Haut les Corses. Alors que la Corse se rappelle au bon souvenir de l’Etat français en rallumant la mèche du terrorisme, I Muvrini, à travers ses chants polyphoniques ancestraux, se fait le porte-voix d’une aspiration à la réconciliation qui trouvera une tribune lors de la manifestation “Parler, Chanter, Fêter la Corse” à Paris fin janvier. […]
Haut les Corses. Alors que la Corse se rappelle au bon souvenir de l’Etat français en rallumant la mèche du terrorisme, I Muvrini, à travers ses chants polyphoniques ancestraux, se fait le porte-voix d’une aspiration à la réconciliation qui trouvera une tribune lors de la manifestation « Parler, Chanter, Fêter la Corse » à Paris fin janvier.
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L’île vit à nouveau sous les feux de l’actualité. La veille, une rockette a été lancée sur le restaurant du conseil général de Haute-Corse à Bastia. A Corte, cœur géographique et universitaire, une patrouille de la gendarmerie est tombée dans une embuscade tendue par un commando cagoulé.
Demain, les nuits seront bleues. Agences touristiques, succursales bancaires, bureaux du Trésor public, agences immobilières fournissent les cibles privilégiées à cette vague d’attentats qui déferle depuis plusieurs semaines sur le territoire. A cela s’ajoutent les crimes de sang qui connurent en 95 une sévère recrudescence due aux rivalités entre les différentes factions du mouvement indépendantiste. Dans ce contexte singulièrement sombre et chaotique, l’initiative prise par Jean-François Bernardini et le groupe I Muvrini d’organiser, les 26 et 27 janvier prochains, une grande manifestation jouée en trois actes « Parler, Chanter, Fêter la Corse » prend un certain relief. « Nous sommes las de voir que la seule image de l’île diffusée à l’extérieur est systématiquement négative. On est en train de diaboliser une communauté entière, la réduire à ses aspects les plus dévalorisants.« Jean-François, voici un an, a imaginé un événement qui, dépassant le simple cadre du concert, ouvrirait un espace « où l’on puisse prononcer quelques mots qui manquent à la vérité ». Si le doute persiste quant aux retombées de cette opération, la volonté d’en faire un moment important pour la communauté, elle, est chevillée au corps. Ainsi, le 26 janvier, un forum sera organisé à La Mutualité : y participeront acteurs et témoins des diverses réalités de l’île. Le lendemain, I Muvrini donnera un concert au Palais Omnisports de Bercy auquel seront invités d’autres artistes insulaires comme le groupe polyphonique A Filetta et le chanteur Petru Guelfucci issu de Canta U Populu Corsu, formation pionnière des Nouvelles Polyphonies. Le même soir, une fête, toujours à Bercy, viendra achever cette célébration en mêlant aux chants de l’île les fumets et les saveurs.
Le compte à rebours est déclenché et Jean-François ne ménage pas sa peine. Le voici présidant une réunion dans le réfectoire du lycée hôtelier Fred Scamaroni de Bastia qui prend en charge la partie restauration de la soirée. On y discute longes de porc, poulets, prizuttu et salcicce (variétés de charcuterie locale) et autres ingrédients et spécialités offerts par des fournisseurs locaux, que prépareront les élèves. Deux heures plus tard, le voilà dans les locaux d’une association du Lupino, quartier sud de Bastia, débattant avec animatrices et bénévoles de la supériorité du ruban sur le raphia pour rassembler les milliers de petits bouquets de maquis que les élèves d’écoles primaires, les associations du troisième âge et les membres de divers organismes à travers toute l’île vont fabriquer, pour qu’ils soient distribués à l’entrée du concert. Ce n’est pas tant le geste, sa simplicité et sa symbolique, qui interpelle que l’élan unanime qui l’accompagne. Comme si l’île n’attendait qu’un signe pour se mobiliser autour d’un projet qui donne d’elle-même une image échappant aux clichés misérabilistes. Jean-François, à cet instant, et malgré ses probables dénégations, ressemble à un chef de guerre venant de déclarer la mobilisation générale. La nuit venue, il se rend avec Martin et son frère Alain dans une salle du presbytère de l’église Notre-Dame-de-Lourdes pour y répéter en compagnie de jeunes voix quelques paghjellas, la forme élémentaire de la polyphonie, et leurs ornementations vrillées. Le lendemain matin, il est dans la salle de DESS de communication de l’université de Corte et expose son projet à une poignée d’élèves qui ont mis la grève entre parenthèses pour recevoir le chanteur (« La parole n’est pas possible en Corse, le contexte est trop passionnel »). Sur le chemin du retour, il propose de faire un crochet par Pedigrisgiu, petit village niché dans les collines de rocailles et de taillis, où le 2 septembre dernier I Muvrini, au terme d’une tournée estivale à travers l’île, donnait un concert « pour la réconciliation, la justice et la paix », rassemblant dans un champ où paissent d’ordinaire les troupeaux plusieurs milliers de personnes. « Depuis douze ans, j’ai l’impression de n’avoir donné que des concerts pour la paix. Au temps où la Corse brûlait, nous nous sommes mobilisés pour aider les gens à se fédérer, à utiliser leur conscience comme pare-feu. » Dans les rues de Bastia, on le salue chaleureusement. Dans une boutique d’articles de sport, la commerçante le remercie pour « tout ce que vous faites pour nous ». Lui plonge son regard dans la moquette et s’efforce de minimiser. Mais on le sent touché. Et comment ne pas reconnaître dans ces marques spontanées de sympathie la déférence due à un homme qui, aux côtés de ses compagnons musiciens, est devenu l’un des acteurs importants de la société corse, l’un de ceux qui, dans une période de glaciation aggravée entre pouvoirs publics, autorités locales et groupuscules éclatés, semblent susceptibles d’en faire sauter certains blocages.
C’est dans le petit village de Taglin Isulaccia, où vivent aujourd’hui quatre-vingts habitants, que les frères Bernardini grandirent. Sous l’autorité d’un père menuisier, poète et chanteur qui leur transmet en héritage l’art majeur corse : la polyphonie. « Sans nous en rendre compte, nous avons appris à chanter. On échappait au cadre de l’église qui habituellement forme le chant, bien que certains chants soient d’inspiration religieuse, car notre espace, c’était plutôt la maison, le bar, les foires. La première fois où nous avons chanté en public, c’était à la foire du Niolu, région montagnarde du centre, qui a lieu chaque année à la même époque. S’y tenait un concours de polyphonies. Mon père s’est proposé d’interpréter une paghjella et nous sommes tous les trois montés sur la table pour chanter. » L’île commence à ressentir les premières secousses d’un séisme identitaire dont l’intensité ira en s’accentuant. En 1975, c’est Aléria où des militants régionalistes de l’ARC investissent, les armes à la main, la cave d’un marchand impliqué dans un scandale vinicole. Cet événement tragique (deux membres des forces de l’ordre seront tués pendant l’assaut et un militant aura le pied arraché) constitue le premier signe radical de ce que le docteur Edmond Simeoni appelle « la reconquête d’une dignité perdue ». Le courant culturel, écrivains et chanteurs, en particulier le groupe Canta U Populu Corsu auquel appartiennent quelques mois les frères Bernardini, aura un rôle déterminant dans le processus de réappropriation d’une identité collective. Soudain, le chant retrouve une adhésion forte alors qu’il souffrait depuis longtemps d’une mise à l’écart. « Il n’existait aucun canal officiel, radio ou manifestation, pour diffuser des chants en langue corse. La radio nous amenait autre chose, un ailleurs, une modernité. Si bien que nous avions fini par éprouver de la honte à l’égard de cette tradition de la polyphonie que toute une idéologie réduisait à quelque chose de méprisable. On avait tendance à taire cet aspect de nous-mêmes comme on taisait la langue que l’on nous avait parlée avant de parler français. Le chant est devenu catalyseur. Il a contribué à faire qu’un jour tu n’acceptes plus d’effacer les traits de ton visage et de changer de mémoire. Au contraire, tu vas la faire vivre et la célébrer. »
Ses premiers concerts, I Muvrini les donne dans le cadre de veillées. Pas plus hier qu’aujourd’hui les musiciens ne s’appuyent sur une structure. Pas de salle, de scène, de micro, de sono, d’ingénieur du son. Tout est à inventer. A ce handicap s’ajoute celui, plus difficilement surmontable, des municipalités qui frappent le groupe d’interdiction. « Elles pensaient que notre musique portait atteinte à l’ordre public. Il y avait des refus diplomatiques et d’autres plus brutaux.« Cette situation de prohibition va se prolonger jusqu’au concert de Lugu Di Nazza en été 84, où le groupe brave l’arrêté municipal. « Le village avait été investi par trois escadrons de CRS. Mais les gens affluaient de partout et comme la route avait été barrée à 5 kilomètres, ils montaient à pied. Ce fut une journée épique. Il y eut des négociations avec le maire, le préfet. Des militants de l’organisation réactionnaire CFR (Corse française et républicaine) étaient présents pour signifier que ces chants n’avaient pas droit de cité. Mais finalement nous n’avons pas cédé et le concert a eu lieu ce précédent obligeant les autres communes à autoriser nos concerts. »
Depuis, I Muvrini a enregistré une douzaine d’albums, rempli le Zénith à Paris, créé son propre label AGFB (dont I Muvrini demeure à ce jour la seule production), donne des centaines de spectacles par an, en France et à l’étranger. Et profite de quelques coups de main, dont ceux très médiatiques de Véronique Sanson et Jacques Dutronc. Mais, plus important encore, ils ont inoculé la vocation à de nombreux groupes qui aujourd’hui sortent du maquis. A ceux qui leur font le reproche d’avoir pris des distances avec la tradition pour aujourd’hui la délayer dans les nappes de synthés, Jean-François rétorque « Notre mission, ce n’était pas de préserver. Notre mission, c’était d’être. Nous sommes plus près de nos intentions aujourd’hui mais nous serons meilleurs dans deux ans. Pourtant, ce n’est pas sur ce plan que nous avons essuyé les critiques les plus sévères. On nous reproche encore d’utiliser la langue corse plutôt que le français. Or, le fait de s’exprimer dans cette langue ne signifie pas que j’interdis l’accès de mon monde aux autres. Par ce choix, je célèbre ce que je suis… Quand tu commences par appeler une langue un patois, tu inities un processus de mépris, de rejet, de violence. Parce que tu commences par la non-reconnaissance, alors qu’il faudrait commencer par le respect. Il ne faut pas s’étonner ensuite qu’il y ait des gens qui résistent. Qui résistent en commettant des erreurs, en s’égarant, mais qui résistent. »
I Muvrini, Curagiu (Columbia)
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