Daniel Darc, ex chanteur de Taxi Girl, est mort à l’âge de 53 ans, le 28 février 2013. En 2008, cette tête brûlée qui commençait tout juste à découvrir l’apaisement nous accordait un entretien sans langue de bois.
C’est en interview que Daniel Darc assouvit au plus près son désir d’improvisation, de fulgurance, de free speech strident et magnétique. Une parole suprême. Entretien.
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Tu as survécu à peu près à tout. Est-ce que tu pensais que tu pourrais survivre au succès de Crève cœur ?
Daniel Darc – Le succès est arrivé tard et en même temps tout de suite avec Cherchez le garçon. Je crois que je n’ai jamais vécu comme un mec qui avait du succès. Je suis un fils de prolétaires, je suis fier de ça, je suis arrivé là-dedans parce que les opportunités qui s’offraient à moi n’étaient pas nombreuses. C’était ça ou braquer des banques. Comme j’avais peur de me faire gauler, et vu que j’étais plutôt doué pour écrire des chansons… J’ai 48 ans et ce n’est pas maintenant que ça va changer ma vie. Je suis seul, je n’ai pas de femme, pas d’enfant, je vis dans un appartement assez merdeux, je n’ai pas tant de thunes que ça et je m’en fous, je ne vais pas me barrer en Suisse comme Johnny. La seule différence, c’est que maintenant, quand je veux une bière, je vais dans un café au lieu de l’acheter chez Leader Price. Il ne faut pas oublier qu’à l’époque de Cherchez le garçon, malgré le succès, je dormais sur la grille du métro Havre-Caumartin. Comme Miles Davis, j’ai tout foutu dans mes deux bras. Aujourd’hui, vu que je ne prends plus de came, j’ai davantage d’argent, je peux en donner à mes potes, à des causes et aussi en garder pour bouffer et pour boire.
En dehors de la question de l’argent, il y a eu aussi cette reconnaissance publique et critique incroyable. Ça ne t’a pas paralysé avant d’attaquer Amours suprêmes ?
Pas une seule seconde, je crois au contraire que ça m’a donné du courage. Pour la première fois depuis longtemps, je savais que je pourrais faire un prochain album. C’est tout ce qui importait. La seule chose qui a changé avec Crève cœur, c’est qu’auparavant je voulais composer le plus beau disque de tous les temps, ce genre de trucs à la con. Maintenant, je suis conscient que ce n’est pas le cas, mais j’y travaille. De toute façon, le plus beau disque de tous les temps, c’est Elvis qui l’a fait avec les Sun Sessions.
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Sans cette pression, tu t’es senti plus libre ?
Pas vraiment, notamment parce qu’entre les deux albums la dépression s’est installée chez moi. J’ai passé pas mal de journées dans le noir, sans bouffer, en me levant juste pour pisser et boire. De la flotte. Je n’écoutais rien, je ne disais rien. Je ne sais même pas à quoi c’était dû. Je crois que je suis trop conscient qu’on va crever. Peut-être que c’est aussi lié à l’âge. Pour le rock, 48 ans, c’est vieux. Quand j’ai commencé Taxi Girl, les mecs de 28 ans, pour moi, c’étaient des vieillards. Aujourd’hui, je me demande : “Est-ce que je peux continuer sans mentir, sans devenir chiant pour les autres ?” Mais les gens me disent “T’es toujours là”, comme si j’étais un survivant. J’ai fait vachement de mal aux autres quand j’étais junkie. Je me suis mal conduit, j’ai beaucoup pris sans rien donner en échange. Ce n’est pas une question de morale, un truc chrétien à la con, mais aujourd’hui, quand je suis malheureux, quand je me comporte mal, j’ai des remords. J’ai la conviction que pour aller le mieux possible il faut respecter les gens, les aimer. Surtout ça, aimer les gens.
Le titre Amours suprêmes, c’est un peu ça ?
Oui, et j’ai également beaucoup pensé au Cantique des cantiques : mes chansons d’amour sont dédiées à une femme et à Dieu en même temps. C’est aussi évidemment en référence à John Coltrane et son Love Supreme. Un jour, j’ai lu une interview d’Iggy Pop, il disait : “Je veux être un saxophone hurlant comme John Coltrane.” Du coup, j’ai acheté un disque de Coltrane. Il a été tellement loin, et dans tous les sens, qu’après lui il n’y a plus rien à révolutionner. Le free-jazz est un point de non-retour. Avec le rock, à part quelques trucs comme les Stooges, les Damned, Sonic Youth et encore, tu reviens toujours à trois accords, c’est vite fait et t’emmerdes le monde. En plus, le freejazz est une musique qui donne envie de faire la révolution. J’aime bien cette idée.
Est-ce que, justement, dans le format des chansons que Frédéric Lo t’apporte, tu te sens parfois à l’étroit ?
Frédéric m’apporte des accords, je trouve une mélodie. C’est presque un truc oulipien. Je me sens parfaitement à l’aise dans le rock au sens oulipien du terme. C’est un peu comme La Disparition de Perec (livre de plus de 300 pages où n’apparaît jamais la lettre “e” – ndlr), je me pose des contraintes. J’aime bien l’idée de jouer aux autotamponneuses, de dégueuler, de me taper la tête contre les murs au niveau de l’écriture, mais quand j’écris j’ai besoin d’avoir quelqu’un près de moi. Seul, je ne suis bon à rien, je suis paresseux. Souvent, je vais au studio Ferber, Frédéric fait ses trucs de son côté et moi j’écris. J’ai toujours bossé à partir de chutes d’accords sur lesquelles j’invente des mots, je construis des poésies. Pour le duo avec Bashung, j’ai demandé un micro et un rythme métronomique à Frédéric et j’ai lu mon texte. Il a trouvé un refrain à la guitare qui m’a d’abord fait chier mais, maintenant, je l’aime bien. Pour moi, Bashung est le meilleur chanteur français. C’est un mythe. Sur le morceau, il fait un peu le tom basse, grave et viril, et moi la cymbale, avec un côté petit garçon. J’ai choisi l’anglais car on peut exprimer des choses crues qu’on n’aurait pas pu dire en français. Par exemple : “J’arrête la dope sans rien”, “Je suis en manque”. En même temps, c’était aussi un truc fun parce que ce sont des clichés rock mis bout à bout. Je suis moi-même conscient – et plutôt fier – d’être un cliché.
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En français aussi tu dis des choses assez peu consensuelles, comme “j’ai gâché ma vie” sur J’irai au paradis.
C’est mon premier disque vraiment impudique. Mais dire “j’ai gâché ma vie” ne signifie pas que j’ai raté ma vie. J’ai gâché une partie de ma vie, je pense que j’avais un don que je n’ai pas exploité comme il le fallait. C’est un constat, il n’y a rien de désespéré dans cet album. Le jour où je serai vraiment désespéré, je me tirerai une balle dans la tête. Rien de ce que j’ai fait n’est désespéré. De toute façon, dans les périodes où je vais très mal, je suis dans l’incapacité d’écrire. Les périodes où je vais bien, je n’écris pas non plus, mais comme elles sont rares…
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