Epaulé par le légendaire Q-Tip, l’inimitable rappeur de Detroit savoure sa rémission sur un cinquième album percutant.
Le rire le plus iconique du rap américain se fait entendre dans le combiné. Derrière son timbre grinçant habituel, il tire davantage sur le ricanement et laisse apparaître un léger malaise à l’autre bout du fil. En ce lundi 30 septembre, Danny Brown semble perplexe. Dans quelques heures, il doit se rendre à une soirée new-yorkaise pour faire écouter en avant-première son nouveau disque, uknowhatimsayin¿, à une foule d’invités. “Je suis stressé. Plus stressé qu’excité. C’est flippant de dévoiler une œuvre d’art que tu as mis trois ans à concevoir. Tu ne sais pas ce qu’il peut arriver… A cet instant précis, je suis loin de vivre ma meilleure vie”, ironise-t-il en faisant référence à l’un de ses derniers singles, Best Life. Auteur d’une trilogie d’albums dantesques saluée par la critique et par une importante fan base, le rappeur de 38 ans n’a pourtant plus rien à prouver. Malgré les doutes du natif de Detroit, uknowhatimsayin¿ ne peut qu’à nouveau l’attester.
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“Ils pensaient que j’étais fini/Je reviens d’entre les morts”, lâche Brown dès les premières secondes sur Change Up pour officialiser son retour. Trois ans après Atrocity Exhibition (2016), ultime épisode d’une descente aux enfers marquée par le désespoir, la drogue et autres addictions, le MC de Detroit est plus vivant que jamais. Garde-robe renouvelée, coupe de cheveux impeccable et, surtout, sourire immaculé affichant une dentition désormais complète… L’inclassable weirdo du rap US, métamorphosé, est presque méconnaissable.
“Greatest rapper ever” autoproclamé en 2010
Loin de s’y méprendre, il poursuit en boucle avec conviction : “Je ne regarde jamais en arrière, je ne changerai jamais.” Tout au long de sa discographie, Danny Brown a fait du rap une échappatoire à son passé tourmenté. Pour assurer sa survie et se sortir des quartiers sombres de la Motor City, il s’est efforcé d’être le meilleur de sa discipline. En 2010, la figure de l’underground, surnommée “The Hybrid” pour sa capacité à alterner les flows aussi graves et menaçants que nasillards et totalement timbrés, allait même jusqu’à revendiquer le titre de “greatest rapper ever” sur le morceau du même nom.
Neuf ans plus tard, Danny Brown n’a pas changé. Il continue de bosser son art avec rigueur pour entretenir autant sa réputation que sa rémission (“J’essaye juste de conserver mon héritage, je suis une légende au final/Je dois rester au boulot, les choses changent en un clin d’œil”, rappe-t-il sur le titre d’ouverture).
Pendant trois ans, le vétéran a travaillé avec l’immense Q-Tip pour boucler un cinquième album digne de ce nom. En désignant l’ancien membre d’A Tribe Called Quest comme producteur exécutif du projet, Brown ne pouvait rêver meilleur mentor pour reprendre du service. “Je n’arrivais plus à écrire quoi que ce soit. C’était difficile de surenchérir sur ce que j’avais déjà produit, s’exclame-t-il. Mon équipe de management s’est alors pointée en me disant que Q-Tip allait être le producteur exécutif de l’album.”
https://www.youtube.com/watch?v=NHfWY0is3rE
“Je n’aurais jamais pu imaginer qu’un mec comme lui puisse faire ça pour mon travail… Il m’a donné des instructions, m’a demandé de me recentrer sur mon écriture, de faire attention aux détails, de prendre mon temps. Ça a été une sorte de challenge pour moi, même si le fait de l’avoir à mes côtés me mettait dans une situation beaucoup moins stressante qu’auparavant. Il s’occupait des productions. J’avais juste à me poser pour écrire mes morceaux.”
Aucun instru, aussi bigarré soit-il, ne lui résiste
Avec Q-Tip aux manettes, uknowhatimsayin¿ et ses onze titres forment un kaléidoscope sonore qui sied à merveille au phrasé complexe du rappeur. Les productions variées, signées du collaborateur de longue date Paul White, de l’inséparable duo Flying Lotus/Thundercat ou de l’iconoclaste JPEGMafia, oscillent entre minimalisme et luxuriance, offrant à Danny Brown un nouveau terrain de jeu à exploiter à chaque morceau.
De la basse compulsive de Negro Spiritual aux samples old school de Combat, en passant par les murmures spectraux de Belly of the Beast, il survole l’ensemble et démontre une fois encore qu’aucun instru, aussi bigarré soit-il, ne lui résiste. L’écriture est minutieuse. La prestation se veut décomplexée. “Je me suis beaucoup inspiré du stand-up et des spectacles de comédie pour faire cet album, détaille Brown. Je ne dis pas que les morceaux ont été intentionnellement écrits pour être drôles et faire marrer les gens, mais il y a plein de choses drôles qui surgissent de mes textes.”
Entre punchlines incisives et métaphores clownesques, le MC évoque ses expériences de jeunesse avec sarcasme (3 Tearz). Il prend un malin plaisir à conter ses aventures sexuelles désopilantes (Dirty Laundry) et tourne sa concurrence en dérision pour rappeler qu’il reste l’une des influences incontournables du rap américain (Theme Song, Savage Nomad). Si les stigmates du passé n’ont pas totalement disparu (le sublime et déchirant Shine, en duo avec Blood Orange), le rappeur affiche un état de santé éclatant, préservé par un humour inaltérable.
“Souvent, les choses du quotidien sont tellement pourries et foutues que le seul moyen de t’en sortir est d’en rire, observe-t-il. Si tu dois constamment en parler et t’étendre sur le sujet, alors tu dois tourner tout ça en dérision. Ça a toujours été ma façon de gérer mes problèmes.” Bien décidé à “vivre sa meilleure vie”, Danny Brown avance désormais dans la lumière. Le rire n’aura jamais été si salvateur.
uknowhatimsayin¿, (Warp/Differ-Ant)
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