Furieux sur disque et encore plus cinglé sur scène, l’Américain Dan Deacon revient avec un album enragé et engagé. Critique et écoute.
On a, ces dernières années, pas mal écouté les disques de l’Américain Dan Deacon. Des albums pop et electro, acides et fous, joyeux et schizophrènes, bordéliques mais beaux, radicaux et libres. On a adoré ses chansons aussi véloces qu’un moustique sous speed, ses tubes tordus et hurlés, au psychédélisme terroriste pour Teletubbies sous ecstasy. On a, surtout, vu le garçon, sa gargantuesque carcasse, ses lunettes fluo réparées au Scotch et ses machines monstrueuses sur scène. Pas tout à fait, d’ailleurs : le garçon est réputé pour ses concerts en solo, non pas sur les plan-planches des salles éculées mais au beau milieu de son public, en bain massif à touche-touche. Des happenings furibards, physiques, bondissants, où le bonhomme initie lui-même des concours de danse chez des spectateurs ahuris, demande aux individus de saisir l’épaule du voisin en signe d’amour collectif, de chanter à sa place… “Je veux organiser et utiliser l’espace différemment. Le public doit être tout autant un acteur du spectacle que la batterie, le chanteur, le sampler : la perspective change totalement par rapport aux concerts traditionnels, où chaque paire d’yeux est rivée en même temps sur celui qui trône sur scène, en dominant.”
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“J’ai toujours été impressionné par les groupes qui jouent dans la fosse : on se perd dans l’instant, il n’y a plus véritablement de point central sinon le public lui-même, sa réaction, ses sensations. Les gens regardent les autres danser, on joue tous ensemble, c’est une interaction collective. Le musicien ne doit être qu’un premier déclencheur, l’ignition du moteur : au public de continuer à lui apporter du carburant« .
Et si ce partage du pouvoir entre le performeur et son public portait en lui les germes d’une petite révolution ? Ça n’a pas toujours été le cas : Deacon avoue lui-même avoir, jusqu’à cet America, écrit et joué ses appels au bonheur pour s’extirper le moral d’une sale dépression. Depuis, de la sérotonine a coulé dans les synapses, le bonhomme a joué pour les “99 %” d’Occupy Wall Street, a vu de loin le printemps arabe bourgeonner et, en inspiration inversée, a vu dans La Route de Cormac McCarthy l’apocalypse qui attend la civilisation si elle poursuit sa marche vers le chaos social. “Cet album m’a permis de canaliser mes pensées. Je ne suis plus un nihiliste voulant voir l’espèce humaine balayée de la Terre – ce que j’ai longtemps souhaité. Avec America, j’ai voulu quitter le simple terrain de l’échappatoire, créer quelque chose qui puisse inspirer les gens plutôt que les lancer dans le seul mouvement. Je ne dis évidemment pas que je vais changer le monde. Aucun individu, dans son coin, ne le fera. C’est toute la beauté des “99 %”, de la solidarité dans les engagements individuels et volontaristes. Ne pas attendre qu’un autre fasse les choses pour soi est aussi l’essence même du do it yourself, et c’est sans doute l’idée de l’America que j’essaie de faire passer : les Etats-Unis, c’est Walmart, la guerre, les inégalités absolues, mais c’est aussi la vraie patrie du DIY, quelque chose de gratuit, de magnifique.”
Entre solidarité et do it yourself : précisément où se situe America. Car Deacon, depuis Bromst (2009), ne s’est pas contenté de s’organiser une conscience politique : en collaborant avec des orchestres classiques ou contemporains pour diverses prestations, en écrivant la bande-son du Twixt de Coppola, le savant foutraque a “réappris” son art à la base, redécouvert les instruments acoustiques et décidé de mettre son habituelle solitude de côté pour s’essayer au collectif. Aussi cintré que ses prédécesseurs, plus orchestré et vallonné qu’eux pourtant, America est un disque contrasté, capable de s’évader dans des délires pop à l’hélium (True Thrush), dans des mêmes rushs violents et sulfuriques (Guilford Avenue Bridge), capable surtout de polir les rugosités pour découvrir des beautés et ambitions nouvelles (Prettyboy, ou l’ample, arrangée et dantesque pièce en quatre partie USA). Dan ne déconne donc plus du tout : il entre avec America dans la plus belle des cours. Celle des fous géniaux.
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