cultes religieux sordides, politiciens alcoolos et j’en passe, pour qui le rêve américain n’est qu’un attrape-touriste. Aujourd’hui encore, plus vous vous éloignez de la côte, plus les panneaux Black Lives Matter sont remplacés par les portraits d’un Donald Trump surmonté d’un aigle au regard impérial.
Je me souviens de l’été 1969 comme si c’était l’été dernier. Bob Dylan, réfugié à Nashville, chantait Lay, Lady, Lay, avec une voix méconnaissable : “Ecoutez, Jann, je vais vous dire un truc. Ce n’est pas que ma façon de chanter soit tellement différente, mais je vais vous confier quelque chose, qui est vrai… J’ai arrêté de fumer. Par conséquent, ma voix a changé… d’une façon étonnante, je n’y croyais pas moi-même. On laisse tomber le tabac (rires)… et on est capable de chanter comme Caruso”, confiera-t-il à Jann S. Wenner, de Rolling Stone, en novembre de la même année. On oublierait presque que le 21 juillet, la mission Apollo 11 a emmené Neil Armstrong et Buzz Aldrin sur la Lune, un an après la sortie du 2001, l’Odyssée de l’espace (1968), de Stanley Kubrick. Un film poétique et onirique, retrace minute par minute les préparatifs de cette aventure humaine, dans un contexte de Guerre Froide : Moonwalk One (1972), de Theo Kamecke. Il est presque évident que pour la majorité des Américain·es, le 9 août 1969, date du massacre de Cielo Drive, ne représente rien à côté du 21 juillet 1969 – pour celles et ceux qui croient encore que la Terre est ronde et que l’homme a bel et bien marché sur la lune, du moins.
“Well, it’s 1969, okay? / All across the USA / It’s another year for me and you / Another year with nothin’ to do”. Tiens, c’est la voix d’Iggy le Stooge. La musique de sa bande de banlieusards du Michigan ne ressemble ni aux Byrds ni à The Mamas and the Papas. On se demande même si ces types savent vraiment jouer d’un instrument. C’est primitif, comme du punk avant l’heure et défoncé aux médocs. Les Stooges sortent The Stooges, leur premier album, le 5 août 1969 et enterre le mouvement hippie. “Au premier abord, leur musique paraît si simple qu’apparemment n’importe qui possédant une formation rudimentaire devrait pouvoir la jouer (que ceux qui peuvent bel et bien en restituer un fac-similé raisonnable soient si rares, voilà ce qu’on oublie)”, écrira Lester Bangs, critique musical emblématique de l’Amérique des seventies. La page est tournée.
Retrouvez chaque semaine un épisode de notre série Dans le rétro. La semaine prochaine : Jean-Baptiste Morain s’arrêtera en 1973.
{"type":"Banniere-Basse"}