[Le documentariste de 94 ans est décédé le 1er août, à cette occasion nous vous proposons de relire cet entretien] En 1965, D.A. Pennebaker, suit pendant trois semaines Bob Dylan sur sa tournée britannique pour un documentaire intime sur un artiste qui aime brouiller les pistes. Trente ans plus tard, il a accepté de revenir sur “Don’t Look Back”.
D.A. Pennebaker – Entre ce que les Américains appellent les movies et ce qu’ils appellent les films, il y a une grande différence. Personnellement, je fais des films : je filme les gens tels qu’ils sont, je montre, je documente. Je n’ai jamais voulu mettre en scène, écrire, faire jouer. L’univers des movies, pour moi, c’est du cirque.
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Qui a eu l’idée de tourner un film sur Dylan ?
Albert Grossman, son manager. Une amie commune avait organisé une projection de Daybreak Express (premier film de Pennebaker en 1953 – ndlr) pour Dylan et Grossman – je n’ai d’ailleurs jamais très bien su si Dylan avait aimé mon film : il est toujours difficile de savoir ce qu’il pense vraiment. Mais quelques jours plus tard, Grossman m’a contacté. Il était persuadé de pouvoir trouver un réseau de distribution pour un film consacré à Bob Dylan et me proposait de le tourner. Je crois que Warner Brothers l’avait approché quelques semaines plus tôt, mais lui préférait monter le projet de manière indépendante. De plus, Dylan ne voulait pas donner l’impression de jouer, de faire l’acteur, ce qui aurait été inévitable si Grossman avait choisi de travailler avec les gens de Warner et un réalisateur confirmé. En bossant avec moi, ils savaient tous les deux qu’un certain esprit artisanal serait préservé. Je crois que ça les rassurait.
Que connaissiez-vous de Bob Dylan ?
Pas grand-chose. Je savais juste que le Time l’avait qualifié de “désastre humain” et, à mes yeux, c’était plutôt bon signe. Si on m’avait dit qu’il était le génie de ce siècle, j’aurais probablement refusé de faire le film… Musicalement, j’étais assez inculte, mais Albert Grossman m’a donné un exemplaire de The Times They Are a-Changin’, et j’ai tout de suite su que je voulais faire partie de l’aventure. Je n’avais aucune idée de ce que le film pourrait donner au final, mais j’étais plutôt confiant.
Qui a financé le film ?
Moi, principalement. Grossman n’a payé que deux billets d’avion pour le tournage en Angleterre, celui du preneur de son et celui d’une amie à qui j’avais confié une deuxième caméra – nous n’avons d’ailleurs presque rien gardé des images qu’elle a filmées. J’ai payé tous les frais sur place, les pellicules, le développement. Si le film avait été un désastre financier, alors ça aurait été mon désastre.
Dans quel état d’esprit étiez-vous en arrivant en Angleterre ?
Je me souviens m’être senti plus vieux, plus mature que Dylan (je devais avoir dix ans de plus que lui). Ça me donnait un bon alibi pour rester un peu en retrait : je ne disais rien, je restais dans mon coin, avec ma caméra. En plus, un jour, pour une conférence de presse, tout le monde a enfilé des djellabas (une trouvaille de Dylan pour échapper à la routine), et il a bien fallu que je fasse comme les autres et que je me déguise. Ce jour-là, j’ai senti que j’appartenais à la bande…
Il y avait vraiment dans l’air une dimension historique, quelque chose que je n’avais jamais ressenti auparavant. Même avec Kennedy, que j’avais fréquenté longuement pour des reportages sur le fonctionnement de la Maison Blanche, je n’avais rien ressenti de tel. Kennedy était obsédé par l’Histoire, par la trace qu’il voulait laisser de lui – ce qui le rendait un peu pâle, sans profondeur. Dylan n’était pas seulement une célébrité, il était… autre chose.
Auprès de lui, j’avais le sentiment de saisir des moments importants, uniques. Je savais que, sans mon film, personne n’aurait jamais accès à ces images, à ce regard de l’intérieur et, du coup, je ressentais une certaine responsabilité. J’étais persuadé que plus tard les gens voudraient savoir à quoi ressemblait le Dylan de 1965, comment il se comportait en public, dans l’intimité, comment il parlait.
Qu’est-ce qui rendait Dylan si particulier ?
Il dégageait quelque chose d’infiniment fort, une qualité spirituelle qui donnait à tout le monde l’envie de l’écouter. En sa présence, les gens étaient attentifs, concentrés. Personne ne le considérait comme un poète majeur – Dylan n’était pas Allen Ginsberg –, mais ses mots touchaient les gens. Dylan était extrêmement doué pour mettre les idées en forme, il avait le don de la concision, de la clairvoyance, mais sans être l’un de ces visionnaires solennels et pompeux. Il était plutôt comme Kerouac, une sorte de lumière. Mais pas un guide, en tout cas pas un guide revendiqué, pas un gourou. Il avait une qualité intellectuelle tellement forte – et tellement difficile à résumer par le langage – que le cinéma me paraissait être le seul vecteur capable de lui rendre justice.
En filmant, qu’avez-vous découvert sur Dylan ?
Je n’avais pas vocation à juger. Parfois, je pouvais le trouver très naïf puis, dans l’heure qui suivait, extrêmement fin et sage. Mais cela ne comptait pas, je ne me posais pas ce genre de questions, j’étais simplement là pour filmer… Je me souviens qu’il n’aimait pas Scott Fitzgerald (ce qui constituait pour moi une terrible faute de goût), mais je n’avais pas envie d’en débattre pendant des heures avec lui. Et je ne suis pas sûr qu’une bagarre verbale aurait tourné à mon avantage. Je ne voulais pas intervenir dans sa vie, devenir un personnage du film, m’impliquer. Moi, ce qui me motivait, c’était de rester en retrait et de montrer Dylan tel qu’il était vraiment dans le contexte d’une tournée, entouré par les gens qu’il aimait.
Dylan vous posait-il des questions sur votre travail ?
Non. Et moi je ne lui en posais aucune sur le sien. C’est seulement en tournée que quelqu’un m’a appris qu’il s’appelait Zimmerman et pas Dylan. J’ai haussé les épaules et répondu que je m’en foutais. Ça n’allait rien changer à mon film.
Le tournage était-il organisé ?
Le film n’aurait pas été ce qu’il est si j’avais adopté une attitude dirigiste. Ils étaient libres de faire ce qu’ils voulaient, et la plupart d’entre eux agissaient comme si je n’étais pas là. En revanche, Bob Neuwirth (manager de la tournée – ndlr) a très vite compris comment tirer parti du film et s’est débrouillé pour en devenir l’un des protagonistes importants en entrant volontairement dans le cadre, en rigolant, en parlant à Dylan. Albert Grossman, lui, se contentait d’être égal à lui-même.
Que je filme la scène où on le voit négocier un cachet de concert comme un marchand de légumes ne lui posait absolument aucun problème, Grossman était vraiment un type bien : même lorsqu’il m’a fait des vacheries quelques années plus tard, je n’ai jamais cessé de le porter dans mon cœur… Et c’était un excellent manager : il avait parfaitement compris comment il fallait s’occuper de Dylan, c’est-à-dire avec délicatesse et douceur.
Ils étaient très proches l’un de l’autre, alors que la majorité des managers de l’époque brillaient par leur absence. J’ai rencontré plusieurs fois les Beatles et les Stones, mais je n’ai jamais vu Brian Epstein ou Andrew Loog Oldham avec eux. Ils n’appartenaient pas au même monde, alors que Dylan et Grossman ne se perdaient jamais de vue.
Comment était Joan Baez pendant le tournage ? On la sent assez émotive, très attentive à la caméra.
Au départ, je ne savais pas trop comment me comporter avec elle, je gardais mes distances. Puis, petit à petit, la glace s’est brisée. Joan était venue en Angleterre de son propre chef, Dylan ne l’avait pas vraiment invitée. La malheureuse essayait de faire son trou, de se faire accepter par son héros, ce qui n’était pas très facile. Joan Baez a été l’une des premières personnes à mesurer le génie de Dylan – il faut se rappeler qu’elle était déjà une star énorme à l’époque. Elle voulait l’aider, le prendre sous son aile, mais Bob la rejetait. On la sent assez triste et désemparée dans le film. Et puis, un jour, elle a disparu. On ne l’a plus revue.
Avez-vous eu le sentiment parfois que Dylan se mettait à jouer, qu’il se transformait en acteur, cherchait à vous impressionner ?
Quoi de plus naturel que de se mettre à jouer quand on pointe une caméra sur vous ? Les gens passent leur temps à faire du cinéma. Quand vous êtes dans une pièce avec d’autres personnes, vous jouez. Quand vous allez à une fête chez des étrangers, vous jouez. Même quand vous êtes au lit avec votre femme, vous jouez parfois encore. Quand on le voit dans le film engueuler le type des Pretty Things, Dylan cherchait vraisemblablement à impressionner la galerie. Je crois qu’il voulait surtout donner une leçon aux Anglais, leur montrer qu’il pouvait être dur.
Vous avez revu Dylan piquer ce genre de colère depuis ?
Souvent, et toujours dans le même type de situation : trop de monde autour de lui et, à un moment, Bob craque.
Albert Grossman était-il très impliqué dans le film ? Vous donnait-il des directions ?
Il s’en foutait royalement. Si j’avais été là pour filmer une petite réunion de famille à titre privé, il n’aurait pas été plus coulant avec moi. Je crois qu’il sous-estimait totalement mon travail, s’imaginant sans doute que le résultat serait sans intérêt. Il a d’ailleurs été assez choqué lorsqu’il a vu le film terminé, il ne s’attendait pas à un truc aussi complexe. Mais pendant le tournage, Grossman ne nous a imposé aucune restriction, j’avais accès à tout ce que je voulais.
Une seule fois, mais à la demande de Dylan, j’ai dû ranger ma caméra et me contenter d’observer avec mes yeux. Ce jour-là, Dylan rencontrait Donovan pour la première fois. Parce qu’il était assez nerveux au sujet de cette rencontre, Bob m’a demandé de ne pas tourner. La scène où l’on voit Donovan et Dylan discuter a donc été filmée lors de leur rencontre suivante.
<< Lire aussi notre entretien avec Donovan racontant sa première rencontre avec Dylan
Comment s’est déroulé le premier face-à-face ?
L’ambiance était assez électrique – Dylan avait attendu cette rencontre avec son supposé rival anglais depuis longtemps et n’arrêtait pas de plaisanter à son sujet. Finalement, lorsqu’on a fait monter Donovan dans la chambre du Savoy, Dylan nous a demandé de mettre des masques de plastique noir, ces trucs qu’on porte pour Halloween. Mais Donovan ne s’est pas dégonflé et a filé directement vers Bob en lui tendant la main. Puis tout le monde s’est assis et Dylan a dit : “Alors, Donovan, qu’est-ce que tu as à nous dire ?”
L’autre a répondu : “Pas grand-chose. Je veux juste te dire que je suis content de te rencontrer.” Puis Donovan a pris une guitare et a proposé de chanter pour Dylan. Et le malheureux n’a rien trouvé de mieux à faire que de chanter un texte de sa composition sur la mélodie de Mr. Tambourine Man, note pour note. Dylan n’a pas bronché, mais lorsque Donovan a reposé la guitare, Bob a dit : “Tu sais, je n’ai certainement pas écrit toutes les chansons que les gens m’accordent, mais celle-ci, j’en suis sûr, c’est moi qui l’ai écrite.” Le pauvre Donovan ne savait plus où se mettre.
Pendant la tournée, aviez-vous des craintes quant à l’aboutissement du film ?
Jusqu’à la dernière minute je n’ai pas voulu y croire : je me préparais au pire. Faire ce film, c’était un peu comme s’embarquer sur un iceberg depuis le pôle Nord et filer vers les mers du Sud. Depuis Don’t Look Back, je n’ai jamais réussi à me détendre complètement pendant un tournage. Pour moi, un film est toujours un désastre en devenir.
Pendant le tournage, avez-vous vu Dylan se détendre ?
Lorsqu’on le voit dans les loges, je le trouve assez détendu, en particulier au moment où il tape une lettre à la machine, la nuit. C’était une lettre adressée à Marianne Faithfull. Je me souviens d’ailleurs avoir croisé plusieurs fois le mari de Marianne à l’entrée des loges et, autant que je me souvienne, il n’était pas particulièrement fan de Dylan.
Pour vous, le Dylan de l’époque était-il heureux et épanoui ?
Je le crois, même si on peut le sentir assez tendu par moments. Mais Bob avait une lourde responsabilité sur ses épaules : dans notre petit groupe de fêtards, il était le seul à devoir aller au turbin chaque soir. Vers la fin, ça devenait vraiment pesant. Il devait monter sur scène alors que nous étions tranquillement affalés dans les loges à siroter des bières. D’une certaine manière, il bossait pour nous, et je crois que ça l’irritait un peu. Pour la tournée suivante, il a emmené The Band avec lui et il s’est davantage amusé. Mais jouer seul présentait aussi d’immenses avantages : vers la fin de la tournée, on sentait Bob vraiment habité par ses chansons. Elles le dépassaient.
Aujourd’hui, quel regard portez-vous sur lui ?
J’ai l’impression que c’est un type très drôle, mais il a une espèce d’humour pince-sans-rire que beaucoup de gens n’ont jamais compris. Dylan est évidemment l’un des personnages majeurs de la culture américaine, l’un des seuls à avoir profondément changé le cours des choses. Et sans grand discours, sans prétention politique, simplement par des chansons. Il a pris une génération entre ses mains et l’a secouée, bousculée, mordue jusqu’au sang. Sans les textes de Dylan, ces gens auraient eu du mal à s’inscrire dans leur époque, à trouver leur place. Bob les a obligés à se poser les bonnes questions, sans leur imposer aucune réponse. Après Dylan, tout a changé. On est entré dans une autre époque.
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