Présence extatique au sein de la formation allemande Can au début des années 1970, l’artiste japonais aura été la voix armée d’un chamboulement dans les règles de tous les codes du rock et de la musique expérimentale. Il est mort le 9 février 2024, à l’âge de 74 ans. Récit.
Le décès de Damo Suzuki le 9 février à l’âge de 74 ans des suites d’un cancer colorectal coïncide avec la sortie d’un Live In Paris 1973, nouveau chapitre d’une série d’enregistrements publics inédits du groupe allemand Can dont il a été, au début des années 1970, le chanteur en roue libre et l’insaisissable feu follet. Une sortie bien précieuse qui, pour tous·tes celles et ceux qui révèrent Can et son chanteur emblématique, a valeur d’oraison.
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Voilà bien longtemps que Can fait partie de ces entités sonores non solubles dans le temps, qui ont vu leur rayonnement croître au fil des décennies, au mépris des changements de modes, un peu à la manière du Velvet Underground auquel il est souvent associé pour son tropisme avant-gardiste. La liste de celles et ceux s’en réclamant suffirait à remplir un bottin mondain : David Bowie, Suicide, Public Image, Radiohead, The Jesus & Mary Chain, Sonic Youth, The Stone Roses, The Fall, The Teardrop Explodes, etc.
Tous·tes ont célébré à leur manière cette aventure unique dont le premier mérite a été de repousser les limites d’un rock en danger d’académisme. En 1996, le chanteur de The Teardrop Explodes, Julian Cope, publiait son pensum Krautrocksampler où il soulignait combien “l’engagement à la fois érotique et désinvolte de Damo Suzuki” avait transformé la musique du groupe. Quand en 1985, le chanteur de The Fall, Mark E. Smith, lui rendait déjà un hommage définitif dans I Am Damo Suzuki de l’album This Nation’s Saving Grace. Cette consécration par voix d’émules ne doit rien au hasard. Elle traduit l’impact autant visuel que vibratoire qu’eut ce petit Japonais à la nervosité extatique sur une génération ne pouvant se référer alors qu’aux seuls descendants de Ray Charles et de Sam Cooke.
Le vagabond nippon
Et c’est peu dire que son chant monochrome traversé d’éructations dignes d’un shaman en transe rompait avec la tradition bluesy d’un Joe Cocker ou d’un Rod Stewart. Nous ignorions encore au moment de découvrir les albums Tago Mago (1971) et Ege Bamyasi (1972) que ce vibrionnant bacille nippon à la voix perçante était en réalité le germe de ce qu’allait devenir le punk et la new wave. Même si au sortir du Bataclan, ce 22 mars 1973, où Can s’était produit pour l’enregistrement de l’émission Pop 2, tout retour en arrière nous avait semblé impossible.
Englouti·es dans la lave en fusion de Pinch ou de Halleluwah, tours de force hypnotiques aux accents funk, nous en étions ressortis cramé·es. Et conscient·es de l’être. Le chant chargé de soufre, le corps possédé, Damo Suzuki sur scène nous consolait presque d’avoir raté Jim Morrison et de devoir encore attendre Iggy Pop. Mais le plus troublant était surtout l’impression que lui-même était autant l’auteur de sa prestation, de sa ritualisation, que le jouet de forces le dépassant, selon un concept finalement assez proche du mysticisme de son Japon natal.
Kenji “Damo” Suzuki, né un 16 janvier 1950 dans la ville de Kobe, non loin de Tokyo, est pour ainsi dire “entré en musique” quand pour ses 8 ans, sa sœur lui a offert une flûte et l’a vivement encouragé à sa pratique. À l’adolescence, son intérêt pour la musique classique s’estompe face au déferlement de groupes en provenance des États-Unis et de Grande-Bretagne. Un intérêt plus particulier pour les Kinks l’amène même à diriger brièvement le fan club japonais dévoué au groupe de Ray Davies. Une attraction qui le pousse finalement à s’exiler en Europe alors qu’il vient de fêter ses 17 ans.
En Suède, il intègre une communauté hippie, fait l’expérience des hallucinogènes et forme un duo folk. Sa bougeotte compulsive l’amène par la suite à entreprendre en mode vagabond un trek à travers le vieux continent entre Danemark, France, Irlande et Angleterre. Avant d’atterrir en Allemagne. Plus précisément à Munich, où la troupe de la revue Hair, qui vient d’y installer ses tréteaux, est à la recherche de danseurs et de chanteurs pour sa première représentation. Un rôle qu’il complète en chantant sur les trottoirs de la capitale bavaroise pour quelques marks de plus.
“Tout ça dégénéra en bagarre générale”
C’est sur celui de la Leopoldstrasse que le batteur Jaki Liebezeit et le bassiste Holger Czukay du groupe Can vont le repérer alors qu’ils viennent d’essuyer la défection de leur premier chanteur, Malcolm Mooney, en proie à de sérieux problèmes mentaux. Le soir même, Can se produit dans un club de Munich, le Blow Up, et doit impérativement combler le vide laissé par le lunaire Mooney. Formé à Cologne par Irmin Schmidt et Holger Czukay, deux anciens élèves du compositeur Karlheinz Stockhausen, père de la musique contemporaine allemande, le groupe vient de sortir Monster Movie (1969), premier album marqué par l’ambition radicale de dépasser le stade des influences par un certain jusqu’au-boutisme.
Comme le Velvet Underground profitant du défrichage de John Cage et La Monte Young, Can accueille les spéculations intellectuelles de l’école de Darmstadt, où enseigne Stockhausen, comme une invitation à aller plus loin, à transgresser les règles, à repousser les frontières. C’est dans cet esprit d’aventure permanente que finalement, Czukay et Liebezeit proposent à Suzuki de remplacer Malcolm Mooney au pied levé. La suite appartient à l’histoire, autant qu’à la légende.
Holger Czukay : “Ce fut un concert effréné. Au commencement, Damo chanta de façon à la fois grave et recueillie. Extrêmement concentré, il se mit d’un coup à bondir et tel un samouraï s’emparant de son sabre, agrippa le micro en hurlant. Ce qui aura le don d’exciter le public. Les gens se mirent alors à se taper dessus. Tout ça dégénéra en bagarre générale et presque tout le monde quitta la salle. Sauf quelques convertis, Allemands et Américains mélangés, qui savourèrent le concert jusqu’à la fin et nous firent un triomphe. Ce fut magnifique et l’un de nos meilleurs concerts.”
C’est bien ce chaos dont Can avait besoin pour poursuivre le chemin amorcé avec le génial Malcolm Mooney, dont les contributions sur Monster Movie ou sur des morceaux fabuleux et plus anciens comme Thief ou Star of Bethlehem (réunis sur la compilation Delay 1968) méritaient une suite à la hauteur et à un degré d’intensité égal. Qu’une alchimie se soit opérée entre ces enfants de la Seconde Guerre mondiale issus de nations défaites et détruites, cherchant à se reconstruire à travers l’art avec une volonté moderniste, n’est finalement que le fruit d’un demi-hasard.
Quand Can enregistre Mother Sky (1970), morceau halluciné d’un quart d’heure composé pour le film Deep End de Jerzy Skolimowski, la fusion germano-nipponne exulte littéralement. Damo se hisse à un niveau panique. Son flow improvisé et nonsensique y fait des étincelles. Viendront ensuite les monumentaux et totémiques Tago Mago et Ege Bamyasi, avec pour ce dernier ces deux entorses à la pop généraliste que sont Sing Swan Song et Spoon, titre parvenant à se hisser numéro 1 dans les charts teutons. Une manière de prouver que leur radicalisme n’avait strictement rien à voir avec le dogmatisme et refusait tout élitisme stérile.
L’après-CAN
Can écartait d’un même revers de manche celles et ceux qui les trouvaient trop déjantés et celles et ceux qui de toute façon leur auraient cherché des poux à la moindre tentative “commerciale”. Avec Future Days (1973), sur lequel figure le dantesque Moonshake, se clôt la parenthèse qui a vu Damo Suzuki et Can produir l’une des musiques les plus enthousiasmantes de la fin du XXe siècle.
Débute alors pour le chanteur un vagabondage qui va d’abord l’entraîner à rejoindre, lui et son épouse allemande, les Témoins de Jéhovah, avant de revenir à la musique, aux confins du rock, du jazz, des musiques expérimentales ou du monde avec des groupes aux existences plus ou moins brèves et aux personnels souvent fluctuants. Ce sera Dunkelziffer avec le batteur Jaki Liebezeit. Puis il fonde le Damo Suzuki Band avec le même Liebezeit, auquel succédera le Damo Suzuki Network dont pas moins d’une douzaine d’albums live vont venir confirmer son désormais postulat d’artiste : “Je pense que je n’ai jamais eu d’autre foyer que la scène. C’est sur scène que je me sens vraiment, intégralement moi-même.”
En 2004, il trouvait en Cul de Sac, un groupe de Chicago dans la veine post rock initiée par Tortoise, de nouveaux compagnons de route et de studio, l’album Abhayamudra (2004) exhibant un mysticisme lui seyant plutôt bien. Dix ans plus tard, on lui diagnostiquera un cancer du côlon avec lequel il luttera pendant dix autres années. En 2022, un film, Energy Damo Suzuki, réalisé par la documentariste américaine Michelle Heighway, racontait le long et patient combat vers une guérison provisoire à laquelle contribua l’aubaine de se produire et d’expérimenter sur une scène entouré de jeunes musiciens lui témoignant tous le respect, la reconnaissance et l’affection que ce grand novateur méritait.
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