Furieux sur disque et grand animateur de foules cinoques, l’Américain Dan Deacon revient avec un album enragé et engagé : écoute en avant-première et interview intégrale.
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Tu as apparemment compris qu’il y avait quelque chose au-delà du simple fait de jouer de la musique, de performer pour les gens, de faire tes concerts assez fous et très participatifs… Que peux-tu m’en dire ? Quand as-tu saisi ça ?
J’ai simplement voulu quitter le simple terrain de l’escapisme. Je voulais quelque chose qui puisse inspirer les gens mentalement, plutôt que de les lancer dans le mouvement seul. Du moins, je voulais un album qui permette le mouvement, mais qui ait également des aspects plus profonds, plus sombres, plus réflexifs. Ma musique est toujours liée à une forme de fête et de célébration, mais elle manquait d’un certain contraste.
Mais ce contraste a toujours existé dans ta musique, non ?
C’est vrai, mais je voulais l’accentuer, le rendre visible.
Tu as joué pour les foules d’Occupy Wall Street : ça a un rapport ?
Concrètement, il y a une conscience qui se lève dans le monde entier, les gens sont de plus en plus frustrés par le monde dans lequel ils vivent, par le monde qu’ils se sont créés. Le Printemps Arabe commençait quand j’écrivais les paroles, j’ai effectivement joué pour les foules d’Occupy Wall Street, et j’étais obsédé par ce que je pouvais lire dans la presse sur l’engagement militaire des Etats-Unis dans le monde, sur la manière dont les profits explosent parallèlement à la pauvreté. C’est impossible que tout ça n’imprègne pas mon art.
Penses-tu que ta musique, et la manière très participative dont tu la joues sur scène, soit un contre-pouvoir éventuel, ou une manière de redonner du pouvoir à la masse ?
J’aimerais le penser, on verra si c’est le cas. (rires) Mais je crois avant tout que cet album m’a permis de canaliser mes pensées, d’organiser des choses latentes qui existaient en moi, et de comprendre ce que je devais faire avec ma musique. Je ne peux pas faire de musique sans devenir cinglé. Et je ne suis plus un nihiliste qui veut voir l’espèce humaine balayée de la surface de la planète, ce que j’ai longtemps été –pas vraiment dans le sens d’une éradication, plutôt dans celui de l’extinction logique et évolutionniste d’une espèce, une sorte de reset pour la Terre, pour qu’elle puisse recommencer tout à zéro. J’imagine que ce nihilisme était lié à ma profonde dépression ; je voulais voir la fin du monde. Et je ne suis plus déprimé comme je l’ai été. Je ne veux plus voir la planète partir en fumée. Je veux voir les choses s’améliorer, je veux vois une baisse massive dans l’exploitation d’êtres humains par d’autres êtres humains. Je veux que l’équilibre actuel, qui fait que le confort de l’un dépend de l’inconfort de l’autre, change. Mon adoration pour Cormac McCarthy et La Route m’a aussi beaucoup influencé. Une influence majeure.
Tes concerts sont souvent fous : est-ce, déjà, une forme de libération pour les gens qui y participent ?
Je ne sais pas, je n’y avais jamais pensé sous cet angle. Je veux que mes concerts soient une expérience différente des concerts habituels, de tous les concerts que j’ai pu aller voir à Baltimore, dans les deux ou trois salles de la ville. Je veux organiser et utiliser l’espace différemment. C’est ce que j’avais en tête quand j’ai commencé à jouer au beau milieu du public : il doit être tout autant un acteur du spectacle que la batterie ou le sampler. La perspective change totalement par rapport aux concerts traditionnels, où chaque paire d’yeux est rivée, en même temps, sur la même chose, sur celui ou ceux qui sont sur scène. Ca peut être quelque chose d’assez puissant, mais si le groupe est mauvais, le concert le sera d’autant plus, et c’est la même chose pour le public, s’il n’est pas bon le concert ne le sera pas non plus.
La joie que tu essaies de donner aux foules qui viennent te voir sur scène a-t-elle quelque chose à voir avec la dépression dont tu parlais plus tôt ?
Je pense que j’ai écrit de la musique parce que j’étais déprimé, mais je n’ai jamais voulu écrire une musique déprimante ; je ne voulais pas me complaire dans la dépression mais essayer de lui échapper. Et quand je la jouais sur scène… Je crois que ma manière de faire vient aussi de mon expérience : j’ai vu tellement de groupes que j’adorais, en me disant « Nom de dieu, qu’est ce que c’est chiant, sur scène… » Je n’aime pas cette impression, dont je parlais plus tôt, de tous regarder dans la même direction, vers un groupe qui nous domine. Voilà pourquoi j’ai toujours été impressionné par les rares groupes qui jouent dans la fosse, avec le public : on se perd dans l’instant, il n’y a plus véritablement de point central, sinon le public lui-même, sa réaction, ses sensations. Pareil avec les DJ, même connu : on n’a pas vraiment besoin de le regarder pour danser, on regarde au contraire les autres gens danser, on joue avec eux, c’est une interaction collective. C’est le principe même de la dance music ; mais si tu fais de la dance music dans une salle noise, une salle classique, sur une scène, on revient au problème initial de l’attention portée à un seul, c’est une chose que j’ai cherché à faire évoluer. Le DJ crée la fête, mais il n’en est finalement qu’un premier déclencheur, l’ignition du moteur : au public de continuer à lui apporter du carburant. Et ça ne peut pas arriver si une foule regarde, ensemble, au même moment, dans une seule direction.
C’est quelque chose d’assez subversif, de changer ainsi la perspective entre un musicien et son public ?
Je ne sais pas, mais je note ça, merci beaucoup ! (rires) L’art doit, selon moi, être un vecteur de progrès pour toute société. C’est le cas de la musique indépendante : elle a toujours cherché à être autre chose que ce que les gens entendent tous les jours à la radio, à exister en marge du mainstream. Mais on vit dans une époque où le mainstream finit par presque tuer l’innovation. Quand on voir le début du XXème siècle, avec ce qui se passait autour du folk, du classique, de l’avant-garde, on se rend compte que, même sans être forcément populaires, ces musiques jouaient un rôle et avaient une influence bien plus importants sur la société. Regarde Satie : sa musique a complètement fait évoluer la vision que les gens avaient du rôle de la musique, de ce qu’elle doit être, de la forme qu’elle doit avoir. Ces évolutions ne font pas seulement changer la perception de la musique, mais la conception globale des choses chez les individus. Lady Gaga, Katy Perry ne changeront rien du tout. Ces artistes majoritaires fonctionnent comme les blockbusters d’action : ils sont fabriqués pour convenir aux goûts de certains publics, voire de tous les publics combinés. Rien d’unique, rien de fort ne peut vivre ainsi. Espérons que la musique indépendante, l’underground retrouvent un peu de leur force et ne soient pas réservés qu’à une poignée de gens, mais j’ai l’impression qu’on assiste avec la crise à une ruée vers l’or, purement et simplement ; tout le monde veut être la prochaine Susan Boyle ou la prochaine Katie Perry.
Et si tu devenais, toi-même, un artiste mainstream ?
Ce serait un choc intersidéral. (rires) Je n’essaie pas activement d’esquiver ça, mais je ne cherche vraiment pas à faire changer les choses de l’intérieur. Je veux simplement faire ce qui me semble être vrai, et quelque chose qui puisse libérer, un peu, tout auditeur qui se pencherait dessus. Ma musique a toujours été extrêmement clivante : les gens l’adorent, ou les gens la haïssent. Et pour devenir mainstream, il faudrait que je me transforme en une jeune fille attrayante de 22 ans : ça n’arrivera a priori jamais. (rires)
Entre le précédent Broomst en 2009 et America aujourd’hui, tu as beaucoup travaillé, collaboré ou tourné avec des ensembles classiques ou contemporains, travaillé à la bande-son du Trixt de Coppola : qu’en as-tu tiré ?
Je crois que ma principale évolution a tenu au timbre, la manière dont j’ai approché le son, quels sons je devais utiliser, de quelle manière je devais les utiliser. L’expérience avec So Percussion, avec des orchestres, m’ont montré à quel point j’étais rouillé dans l’écriture pour des instruments acoustiques. J’ai vraiment voulu revenir vers cela, réapprendre les instruments, les voix, leur utilisation. Jouer avec ces musiciens, des maîtres de leurs instruments, m’a montré à quel point je ne connaissais qu’une vague fraction de ceux-ci et de ce que je pouvais en faire.
America a donc été une œuvre beaucoup plus collective que tes précédents disques.
Totalement, oui. Les morceaux étaient écrits, mais on entrait en studio et, avec le violoniste et le batteur qui m’accompagnaient, on faisait pour chaque morceau trois versions. La première était une version respectant scrupuleusement ce que j’avais écrit : même rythmes, mêmes articulations, même accords, aucun changement. La seconde était une version où ils avaient la liberté d’ajouter quelques éléments, notamment de l’espace, à ce qui avait été initialement écrit. Dans la troisième, en mode totalement libre, ils pouvaient faire leur ma partition, en modifiant un peu plus ce qu’ils avaient fini par apprendre par cœur. Ca a ouvert beaucoup de portes, et les morceaux définitifs sont la mixture des parties les plus intéressantes de ces trois versions ; on jouait avec tout ça, on choisissait les meilleures articulations, on ajoutait ou enlevait des espaces, on les faisait se clasher. Ma relation au studio a également changé avec ces expériences ; je pense que ces expériences ont très largement modifié ma perception et ma conception de la musique, et à un niveau assez basique. C’était comme reprendre des cours –beaucoup de ces musiciens sont également professeurs, et ils m’expliquaient que telle ou telle idée fonctionnerait mieux de telle ou telle manière, c’était parfait comme ça.
Que peux-tu me dire à propos du titre de l’album, America ? Cet album est la bande-son de ta vision des Etats-Unis ?
D’une certaine manière, oui. Je voulais un titre que tout le monde connaisse. Qui évoque quelque chose à tout le monde, mais dont le sens serait différent pour chacun. « America » peut signifier mille choses. Les deux continents, ou les Etats-Unis seuls. La patrie de la liberté ou celle de l’exploitation, un endroit belliqueux, un oppresseur, un sauveur : chaque individu a une relation particulière à ce mot.
Quelle serait, alors, ta vision de l’Amérique ?
Sans doute en même temps le pays du bien et celui du mal. C’est étrange de comparer les Etats-Unis et l’Europe, le premier ayant culturellement envahi le second : j’ai l’impression parfois que les Américains pensent que l’Europe est une version idéale des USA. Vous avez pourtant les mêmes multinationales, les mêmes inégalités, les mêmes déséquilibres. Les Etats-Unis se blâment pour beaucoup de choses qui ne vont pas dans le monde –et évidemment, il y a souvent de quoi, nous sommes responsables pour une énorme quantité de merde. Mais comme leur nom l’indique, les multinationales sont partout, et sont sans doute les principales responsables de ce qui ne va pas. Elles créent de la lutte, elles créent de la division, tout ce qu’elles veulent est du profit, un retour à une nouvelle forme de vassalité, la mise à bas des démocraties. Globalement, le monde retourne vers un âge sombre, et ce n’est pas uniquement la faute des Etats-Unis, et ça n’arrive pas qu’aux Etats-Unis.
Et ta forme d’entertainment, avec un fond désormais plus engagé, pourrait aider à aller contre ce courant noir ?
L’art est de toute façon le meilleur moyen d’extirper les gens de leur confort de pensée. Personne n’aime les prêcheurs, personne n’aime qu’on lui dise quoi faire ; mais je pense à John Lennon, en solo, comme l’un des plus beaux exemples d’engagement par l’art, de controverse et de radicalité. Et on parle ici d’une forme d’engagement qui a touché une grande masse d’individus : il l’a fait d’une manière si belle, si évidente musicalement que ses vérités sont devenues plus claires que la réalité vécue par ceux qui l’écoutaient. Si la musique peut résonner chez les gens, même chez une personne, si une simple phrase peut faire réfléchir quelqu’un, c’est parfait. Et cette phrase peut n’être que les premiers millimètres d’une longue pelote d’idée, qui se déroulera ensuite toute seule une fois révélée. Je ne dis évidemment pas que je vais changer le monde, je ne vais évidemment pas changer le monde. Aucun individu, dans son coin, ne le fera ; c’est toute la beauté des « 99% », de la solidarité, de l’engagement de chacun. Il ne faut pas attendre, toujours, que quelqu’un d’autre monte au front pour toi. C’est l’essence même du DIY : faire les choses par soi-même. Et c’est sans doute l’idée de l’« América » que j’essaie de faire passer : ce pays est certes une nation menée par des corporations militaro-industrielles, mais c’est aussi la vraie partie du do it yourself. Le DIY américain, quelque chose de beau, qui n’a rien à voir avec l’argent, qui est brut, qui tient à la vieille idée de voyager sans un rond pour jouer de la musique et raconter des choses. Les USA sont Wallmart, mais ils sont aussi des milliers de salles punks où des types fracassent leurs guitares sur le sol. Je te le disais plus tôt : quand j’étais plus jeune, je voulais voir le monde disparaître, je me foutais totalement des immenses espaces inviolés que d’autres voulaient transformer en mines dégueulasses. Je ne suis plus comme ça, du tout. C’est entrer dans le jeu des exploiteurs, c’est de l’ignorance. Si tu lis La Route de Corman McCarthy, tu vois assez facilement tout le mal que l’être humain a été capable ou est capable de faire. Mais on détecte aussi, en filigrane, la beauté de ce qu’il est capable d’accomplir. Si on perdait soudainement tout l’acquis scientifique accumulé pendant des siècles, jusqu’aux choses les plus basiques, si on laissait l’art, la culture se perdre, ce serait une tragédie.
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