L’Américain Damien Jurado publie un nouvel album hors norme aux illuminations psychédéliques. Et complète ainsi l’un des plus beaux diptyques de la décennie. Rencontre, critique et écoute.
En composant dans son coin pendant quatre ans son génial Bambi Galaxy, Florent Marchet n’imaginait sans doute pas qu’à l’autre bout du monde un confrère songwriter nourrissait les mêmes envies. Hasard troublant du calendrier, les deux albums les plus renversants de ce début d’année semblent agités de vibrations étrangement voisines.
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Avec Brothers and Sisters of the Eternal Son, onzième volet d’une discographie de haut vol, l’Américain Damien Jurado brasse comme Marchet des questionnements autour de la survie, de la destinée, de la recherche d’extases terrestres, choisissant lui aussi les communautés (pour ne pas dire les sectes) comme objet d’étude.
Conclusion d’un dyptique
Sur le sujet, Jurado possédait d’ailleurs un coup d’avance puisque ce nouvel album est en fait la suite du précédent, Maraqopa, un peu comme la seconde saison d’une série aux ressorts fantastiques et pourtant terriblement réalistes. Les deux albums font ainsi la chronique d’une disparition et d’une réapparition, jouant sur un traumatisme contemporain universellement partagé.
“Aux Etats-Unis, mais je pense que c’est pareil ailleurs, on baigne en permanence dans ces histoires de gens qui disparaissent, argumente le magnétique Jurado. Dans l’Etat de Washington, où j’habite, il y a eu cette histoire d’une mère de famille qui est allée accompagner ses enfants à l’école mais ne s’est pas rendue à son travail. Personne n’a eu de nouvelles pendant six mois, et on l’a retrouvée, saine et sauve, dans le Nevada. Elle n’avait pas été kidnappée, elle s’était juste évanouie sans raison dans la nature.”
A partir d’un rêve qui l’a particulièrement secoué, et de quelques éléments puisés dans les journaux, Jurado a donc tissé les liens narratifs d’un diptyque fascinant, qu’il a mis en musique avec la grandeur et la puissance qu’il méritait. Maraqopa se terminait par un accident de voiture du protagoniste après qu’il se fut enfin enfui de la communauté inquiétante qui donnait son nom à l’album. Le nouvel album prend le relais :
“Le personnage sort indemne de l’accident, alors qu’il aurait dû mourir, et il n’a d’autre choix que de retourner à Maraqopa. Mais si son corps ne présente aucune marque, ses sensations ont été altérées. Il parle mais on ne l’entend pas, ses rapports aux autres ont totalement été modifiés, il ne sait plus s’il est vivant ou mort.”
Richard Swift, collaborateur attitré
Comme dans son rêve initial, tous les personnages ont pour prénom Silver et donnent leur nom à la plupart des chansons – Silver Timothy, Silver Donna, Silver Malcolm… Brothers and Sisters of the Eternal Son est surtout la troisième collaboration de Jurado avec Richard Swift, alter ego rencontré il y a huit ans au festival South By Southwest et qui est devenu depuis, en marge de sa propre production, l’un des grands maîtres d’œuvre de la pop contemporaine américaine (The Shins, Foxygen). “Avec Richard, lorsqu’on s’enferme dans son studio de l’Oregon, plus rien n’existe alentour. On a le sentiment de réinventer un monde parallèle.”
Les deux hommes ont, en 2010, enregistré un disque de reprises (offert gratuitement en ligne) qui donne quelques indications quant à leurs obsessions communes, de Bill Fay à Kraftwerk en passant par… Yes. Autant de références – parmi des dizaines d’autres – qu’ils parviennent à transcender sur un nouvel album à l’horizon extralarge, où Jurado laisse encore un peu plus loin derrière lui le folk de ses débuts pour tenter l’aventure d’une pop sensorielle totale.
Un disque illuminé hors-norme
Les cordes menaçantes et les trucages de matières de Magic Number, en contrepoint à sa voix pétrie d’humanité, donnent d’emblée l’aperçu des contrastes qui rendent cet album hors norme. Même les vagues intonations brésiliennes de Silver Timothy ne dissipent pas la gravité solennelle qui semble peser sur les chansons tel un “nuage métallique” (titre d’un des morceaux), lesquelles atteignent parfois des pics émotionnels inouïs, à l’image de Jericho Road et ses arrangements et chœurs panoramiques, où l’on croirait entendre Neil Young accompagné par Ennio Morricone. Jurado et Swift nourrissent aussi une passion secrète pour d’obscurs disques enregistrés par des illuminés du christianisme et destinés à la transe de quelques adeptes :
“J’ai entendu des choses qui sonnent encore plus psychédélique que toute la production rock officielle des années 60/70. L’illumination religieuse provoque parfois des hallucinations plus puissantes que certaines drogues !”
Le psychédélisme sous toutes ses formes, le rock progressif anxiogène de King Crimson ou encore le folk cosmique des albums de Dennis Wilson ou David Crosby au début des années 70 ont comme chez beaucoup d’autres servi de modèles, mais rarement à aussi bon escient.
“Je m’étais fixé pour objectif de faire un album que les radios, la presse, les disquaires et mêmes les gens qui connaissent ma musique ne parviendraient pas à cataloguer. Quand je vois les premières réactions, je crois que j’ai atteint mon but.”
Concert le 2 mars à Paris (Café de la Danse)
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