Devenu bête de foire américaine depuis que Black Sunday a cambriolé trois millions de foyers souvent blancs, Cypress Hill vient enfin faire tourner son hip-hop salace et ténébreux en France. Entre meeting pour la légalisation du cannabis et attraction foraine le rap hanté par Black Sabbath, quelle frousse ! , un concert événement sur fond de troisième album, Temples of boom.
Quand Cypress Hill a débarqué en 1991, personne n’aurait cru cette bande de gourdiflots capable de révolutionner à ce point le hip-hop dès son premier album. Avec sa fumeuse thématique cannabis-gangster un étalon largement copié depuis , avec une production novatrice braquant aussi bien l’héritage blues que les richesses funk, avec une imagerie heavy-metal inspirée de Black Sabbath, Cypress Hill réussira pourtant cette année-là l’un de ces jouissifs casses du siècle. Martiens décomplexés basés à Los Angeles, ils sont sans doute les seuls à échapper à la catégorisation Côte Ouest/Côte Est, entraînant dans leur sillage deux groupes satellites : House Of Pain et Funkdoobiest. Eux aussi membres actifs de la famille Soul Assassins, ils partagent avec Cypress Hill une attitude, un son et, surtout, leur DJ/producteur attitré : DJ Muggs. Il suffira alors d’un album pourtant décevant Black Sunday et d’une participation à la BO de Judgement night où leur hip-hop croise le fer avec le rock blanc de Sonic Youth ou Pearl Jam pour que Cypress Hill vire au phénomène : entré directement à la première place des charts américains, le groupe commence alors à drainer un public grandissant de rockers alternatifs en mal de gaudriole et devient sans appel la coqueluche des médias. Un succès forcément suspect pour une certaine frange de la nation rap, prompte à qualifier ce succès de cross-over fabriqué de toutes pièces. D’où le besoin de revanche du trio devenu quatuor depuis l’arrivée d’Eric Bobo, percussionniste des Beastie Boys , pour qui le nouvel album Temples of boom aura la douloureuse mission de gérer en évitant toute casse le paradoxe Cypress Hill, rare exemple de groupe voyageant loin dans les charts tout en ménageant sa monture de base.
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26 juillet 95, Hartford, Connecticut. La kermesse rock-indé itinérante Lollapalooza fait étape dans l’une de ces petites villes américaines impersonnelles de la grande banlieue new-yorkaise, au milieu d’un no man’s land écrasé de chaleur et cerné d’autoroutes. Ambiance de fiesta bigarrée : le pathétique troupeau d’ados américains dûment tatoués et piercés est venu pour quelques heures s’émoustiller, jouer bovinement le simulacre de la liberté sans entraves, allant jusqu’à tenter de rééditer les batailles de boue du Woodstock 94, avant de rentrer sagement dans le rang à la nuit tombée, dans la voiture climatisée de papa. Que retiendront-ils du concert de Cypress Hill ? Le décorum probablement : bouddha gonflable géant, crânes et feuilles de cannabis, fumigènes, double bong monstrueux sur roulettes. Leur présence ici étant essentiellement motivée par la curiosité Courtney Love, ils resteront sans réaction lorsque B-Real allumera un joint sur scène en dédicaçant ironiquement le titre I wanna get high au sénateur républicain Bob Dole. Seuls les jeunes Noirs du service de nettoyage, identifiables à leur tenue violette, afflueront au premier rang sourire aux lèvres en agitant leurs outils de travail en guise de soutien. Retour backstage pour l’interview. A droite, la loge de Hole, où la tension monte à l’aune des humeurs de Courtney Love, fantôme livide et caractériel. A gauche, les quartiers de Sonic Youth, métamorphosés au fil des heures en nurserie bondée digne d’une scène des Marx Brothers : un ballet ininterrompu de couples sains, souriants et chargés de bébés qui se succèdent, suivis d’appétissants effluves de cuisine végétarienne. Prise en sandwich entre ces deux mondes, la porte de la loge de Cypress Hill laisse échapper d’autres vapeurs, moins licites. Une fois dans l’antre, le regard devra s’habituer à la pénombre pour distinguer une poignée d’admirateurs décidés à ne pas en perdre une miette, assis à même le sol face au canapé central sur lequel devisent B-Real, Eric Bobo et DJ Scandalous, ce dernier remplaçant DJ Muggs, resté en studio pour mettre la touche finale à l’album. De Sen Dog, parti écumer les gradins en quête de beautés à taquiner, nous n’entendrons que quelques blagues grivoises par l’intermédiaire d’un talkie-walkie qui le tient en permanence relié au reste de l’équipe. B-Real, tendu et très défiant au début de l’entretien, sera donc le véritable interlocuteur.
Peu prolixe, il sera souvent nécessaire de s’y reprendre à trois fois pour obtenir de lui une réponse enfin construite. Il faudra aborder son sujet de prédilection la légalisation du cannabis pour qu’il se déride, devenant soudain intarissable et souriant.
B-Real : Aucun membre de ma famille n’est musicien chez nous, on est soit gangster soit sportif , mais j’ai eu la chance de grandir parmi des frères, des s’urs et des cousins qui avaient chacun des goûts musicaux radicalement différents. Mes grands frères sont portés sur les vieilleries et mes cousins sont à fond dans le rock’n’roll. Ils m’ont tous influencé au fur et à mesure, m’ont permis de n’écouter que le meilleur de chaque genre. C’est ainsi que, enfant, j’ai été très marqué par Led Zeppelin et Black Sabbath. Ensuite, ça a été le tour de Run DMC et Grandmaster Flash. Aujourd’hui, j’écoute aussi bien Led Zeppelin que Wu-Tang Clan, avec lesquels nous avons enregistré l’un des titres du dernier album.
Comment as-tu échappé à la vie de gangster ?
Si on est intelligent, on comprend vite que la vie ne peut pas se limiter aux courses-poursuites avec la police ou à la prison. On n’a pas envie de finir au cimetière avant d’avoir eu le temps de vivre. Le choix était simple : soit je menais cette vie de gangster, soit j’essayais de faire de la bonne musique, d’avoir éventuellement du succès et de pouvoir en vivre. On ne peut pas dire que le choix ait été difficile : on essaye de faire croire aux gens qu’on ne peut pas échapper aux gangs, mais c’est faux. Si les mecs du gang sont de vrais potes, ils comprennent que tu veuilles t’en sortir. D’ailleurs, je n’ai jamais quitté mon gang. Simplement, je ne participe plus à la vie de tous les jours, aux courses, aux embrouilles… Le gang, c’est un engagement pour la vie. Je ne pourrai jamais le renier. Mes frères étaient des gangsters, enfant j’ai pris modèle sur eux, c’était normal pour moi de mener cette vie de clan en marge. Mais j’ai réalisé plus tard que je voulais faire autre chose, eux ne sont jamais passés à une autre étape. C’est lors de l’enregistrement du premier album que j’ai vraiment pris ma décision. C’était la musique ou rien. Je ne voulais surtout pas laisser passer ma chance. J’étais conscient que ça comportait des risques, que je devrais peut-être renoncer et retourner à mon ancienne vie.
Avais-tu confiance dans le destin de Cypress Hill ?
Nous savions que nous sonnions de façon originale, mais nous n’étions pas certains d’être bons et que le public allait suivre. Au début, les gens n’ont pas aimé instantanément, il a fallu un peu de temps pour qu’eux comme nous, d’ailleurs s’habituent à ce nouveau son. Pour le premier album, nous avions eu deux ans pour tout mettre à plat. Mais pour le deuxième, nous étions sous la pression de notre maison de disques et nous n’y avons pas consacré suffisamment de temps. La sauce commençait à prendre, alors on nous a fait bosser le plus vite possible pour ramasser la monnaie. Nous avons enregistré le second album en deux mois, sans prendre la peine de le peaufiner, d’en éliminer les déchets. Du coup, pour le troisième, on est revenus au vieux procédé : on a pris notre temps.
Comment expliques-tu la soudaine reconnaissance du grand public pour le second album ?
Tout le monde avait entendu parler de notre premier album, mais peu de gens l’avaient vraiment écouté. Quand le second est sorti, la curiosité était à son comble. Les radios et MTV ont aussi aidé, car là il y avait enfin un vrai single : Insane in the brain. Face à cet inconcevable succès, nous avons essayé de rester concentrés, de ne pas laisser les détails nous pourrir l’existence. Nous nous sommes retrouvés dans un merdier ingérable : les médias, la maison de disques, la famille, les amis. Certains proches acceptent bien la célébrité, d’autres très mal, ils ne savent pas comment la prendre. Les pires sont les jaloux, les envieux. Ils ne comprennent pas qu’on n’a plus autant de loisirs à leur consacrer, que nous avons besoin de temps pour gérer intelligemment la position dans laquelle nous nous trouvons. Pour résister à la pression, il faut un mental fort. Ne pas se laisser distraire par tous les parasites, sous peine d’être submergé. Maintenant j’ai passé le cap, je suis à l’abri.
Ton changement de style de vie a-t-il affecté ta façon d’écrire ?
Je n’ai plus à me battre pour l’argent. Mais au niveau créatif, la pression est énorme. Les critiques guettent le moindre faux pas et beaucoup attendent qu’on se plante pour enfin nous descendre. C’est une lutte en soi, la musique devient une déclaration. Elle doit dire aux critiques « va te faire foutre », leur prouver qu’ils ont tort. Je fais d’abord la musique pour moi et ensuite pour l’envoyer à la tête des journalistes. Ils n’ont jamais compris le hip-hop, ils n’aiment pas ça.
Quels sont tes rapports avec les Soul Assassins, ta famille d’origine ?
En 1992 et 1993, nous traînions tous énormément ensemble, ce n’est plus le cas aujourd’hui, chacun a son propre projet, tout le monde est en tournée. On se partage tous DJ Muggs mais, curieusement, il n’y a jamais de vraies engueulades. Parce qu’il donne toujours à Cypress Hill le meilleur de lui-même. Il m’arrive parfois de râler parce qu’il a filé une bonne idée à un autre groupe, mais, au final, nous arrivons toujours à faire mieux. Muggs est un génie : il parvient à être incroyablement créatif sans pourtant jouer du moindre instrument. Il fait tout, on se contente d’arriver avec les paroles.
Vous êtes un groupe à tendance latine. Pourquoi ne le revendiquez-vous pas plus ?
Je suis mexico-cubain, Sen Dog cubain, Muggs italien, Eric Bobo porto-ricain. Nous n’avons jamais voulu véritablement jouer à fond sur notre côté latin, comme l’a fait Kid Frost avec son tube La Razza, c’est trop limitatif. Mais nous avons toujours un projet d’album en « spanglish » (la langue mi-espagnol/mi-anglais des Américains d’origine latine) depuis des années, qui devrait se concrétiser l’an prochain. Moi, j’attends que cet enfoiré de Castro crève pour retourner aux racines, à Cuba.
Pensez-vous parfois à ce que vous seriez devenu sans Cypress Hill ?
Je serais dealer d’herbe. Je serais fermier, je cultiverais mon herbe et je la vendrais. Sen Dog serait probablement footballeur. D’ailleurs, son rêve est de racheter une équipe de football pour Los Angeles, parce qu’on n’en a plus. Etre membre de Cypress Hill, c’est quand même la belle vie, l’herbe est gratuite (rires)… Beaucoup de fans nous en donnent. Je me souviens d’un môme, lors d’un concert, qui sortait joint sur joint : c’était incroyable. Si la marijuana est très présente dans nos paroles, c’est parce qu’elle joue un rôle majeur dans notre vie quotidienne. Je me suis beaucoup documenté sur le sujet, car l’herbe a toujours été un élément central de ma vie : je l’ai fumée, je l’ai vendue, puis j’ai voulu en savoir plus. C’est en me plongeant dans les livres que j’ai découvert ses vertus médicinales et une foule de choses que je ne soupçonnais pas. Par exemple, que la constitution américaine a été écrite sur du papier de chanvre. Alors, même si j’arrêtais de fumer demain, je continuerais de militer pour la légalisation. Parce que je crois que la culture du chanvre pourrait changer beaucoup de choses dans le monde. Dans notre public, tout le monde ne prend pas cette lutte pour la légalisation au même niveau : pour certains, la légalisation serait juste un bon plan pour fumer tranquille. Pour d’autres, c’est un véritable combat, beaucoup plus global que le simple fait de pouvoir fumer. Tout le monde n’est pas informé, notre but est d’inciter les gens à se renseigner davantage. Si on légalise, la qualité de l’herbe pourrait peut-être s’en ressentir. Et le gouvernement prélèvera ses taxes et pourra magouiller ce qu’il veut avec cet argent, comme d’habitude. Mais le vrai changement, c’est que tout le monde pourrait en faire pousser. C’est d’ailleurs ce que je ferais, pas question d’aller me fournir dans les magasins. Quant aux petits dealers qui survivent aujourd’hui grâce à la vente d’herbe, ils auraient alors l’occasion d’en vivre de façon légale. Ils pourraient en faire pousser d’une part, puis acheter une licence de vente et la revendre dans des petits cafés comme à Amsterdam. Ça créerait des tas de jobs légaux.
Comment expliquez-vous que votre maison de disques la très sérieuse multinationale Sony vous soutienne dans ce combat ?
Ils savent que ce n’est pas un jeu, un simple gimmick. Ils ont compris que c’était sérieux, car nous collectons de l’argent pour les mouvements de légalisation et nous participons à de nombreux meetings sur ce thème. Et puis, ils sentent que ça marche, ils capitalisent là-dessus. Ce qui explique qu’ils jouent le jeu à fond au niveau marketing.
Le gouvernement américain vient pourtant de lancer une nouvelle campagne contre la consommation d’herbe.
Je fume depuis que j’ai 15 ans et tout va bien. De même pour tous mes amis. Nous sommes la preuve vivante qu’on ne devient pas complètement débile en fumant. Certains individus le supportent moins bien que d’autres. C’est sur ce maigre pourcentage de l’ordre de 1 % que les médias vont faire leurs choux gras. Je ne force personne à fumer. Personnellement, ça m’aide surtout à me relaxer. Je n’en ai pas besoin pour travailler ou pour me produire en concert. Lorsqu’il n’y en a pas, je peux parfaitement m’en passer. Mais si un joint traîne, pourquoi s’en priver ?
As-tu des préférences, des spécialités ?
Celle que je fais pousser dans mon jardin sera bientôt à point (rires)…
A Amsterdam, on peut trouver de l’herbe excellente. Il y a notamment cette nouvelle qualité d’herbe, l’hydroponic, conçue de façon technologique pour un effet maximum. Rien n’est laissé au hasard, tout est automatique : la lumière, l’arrosage. A Los Angeles et San Francisco, on trouve des trucs pas mal. Mais rien ne vaut le confort de choix des coffee-shops d’Amsterdam.
Les douanes françaises vous ont d’ailleurs coincés après un séjour à Amsterdam…
Sale histoire (rires)… Nous venions de donner deux concerts à Amsterdam, avant une date en Angleterre. Et pour aller d’Amsterdam à Londres, nous avons dû passer par la France. Arrivés à la frontière française, nous devions embarquer à bord d’un ferry. Mais dès que nous avons quitté le bus pour prendre le bateau, un douanier est arrivé avec son chien renifleur. Or, Eric Bobo avait oublié un morceau de haschisch au fond de sa poche. Du coup, tout le monde a été fouillé minutieusement pendant quatre heures. Cette affaire nous a fait louper plusieurs ferrys. Le comble, c’est que je n’aime pas le haschisch, ça me donne envie de roupiller. Nous sommes certains d’avoir été dénoncés par quelqu’un qui voulait nous faire du tort. C’était la première fois que nous avions un problème à une frontière et les douaniers semblaient vraiment avertis de notre passage. Ce sont nos seuls souvenirs de France, il faudrait quand même y revenir.
Cypress Hill III, Temples of boom (Ruffhouse/Sony).
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