[À l’occasion des deux ans de la séparation du duo, nous ressortons cette interview accordée en 2013] Seulement quatre albums en seize ans mais, à chaque fois, une nouvelle redéfinition de la dance-music. Thomas Bangalter et Guy-Manuel de Homem-Christo sortent le très impressionnant “Random Access Memories”. Entretien avec deux génies (1/3).
Un très important manager américain nous confiait récemment qu’il n’avait jamais vu un lancement d’album aussi maîtrisé que celui de Random Access Memories de Daft Punk, qui sortira le 20 mai : “Ça sera un cas d’école.” Bon courage – et belle humiliation en perspective – pour tous ceux qui tenteront d’utiliser ces codes et coutumes une nouvelle fois détournés et réinventés par Daft Punk. Le meilleur marketing du monde ne sera que pétard mouillé s’il n’est pas au service d’un album aussi brillant, universel et intemporel que ce Random Access Memories. Les plus beaux featurings de la terre – et ils sont nombreux sur cet album, de Pharrell Williams à Julian Casablancas, en passant par Panda Bear et Nile Rodgers (Chic), jusqu’à Giorgio Moroder et Paul Williams – ne seront que misérables cache-misère ou caprices de luxe s’ils ne viennent pas servir des chansons prodigieuses, toujours vivantes malgré un long processus de création.
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C’est ce qui sidère sur ce quatrième album de Daft Punk : l’impression d’entendre la musique la plus funky, la plus simple, la plus live qui soit, alors qu’elle est passée par le laboratoire inouï – et le cerveau en éruption – des deux Français. Avec cette admirable réflexion sur ce que doit être en 2013 la musique enregistrée, débarrassée de la stérilité des ordinateurs, Daft Punk devient Daft Funk. Parfois, par clins d’oeil, Daft Punk rappelle à ses suiveurs, à cette musique electro que le duo a bouleversée, qu’il sait encore faire du Daft Punk, qu’il pourrait s’en contenter – et ça serait déjà énorme. Mais ça serait surtout un grand gâchis.
D’autres, avec des années de retard et des talents réduits, ont déjà adapté ces sons à la culture populaire : on a entendu Daft Punk à la télé, à la radio, dans le hiphop, en version désamorcée, inoffensive. Mais Thomas Bangalter et Guy-Manuel de Homem-Christo sont déjà loin ailleurs. Car Random Access Memories est une grande aventure onirique, un album nostalgique de ce qu’il reste à créer, un bouleversant hommage à la dancemusic, toujours jouée sur cette frontière que le groupe défend bec et ongles, entre euphorie et mélancolie. Un album tellement physique, charnel, animal qu’on se demande où sont vraiment passés les robots. Human after all ? Quand la musique se robotise, ces robots-là s’humanisent.
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Aujourd’hui, où est votre home sweet home ?
Thomas Bangalter – A Paris. Notre vie personnelle et familiale est ici. On passe beaucoup de temps entre Paris et la Californie, où a lieu une grosse partie de notre production, de notre manufacture. L’usine à rêves est là-bas : la pyramide, les masques de robots et la majorité du dernier album ont été fabriqués à L. A.
Vos masques ont évolué…
Thomas – Ils avaient été créés il y a treize ans par les vidéastes Alex Courtès et Martin Fougerol et viennent d’être upgradés par des studios d’effets spéciaux d’Hollywood : ils sont désormais équipés de ventilateurs pour éviter la surchauffe !
Quand vous étiez encore à l’école, pensiez-vous que l’anglais vous servirait à ce point ?
Guy-Manuel de Homem-Christo – Quand on s’est rencontrés, j’avais 12 ans et Thomas, 13. Je venais de découvrir Hendrix, les Doors, le Velvet et ça m’a motivé pour l’anglais. Je voulais comprendre cette musique et ce que je chantais. En plus, on avait l’un et l’autre le prof le plus sévère que j’aie jamais connu : monsieur Letellier. A l’arrivée, on a tous fini avec un super niveau.
Vous rêviez à quoi en écoutant le Velvet ou les Doors ?
Guy-Manuel – Plus encore que le rock, notre premier point commun, ça a été le cinéma. On passait notre vie à regarder des films d’horreur. Notre idole, c’était Warhol, ce mélange d’image et de musique…
Thomas – Je rêvais de travailler un jour dans une discipline artistique : monteur, effets spéciaux… Je n’avais pas plus d’ambitions et ça reste le cas – je n’aspire jamais à quelque chose de plus grand que ce que je suis en train de faire ou de vivre. Notre parcours tout entier a été une succession de surprises, exceptionnelles et farfelues. Le vrai changement, c’est qu’on a commencé avec beaucoup de modèles – Warhol, Bowie, George Lucas, Kraftwerk, Kubrick – et qu’aujourd’hui, on n’en a plus, même si certains de notre génération nous inspirent, comme MGMT, les Strokes ou Animal Collective. Ces gens nous ont tirés vers le haut. Ça m’étonne toujours quand on me dit qu’aujourd’hui, nous jouons ce rôle pour d’autres musiciens.
Comment vous êtes-vous bâti ce panthéon de modèles ?
Thomas – C’était avant internet. On passait notre vie dans les cinémas du quartier Latin ou à la bibliothèque de Beaubourg, où on photocopiait des livres tout l’après-midi.
Guy-Manuel – Personne, à 12 ans, ne faisait ça. Au lycée, j’étais le seul à connaître Hendrix et tous ces trucs psyché. On n’était que trois à écouter Joy Division… Après, j’ai rencontré Thomas puis Laurent Brancowitz (avec qui ils formeront Darlin’, avant que ce dernier ne parte rejoindre Phoenix – ndlr), on était donc cinq… On traînait dans des magasins de disques comme New Rose ou Danceteria, on lisait Les Inrocks quand c’était encore un fanzine… J’ai d’ailleurs rencontré ma première meuf sur le site Minitel des Inrocks, 36 15 Eliott ! Elle était fan des La’s, moi des Stone Roses – on était peu nombreux à s’intéresser à ces jeunes groupes anglais. Dès que ma famille a eu le câble, j’ai passé mes journées devant MTV. Puis devant les premiers écrans d’ordinateurs… On se retrouvait le mercredi après-midi chez Thomas et on regardait des VHS de Cronenberg, Carpenter, De Palma…
Thomas – Mon père était abonné aux journaux américains Billboard et Variety, je les dévorais. Il avait aussi un studio d’enregistrement à la maison mais ça ne m’intéressait pas. En 1984, il a acheté le premier Mac, ça a été un grand bouleversement : MacPaint, la souris… Mais le plus important pour moi à cette époque, c’était le magnétoscope. Je lui dois tout.
Daft Punk est-il un groupe normal ?
Guy-Manuel – Notre normalité vient du fait que depuis le début, on ne prend jamais en compte les avis extérieurs. On a créé notre petit monde artisanalement, comme des gosses qui jouent. On ne l’a dévoilé que lorsque ça nous plaisait vraiment – et on continue. On s’est toujours concentrés d’abord sur notre plaisir…
Thomas – Pendant longtemps, j’ai cru que notre anonymat était un signe de notre normalité, mais en fait non puisqu’on le recherche alors que toute la société est en quête de célébrité ! C’est comme si on était sur une autoroute à contresens…
Quel est votre rythme de travail ?
Thomas – En sortant un album tous les sept ans et un live tous les dix ans, on ne peut pas dire qu’on vit dans l’urgence… Le miracle, c’est que malgré cette absence, le public continue de nous porter attention. C’est peut-être la rareté des rencontres entre lui et nous qui produit toute cette excitation. A l’échelle d’internet, plusieurs années sans contact équivalent à des siècles, ce qui fait qu’on existe depuis des millénaires ! On a vraiment la chance d’être des robots : ça ne vieillit pas ! En fait, notre horloge créative a toujours été en décalage, plus encore aujourd’hui avec les tweets toutes les deux secondes, la réactualisation permanente de tout… On passe beaucoup de temps à chercher, comme dans un laboratoire, on expérimente des images, des sons, sans savoir ce qu’il en sortira. On profite de cette absence d’urgence pour multiplier les rencontres, sortir de notre circuit fermé, ne pas finir comme des savants fous. On n’est pas sur Facebook ou Twitter, alors du coup on cherche à se connecter humainement avec d’autres artistes. C’est pour cette raison que l’on a accepté de composer la musique du film Tron : pour échanger, produire avec un orchestre. Du coup, nous avons eu envie de faire de la musique en équipe sur Random Access Memories. Il nous faut d’ailleurs remercier chaque participant pour sa patience : on enregistrait un truc, puis on bossait sur chaque prise pendant des mois sans donner signe de vie…
Ça vous arrive de ne rien faire ?
Thomas – Pas vraiment. On est en recherche permanente, que ce soit conceptuel ou musical. On prend du recul, pour voir si nos morceaux méritent d’être partagés. Il y a une vraie différence entre cette quête personnelle, intime, qui guide nos pérégrinations, et l’idée de carrière. Même si ça dure depuis vingt ans, on ne réfléchit pas en termes de longévité, de notoriété ; on préfère penser qu’il s’agit de quelques rendez-vous ponctuels avec le public, entrecoupés de longs riens.
Beaucoup de vos chansons ne passent pas ce cap du “partage” ?
Thomas – On est entrés en studio en 2008, après la dernière tournée. Pendant un an, on a travaillé sans but et comme on n’était pas satisfaits du résultat, on a jeté tout le décorum mais en gardant l’essence : les compositions, les recherches, la base de Random Access Memories. Ce qui nous taraudait, c’était de nous réinventer. On était perplexes, notamment sur la production. C’est à cette époque qu’on nous a proposé de réaliser la BO de Tron. On a accepté et ça nous a totalement débloqués.
Guy-Manuel – Avec le temps et l’expérience, on sait quand ça ne sert à rien d’insister. Jeunes, on pensait qu’en s’obstinant, on arriverait à publier tous les morceaux qu’on écrivait. Heureusement que la plupart d’entre eux ne sont jamais sortis ! Sur le nouvel album, on a vécu avec les maquettes pendant quatre ou cinq ans. Si elles nous plaisaient encore au bout de trois ans, c’est que c’était bon.
Thomas – On avait déjà fait ça avec Discovery en 2001 : le morceau One More Time avait été bouclé dès 1998. La cassette est restée sur une étagère. A la fin, on l’a sorti tel quel. Pour Random Access Memories, nous n’avons capturé le résultat final que très récemment alors qu’on bossait dessus depuis 2008. Déjà, sur Tron, on avait passé un an à composer mais tout a été enregistré avec un orchestre symphonique en cinq jours à Londres. On peut se permettre ce genre de fonctionnement quand on a les meilleurs solistes sur les meilleurs instruments – certains vieux de quatre siècles. On voulait voir si on pouvait travailler dans un temps limité en réunissant le maximum de paramètres exceptionnels…
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