[À l’occasion des deux ans de la séparation du duo, nous ressortons cette interview accordée en 2013] Seulement quatre albums en seize ans mais, à chaque fois, une nouvelle redéfinition de la dance-music. Thomas Bangalter et Guy-Manuel de Homem-Christo sortent le très impressionnant “Random Access Memories”. Entretien avec deux génies (1/3).
A quel moment vous êtes-vous dit que vous teniez un album, qu’il était cohérent ?
Thomas – Jusqu’à ce qu’on rencontre Nile Rodgers, on était dans des expérimentations hasardeuses, périlleuses. Finalement, on a fini par apercevoir une cohérence dans le chaos, une sorte de concept… C’est comme un puzzle : quand il y a plus de blancs que de pièces, ça ne ressemble à rien. Ça s’accélère quand l’image se dessine. On s’était imposé des dogmes dès le départ, comme par exemple ne pas utiliser de samples. Notre réflexion a ensuite tourné autour du sample : qu’est-ce que c’est ? De la vie, de la performance musicale, un savoir-faire d’enregistrement, l’expérience combinée de gens qui lui donnent sa magie… Pendant longtemps, la musique électronique s’est fondée sur ces moments volés, très chargés, pour infuser de la vie dans quelque chose de robotique. On voulait, pour une fois, créer cette matière à partir d’une feuille blanche. Techniquement, se prouver quelque chose : voir si on pouvait produire à notre manière la musique magique avec laquelle on avait grandi.
Guy-Manuel – On a composé et enregistré la musique que Daft Punk aurait pu sampler ! Et avec de vrais musiciens : ceux qui jouaient avec Michael Jackson ou Chic par exemple, ceux qu’on samplait à nos débuts… Il n’y a que deux samples sur tout l’album : un groupe de rock australien et l’échange entre Eugene Cernan, le commandant d’Apollo 17, et la Nasa. Il raconte qu’il voit un point lumineux avec des rotations de lumières loin de la Terre…
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Vous jouez vous-mêmes des instruments sur l’album ?
Thomas – On sait suffisamment jouer pour montrer à Nile Rodgers le riff qu’on veut – et qu’il réalisera bien mieux que nous. Du coup, on joue un peu de tous les instruments, sans complexes et sans ego. On a réalisé une grande partie des maquettes, juste nous deux, instinctivement.
On a l’impression, en écoutant l’album, d’avoir affaire à un groupe live.
Thomas – D’un point de vue conceptuel, c’est assez proche d’un album de Steely Dan : des musiciens en studio mais avec un travail très précis, qui se dessine sur la longueur. La base, c’est la batterie, la basse et le clavier Rhodes, les trois unités de la pop moderne. Autour de ces trois instruments se rajoutent des couches de guitares, d’orchestre, de pedal-steel, puis on remplace notre basse par une autre et ainsi de suite : il y a plein d’interactions.
Vous pensiez déjà à une adaptation live ?
Thomas – Non, et ce n’est toujours pas d’actualité. Pour notre tournée de 2006/2007, nous étions allés aussi loin que possible dans cette réinvention du spectacle électronique, multimédia – un mot pourri… L’idée maintenant est de se reconcentrer sur l’idée même de musique enregistrée : comment y remettre de la vie ? Il y a à nouveau une excitation autour de la musique live, y compris électronique, mais ça ne se reflète pas dans les disques eux-mêmes. Recréer des moments magiques, uniques, propices à une émotion musicale, puis les capturer avec des techniques d’enregistrement, ça nous intéresse beaucoup plus qu’une déclinaison scénique.
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En jouant une musique aussi charnelle, vous êtes-vous posé la question de la légitimité des robots ?
Thomas – On s’est interrogé sur la place de la technologie dans la musique aujourd’hui. On a essayé de faire effectivement une musique charnelle, vivante, sensuelle, mais en même temps elle reste assez robotique. On peut définir l’intelligence artificielle de manière plus nuancée qu’elle ne l’est aujourd’hui. Ces dernières années, la musique s’est de plus en plus créée sur des ordinateurs, avec des modèles de synthèse virtuelle qui prennent peu de paramètres en compte. Avec un synthé analogique, même la température de la pièce influe sur le son. Tous ces parasitages, ces facteurs extérieurs créaient un environnement où l’électronique sonnait de manière très vivante… Mais un ordinateur est un environnement totalement stérile, il sonnera toujours exactement pareil, avec un modèle théorique d’intelligence artificielle très peu nuancé, très basique, qui repose sur des lignes de codes. C’est l’environnement dans lequel sont réalisés la plupart des albums aujourd’hui. Ça formate une immense partie de la musique. Les robots restent là car nous avons utilisé beaucoup de technologie invisible, mais utiliser les ordinateurs comme outils de création, pour produire quoi que ce soit avec une dimension émotionnelle, c’est très compliqué. Ça ne nous intéressait pas d’être, comme partout ailleurs dans la société, dans la sur-technologie. On voulait être dans le rêve, la magie. Et la technologie a une fâcheuse tendance à immédiatement reconnecter les gens au monde réel.
Parlons de vos collaborations. Giorgio Moroder, par exemple…
Thomas – Depuis le temps, on s’est habitués à ce que tout soit possible, à ce que l’extraordinaire devienne la norme… Comme par exemple rencontrer Moroder et lui proposer un morceauinterview, une chanson-documentaire. Pendant deux après-midi, il m’a raconté sa vie. Ça semblait une bonne idée, on était même étonnés que personne ne l’ait eue. Mais après, transformer son récit en cette sorte d’épopée qui part du jazz pour finir en electro… C’est une chanson sur Giorgio mais surtout sur la musique, la liberté. Son parcours résume assez bien notre carrière : depuis le début, comme lui, on tente d’abolir les frontières entre punk et disco, rock et techno, underground et grand public… En plus, en 1997, on finissait nos live en mélangeant Around the World et son titre Chase… A l’époque du premier album, on nous avait même jeté son nom à la gueule, comme une insulte !
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Comment vous partagez-vous le travail ?
Thomas – Moi, je m’occupe un peu plus de la technique, Guy-Man moins, ce qui lui donne un recul intéressant. Mais Random Access Memories fut un vrai travail d’équipe, un album conçu comme un film dont on était les réalisateurs, les scénaristes et les producteurs – et un peu les interprètes. On a été à l’écoute de toutes les expériences : c’est quelque chose de nouveau pour nous, qui a commencé, musicalement, avec Tron. C’était nécessaire pour évoluer, on n’avait pas envie de passer notre vie l’un sur l’autre dans un studio, il était nécessaire de s’ouvrir, de rencontrer des gens, d’échanger. Alors parfois, on s’est un peu sentis comme Terrence Malick, on capturait des sons, on ne savait pas ce qu’on allait en faire. Les musiciens avec qui on a travaillé étaient comme les acteurs d’un Woody Allen, qui ne comprennent pas où va le film, car on ne leur donne que leurs pages de dialogues. Sauf qu’il n’y avait même pas de film, et pendant longtemps (rires)…
Guy-Manuel – Les musiciens n’en revenaient pas qu’on leur laisse une telle liberté, eux qui sont généralement là pour jouer une partition bien précise. Avec Nile Rodgers, plus habitué à passer quinze minutes en studio pour une prise de guitare, merci, bonsoir, on a longuement discuté, jammé, parlé de musique… On a même dansé dans sa salle à manger, pendant qu’il jouait sur sa vieille guitare.
Thomas – D’un point de vue artistique et personnel, cet album est l’expérience la plus riche de notre histoire. Il régnait un enthousiasme, une générosité, une positivité extraordinaires qu’on a essayé de capturer. On sentait que chacun aimait la musique qu’il était en train de jouer ou de chanter. Visiblement, ce n’est pas le cas tous les jours. Ils étaient émus en entendant le résultat final. Tous nous ont dit qu’ils prenaient un tel plaisir à venir chez nous qu’ils ne pouvaient pas faire autrement que dépasser leurs limites. Random Access Memories est un disque unique, ambitieux. Il s’agissait de redéfinir la dance-music, ce qui fait le lien avec ce qu’on a pu réaliser dans le passé. On peut en parler, car pour la première fois, on a du recul : on a été spectateurs de tous ces gens venus se mettre au service de notre vision. Ça a été magique.
En composant les morceaux, vous aviez des voix précises en tête ?
Guy-Manuel – Non, c’était très libre, on avait des instrus et des directions et ça s’est bien goupillé. L’enregistrement des voix a eu lieu la dernière année… Beaucoup de rencontres n’étaient pas planifiées, comme celle avec Giorgio Moroder, qui nous a contactés parce qu’il était dans le coin. Idem pour Panda Bear d’Animal Collective qui voulait qu’on remixe un de ses titres. On lui a répondu qu’on n’en faisait plus depuis des années mais qu’on aimerait quand même le rencontrer parce qu’on adore ses harmonies vocales, qui semblaient coller avec une de nos maquettes. Les Strokes, on est très fans : quand on a rencontré Julian Casablancas, on lui a fait écouter un titre et ça a collé tout de suite. Pharrell Williams, on le connaît depuis quinze ans mais on n’avait jamais vraiment bossé ensemble, à part sur son titre Hypnotize You. On s’est recroisés par hasard dans une soirée.
Thomas – On trinque au champagne et il me dit : “Oh là là, vous faites votre album ? Je ferais n’importe quoi pour être dessus ! Je jouerais même du triangle !” Ces moments de prises de voix ont été très spontanés, à l’inverse du travail d’orfèvrerie, d’horlogerie qu’ont nécessité les morceaux. Après avoir passé des années sur une chanson, on n’avait parfois que quelques heures pour enregistrer la voix. J’ai parfois eu l’impression que chacun se surpassait, que c’était une compétition de soul ou de funk, une surenchère de musicalité et de dextérité entre chaque musicien. Tout le monde s’est défoncé pour offrir un écrin aux voix. J’ai toujours aimé ces enregistrements de Sinatra où la voix est juste devant, avec l’orchestre symphonique tout petit mais nécessaire.
La façon dont vous les avez tous sortis de leurs habitudes est impressionnante.
Thomas – Julian Casablancas, c’est net, il chante plus haut, de manière plus féminine – son chant se fait plus sensible, plus fragile. Il chante moins fort. Pharrell, lui, a complètement changé de registre, sans qu’on lui demande : l’un et l’autre se sont servis de cette expérience pour essayer de nouvelles choses. C’est très visible pour Julian et le dernier album des Strokes.
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