Après un premier album radieux et inventif, un deuxième dépressif et bancal, Eels revient avec Daisies of the galaxy, troisième volet clair-obscur d’une carrière préférant décidément les tons forts au confort. Par Christophe Conte Photo Renaud Monfourny C’est un genre de ballade dans un parc un jour de grand soleil. Tu te promènes, tu regardes […]
Après un premier album radieux et inventif, un deuxième dépressif et bancal, Eels revient avec Daisies of the galaxy, troisième volet clair-obscur d’une carrière préférant décidément les tons forts au confort. Par Christophe Conte Photo Renaud Monfourny
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C’est un genre de ballade dans un parc un jour de grand soleil. Tu te promènes, tu regardes voler une abeille et tout à coup, tu te fais mordre par un serpent. » On n’aura pas souvent parlé comme ça d’un disque de musique pop. C’est Lenny Waronker, le patron de DreamWorks, qui parle, et ça concerne le troisième album de Eels, Daisies of the galaxy.
Depuis plus de trente ans, Lenny Waronker traque avec un flair rarement pris en défaut les meilleurs songwriters du continent américain. Son rayon, c’est justement cette qualité supérieure de fabricants de chansons, ceux qui manient en alternance les caresses et les morsures, qui savent introduire en plein milieu d’une mélodie au beau fixe un épais nuage de fiel, un vers empoisonné à l’intérieur d’une pomme au caramel. A son tableau de chasse, Lenny a déjà accroché pas mal d’oiseaux de cette espèce, de Rickie Lee Jones au Costello des années Warner ou encore l’orfèvre du genre, Randy Newman.
Avec Mark Oliver Everett, alias E, le cerveau de Eels, Lenny sait qu’il tient un candidat sérieux pour la relève. Daisies of the galaxy pourrait même précipiter son entrée dans ce panthéon des langues pendues, cette académie internationale de l’ironie et de la distinction.
Mark Oliver Everett, retranché derrière la voyelle E, puis abrité sous le rocher de Eels, est le genre de type capable de balancer sur une rivière de violons clapotée au piano un pavé comme It’s a motherfucker, innocemment, comme s’il comptait fleurette armé d’un bouquet de chardons.
Il faut dire que selon toute vraisemblance, le motherfucker en question n’est autre que E lui-même, rongé par la culpabilité du survivant d’une famille décimée, dont il effeuille à chaque nouvel album le registre macabre. Un frère disparu, une sœur suicidée, une mère terrassée par le cancer : les jours qu’il n’occupe pas en studio, E les passe au cimetière. Joli programme. Pourtant, quand l’Europe réserva l’un de ses plus bruyants triomphes à Beautiful freak, le premier album de Eels, personne n’avait songé à s’attarder sur les états d’âme de E, trop absorbé par l’impeccable mécanique roublarde de ce disque jouissif aux contours clignotants, si ludique à première vue qu’on avait presque oublié qu’il avait un cœur. Un vilain cœur noir et fendu, une éponge à malheur, planqué sous un thorax gonflé artificiellement par le tube Novocaïne for the soul.
Eels, à l’époque, inspirait plus facilement l’admiration que la compassion. E exhibait sur les couvertures des magazines sa chevelure canari, ses lunettes Buddy Holly et sa lippe d’enfant gâté, son groupe semblait tout droit sorti d’un laboratoire de recherche destiné à transfigurer un bon élève de l’alternatif californien en bateleurs des hit-parades internationaux. Pochette marquante (petite fille, gros yeux, genre Emmanuelle Béart sous hypnose), shampoing jaune collectif digne de Police en 78, pop originale et efficace, trafic de samplers amuse-galerie, voix délicatement éraillée, et le tour était joué. Eels pouvait tabler sur une carrière d’au moins quatre ou cinq albums du même calibre et engranger facile des brouettes entières de disques d’or et de récompenses. Puis les Californiens auraient tourné en rond et, parvenus au bout du rêve, ils auraient implosé et le leader serait parti en solo.
Seulement voilà, les choses n’étaient pas si simples. La carrière solo, E l’avait déjà tentée par deux fois auparavant, ce qu’on découvrit en retard en allant pêcher dans les bacs à soldes les albums A man called E (1992) et Broken toy shop (1993), tous deux passés inaperçus car sans doute trop anodins. Deux bons disques de pop orthodoxe comme il en pleuviote des dizaines par an sur la Côte Ouest.
S’il était parvenu enfin à décrocher le cocotier, grâce à Beautiful freak et à son ménage à trois, E ne voyait en Eels qu’un prolongement à peine camouflé de sa cuisine personnelle. Donc rien ne l’empêchait de saborder son petit monde trop lisse, de briser une fois encore un jouet qui ne l’amusait plus et d’aller voir ailleurs, en l’occurrence sous les pierres, refuge habituel des anguilles (« eels ») et des solitaires forcenés.
A l’évidence plus freak que beautiful, E revenait deux ans plus tard avec un disque hagard et lugubre, Electro-shock blues, que personne ne sut par quel côté aborder (côté gris ou côté sombre ?). Etait-ce le péché d’orgueil d’une mini-star trop sûre d’elle ou bien, une fois les masques de clown tombés, le vrai visage de E qui se dévoilait pour de bon ? Un visage entaillé par l’angoisse après celui, taillé pour la gloire, du précédent album.
A part quelques rayons de lumière, Electro-shock blues était un carnet de bord de la terreur ordinaire, une mise en pièces minutieuse du reste d’innocence qui planait encore dans la cervelle de E. Sur la rondelle du disque, on voyait une pierre tombale avec le nom de Eels gravé dessus.
Doit-on avouer qu’on n’a pas beaucoup écouté Electro-shock blues, de peur d’y respirer d’un peu trop près les cendres froides et les odeurs de charogne ? Doit-on confesser qu’on a eu tort ? Qu’avec le recul, ce disque profondément ingrat n’en révèle pas moins de beautés que Beautiful freak n’avait fait qu’esquisser ? Bizarrement, c’est l’écoute de Daisies of the galaxy, son successeur en nettement meilleure forme, qui a donné le courage de replonger les mains dans l’effrayant disque maudit de Eels, étape douloureuse et pourtant essentielle si on veut reconstruire en détail un parcours accidenté et tenter d’y comprendre quelque chose.
Car les albums de Eels ne se suivent pas à distance, ils s’emboutissent les uns dans les autres. Ce n’est pas une carrière à laquelle on assiste mais à un carambolage : une formule 1 emplafonnée dans un corbillard, lui-même s’en allant percuter par l’arrière une belle décapotable, voilà l’illusion que procure l’écoute en enfilade des trois albums de Eels à ce jour. D’ailleurs, Daisies of the galaxy s’ouvre par une marche funèbre façon Nouvelle- Orléans, histoire de rappeler de quel bourbier il réchappe. Mark Oliver Twist a enterré toute sa famille, il n’aura désormais plus aucune raison de remettre les pieds en Virginie « Il n’y a plus rien pour moi là-bas », dit-il comme dans les westerns. Une vie nouvelle peut enfin commencer.
Il nous a assez fait chialer comme ça, le deuil est consommé, le spectacle continue. C’est en substance le message que E tient avant tout à faire circuler : fini l’autocompassion, toutes ces histoires de morts qui vous pourrissent la vie et qui ont fait l’objet central de trop de chansons jusqu’ici. Rideau sur le caveau familial. Et même si le titre Daisies of the galaxy rappelle une expression familière anglaise « push up the daisies », soit l’équivalent de notre « manger les pissenlits par la racine » , E ne veut croire là qu’à un mauvais tour joué par une langue qui aurait fourché inconsciemment.
Il n’en a pourtant pas fini avec ses spectres, Daisies est en effet truffé de ces allusions plus ou moins directes aux chers disparus. A propos du magnifique Jeannie’s diary, morceau qu’il avait écrit il y a dix ans sans l’avoir jamais enregistré, il finit par lâcher : « L’an dernier, je suis reparti en Virginie pour veiller ma mère mourante. Elle était dans son lit et moi dans la pièce à côté, à jouer du piano. Chaque fois que je suis derrière un piano, je joue machinalement Jeannie’s diary, donc c’est ce que je faisais ce jour-là, pour passer le temps. Quand je suis allé demander à ma mère si elle avait besoin de quelque chose, elle m’a juste dit de continuer à jouer ça. »
Une autre chanson, l’atmosphérique Estate sale, coécrite avec Peter Buck de REM, fait allusion au moment où il a fallu retourner dans la maison familiale pour débarrasser les meubles (« Voici les sons des jours qui sont derrière »). Quant aux dessins fifties désuets qui ornent la pochette, ils sont tirés d’un vieux livre grec pour enfants que E trouva sur les lieux. A propos du piano qu’on entend d’un bout à l’autre de l’album : « C’est celui que Neil Young utilisait sur After the gold rush, le disque préféré de ma sœur. Si elle était là pour voir ça, ça la rendrait dingue. »
A part ça, Daisies of the galaxy est censé être un disque ouvert et radieux, ne disperser que des parfums légers et pétillants. Détail utile mentionné sur la pochette : « Aucun sample n’a été utilisé pour la fabrication de ce disque. » Quand on sait que E a toujours mis au crédit de sa découverte du sampler la différence entre ses deux albums solo pépères et les cabrioles sonores de Eels, on comprend mieux pourquoi il insiste tant à présenter Daisies comme le disque de toutes les émancipations.
Quelque part entre le modeste carnet de croquis folk et la grande œuvre pastorale, un peu cabane en rondins et un peu cathédrale, mi-brindille mi-chêne massif, Daisies renoue avec le désir de Eels, retrouve le plaisir de délayer des airs d’enfance dans un grand bain de musique adulte, avec des vrais bouts d’instruments naturels dedans. Des instruments à pompe, à tube et à tuyau, à coulisse et à piston, des sucres d’orgue et un piano mythique et intimidant dont l’ivoire fut donc jadis caressé par Neil Young.
E parvient désormais en décors naturels à accomplir les mêmes cascades musicales qu’à l’époque de Beautiful freak, la roublardise en moins, la fluidité du geste en plus. « Je voulais cette fois faire un disque simple, sans prétention, beaucoup plus facile d’accès que le précédent. Comme tous les disques d’exorcisme, Electro-shock blues ne s’est pas très bien vendu mais ce n’est pas vraiment mon problème. J’en suis beaucoup plus fier que de Beautiful freak, je le revendique complètement, simplement il était temps de passer à autre chose. Je n’ai plus envie de jouer au type sinistre qui déballe ses malheurs devant tout le monde en permanence. Il s’est abattu des choses atroces sur ma famille, j’ai dû vivre en quelques années plus de choses terribles que l’on vit d’habitude durant toute une vie, mais il est temps désormais de tirer de tout ça des choses positives. D’une certaine manière, même si c’est un peu tordu de dire ça, je me sens libéré d’un poids, j’ai le sentiment qu’il ne peut plus rien m’arriver de pire puisque j’ai déjà connu le pire. C’est une façon de retourner les choses positivement. Comme c’est difficile d’écrire des choses gaies qui ne soient pas stupides, ce disque évoque encore des épisodes tristes de ma vie, mais j’ai le sentiment qu’il y a moins d’exhibition cette fois. »
Et si E cite comme modèles Randy Newman et Tom Waits, il aimerait sans doute vieillir plus vite pour se hisser à leur hauteur au lieu de grimper sur leurs épaules. Il en a l’étoffe. Il a du temps devant lui. Sans forfanterie excessive, il ne voit même pas quelqu’un de taille à lui faire de l’ombre : « Je ne suis pas très au fait de ce qu’est devenue aujourd’hui la musique alternative américaine mais, pour le peu que je connaisse, j’ai le sentiment que cet album est une alternative à cette alternative. » Il trouve que Randy Newman débitant ses vacheries seul au piano est autrement plus punk que tous les mickeys californiens qui font du punk pour les skateboarders et il a mille fois raison.
Dans Daisies of the galaxy, E se retranche plusieurs fois derrière la voix du narrateur, manipulant son petit monde depuis la coulisse, il endosse d’inhabituels costumes et module ses effets, se découvrant au passage une étoffe d’interprète tout-terrain. « Pendant longtemps, la musique était mon unique moyen de survie. Maintenant, j’essaie
de me construire une vie en dehors et j’ai le sentiment que mes chansons deviennent meilleures parce qu’elles sont irriguées par la vie, la vraie vie. De la même façon, j’ai considérablement changé ma façon d’écrire et de composer. Avant, j’avais tellement peur du vide que j’éprouvais le besoin d’entasser des tonnes de choses, des couches et des couches de sons qui auraient pu au besoin amortir la chute. A présent, j’essaie d’en éliminer le plus possible, de faire en sorte qu’il n’y ait jamais un son superflu, pas un mot en trop, un minimum de décoration. Avant, je concevais mes albums comme un ensemble, j’avais une vision globale que je n’arrivais évidemment jamais à reproduire exactement. Le trajet qui va du cerveau à la bande magnétique est l’un des plus accidentés que je connaisse (rires)… Je crois qu’à cause de Beautiful freak, les gens avaient le sentiment que Eels était un genre de laboratoire à chansons dirigé par des gens extrêmement intelligents et cyniques qui pouvaient produire des tubes à la commande. Avec Electro-shock blues, ceux qui pensaient ça de moi ont été déçus mais, pour ma part, je n’ai jamais cherché à paraître intelligent à tout prix. Aujourd’hui, je cherche seulement à paraître naturel. »
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