Un homme d’ouverture. Sur son nouvel album, Crystallisatio, l’Estonien Erkki-Sven Tüür laisse exploser un tempérament où la spiritualité le dispute à un art souverain de la forme. De quoi prétendre au succès de son compatriote Arvo Pärt. On imagine les réunions du service mercatique chez ECM. On entend d’ici fuser les slogans censés assurer au […]
Un homme d’ouverture. Sur son nouvel album, Crystallisatio, l’Estonien Erkki-Sven Tüür laisse exploser un tempérament où la spiritualité le dispute à un art souverain de la forme. De quoi prétendre au succès de son compatriote Arvo Pärt.
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On imagine les réunions du service mercatique chez ECM. On entend d’ici fuser les slogans censés assurer au petit dernier un lancement digne de ce nom. Digne de son nom, surtout : Erkki-Sven Tüür. On les entend comme si on y était, les vannes bancales, les « visa pour l’avenTüür », « la nouvelle ouverTüür », « en voiTüür avec Erkki-Sven ». On en ferait autant à leur place.
Avant même la sortie effective de son premier disque, Erkki-Sven Tüür bénéficie déjà d’un statut favorable qui autorise les huiles d’ECM à fonder sur lui les plus doux espoirs. Outre les suaves consonances de son patronyme, Erkki-Sven Tüür peut se prévaloir en effet d’une particularité qui, dans le petit monde agité de la musique actuelle, vaut son pesant d’or : il est estonien. Ça n’a l’air de rien, l’Estonie un confetti à l’échelle du monde , mais ça vous pose un homme. Pour Tüür, c’est d’abord la garantie de se voir apposer le label « Estonie postcommuniste » : un bon point pour les dîners en ville, ça. Epatant, sur la Rive gauche, de pouvoir gloser sur l’effondrement du communisme, l’essor des pays baltes, la nouvelle conscience artistique et l’éveil des religions. Très bon à l’heure où le fantasme moyen de l’intello parisien est d’aller passer une semaine de vacances dans un meublé de Riga, Vilnius ou Tallinn. Nous y sommes allés. Nous avons visité Tallinn : nous avons vu en effet une ville qui offre les plaisirs mêlés de l’âme slave et du matérialisme occidental, où les ruelles commerçantes jouxtent les églises bariolées en une parfaite et paisible concorde.
Mais l’Estonie, c’est aussi pour un musicien a fortiori représentant de la musique « nouvelle » comme celui qui nous occupe l’assurance de se voir associé à quelqu’un dont le nom et l’œuvre pèsent lourd sur les consciences. C’est le deuxième super-bonus de Tüür : il vient du même pays qu’Arvo Pärt. Voilà, on a dit le nom, ce n’était pas facile. Pärt : l’homme qui a fait connaître l’Estonie à la planète, le seul musicien d’ici à avoir vendu des millions de disques (ECM, lui aussi) à travers le monde, à coups de Miserere et autres Te Deum de lénifiante facture. Etre le cadet et, censément, l’émule de Pärt dans un pays pareil est une situation qu’on imagine délicate à gérer. Lors de notre séjour à Tallinn, on aura passé deux jours éprouvants à tournoyer autour du pot et à s’emberlificoter dans une série d’allusions et périphrases avec l’impression fâcheuse d’être sur le point de briser un horrible tabou.
Tüür a dû être comparé à Pärt trois cent milliers de fois, mais ce sera la trois cent millième plus une : on peut difficilement éviter de le rapprocher d’un musicien dont il a le goût, la saveur et désormais la maison de disques. Le jeune musicien (né en 1959) serait une sorte de Pärt qui aurait assimilé le minimalisme américain et la modernité européenne. De là à en déduire qu’ECM est sur des brasiers ardents à l’idée de rééditer le conte de fées, il y a un pas que nous franchirons, bien sûr, allégrement. C’est d’ailleurs ainsi que tout a commencé. Tüür a été déniché grâce à Tönu Kaljuste, le chef qui avait signé pour ECM l’enregistrement du Te Deum d’Arvo Pärt. Grand animateur de la vie musicale estonienne à la tête de son formidable Estonian Philharmonic Chamber Choir, Kaljuste a su attirer l’attention de Manfred Eicher (l’heureux patron d’ECM) sur la musique de son compatriote. Eicher n’a pas été long à se laisser convaincre le temps d’écouter une ou deux cassettes, tout au plus. Peu de temps après, il décrochait son téléphone et annonçait à Tüür l’heureuse nouvelle. Tüür était jusque-là quasiment inconnu à l’étranger, malgré un très beau disque publié chez Finlandia en 1994 (déjà sous la direction de Kaljuste) et passé alors complètement inaperçu. Malgré aussi quelques exécutions dans des festivals internationaux, y compris à Paris pas plus tard que l’année dernière.
L’homme n’est pas très bavard. Ce qu’il pourra vous apprendre dans un anglais hésitant nécessitant la présence d’une interprète assermentée ne va guère au-delà de ce qu’on peut glaner à la lecture de n’importe quelle pochette de disque honnêtement informée. Il est né sur une petite île de la Baltique, a fait ses études à Tallinn sous la direction du compositeur Lepo Sumera, connu pour avoir occupé le poste de ministre de la Culture au milieu des années 80. Il a fait ses premières armes au sein d’un groupe de rock fondé par ses soins, In Spe, qui pratiquait alors une mixture peu ragoûtante (du moins sur le papier) de progressive rock à la King Crimson et de chant grégorien mixture dont on n’ose sérieusement envisager qu’elle n’ait pas définitivement déserté sa musique actuelle sans laisser de traces. Aujourd’hui dissous (on respire), In Spe aura tout de même permis à son leader de mener à bien quelques expériences amusantes. « A l’époque, sous le régime communiste, il était interdit d’utiliser un texte liturgique pour une œuvre musicale. Il y avait un comité de censure qui contrôlait tout avant que les œuvres soient mises au programme d’un concert. Mais avec In Spe, j’ai réussi à faire toute une messe en latin basée sur les textes de l’ordinaire liturgique ! Il ne serait venu à l’esprit de personne qu’un groupe de rock puisse se servir de tels textes pour ses compositions. Le concert s’est déroulé sans aucun problème. » Tüür partage aujourd’hui son temps entre les œuvres « sérieuses », les commandes de plus en plus nombreuses et des activités plus lucratives au service de la télé et de la pub. Il réalise notamment, à un rythme hebdomadaire, la musique d’un feuilleton télé assez célèbre dans son pays. Même s’il est peu résolu à quitter celui-ci, il est certain que sa célébrité naissante l’amènera à travailler plus fréquemment à l’étranger et à nouer de nouveaux contacts, notamment avec les artistes ECM comme il en est question (pourquoi pas une collaboration Tüür-Kancheli ?). D’ores et déjà, Godard a choisi de faire figurer l’une de ses pièces sur la bande-son de son prochain film.
Il est surtout bon de savoir que Tüür a fait toute son éducation musicale à la seule force de ses tympans. Dans l’Estonie d’alors, les partitions musicales étaient inaccessibles : la seule voie d’accès aux œuvres de Ligeti, de Boulez ou de Xenakis était le disque ces microsillons grésillants qu’un de ses professeurs mettait à sa disposition. Voilà certainement ce qui explique la nature très particulière de sa musique : une musique-collage, fourmillant d’impressions sonores, sans que les diverses influences qui la composent soient d’ailleurs toujours parfaitement digérées. Une œuvre comme Illusion ne laisse planer aucun doute sur la fréquence avec laquelle Tüür a écouté les Shaker loops de John Adams. Une autre, comme Passio, grande litanie pour cordes seules, apparaît irrémédiablement transie de respect à l’égard de l’homme-dont-on-ne-prononce-pas-le-nom (voir plus haut). Tüür s’en sort par son art consommé du timbre et la beauté plastique souvent hallucinante de ses œuvres, notamment la bien-nommée Crystallisatio pour flûtes, cloches, cordes et électronique. Tüür a su se constituer un art hautement classique, dont l’originalité ne frappe pas de prime abord mais qui, pour cette raison même, résiste au temps et à de multiples écoutes. Son Requiem l’une de ses plus belles pièces à ce jour a beau être émaillé de références à la Symphonie des psaumes de Stravinski, on y revient volontiers en raison de son élégance formelle et de son espèce d’imploration glacée.
On ne quittera pas Erkki-Sven Tüür sans le presser de dire son mot sur cette fibre spirituelle qui constitue, désormais, le meilleur signe de reconnaissance des musiciens venus de l’Est (Górecki, Kancheli, Tormis, Goubaïdoulina, l’homme-dont-on-ne-prononce-pas-le-nom, etc.). Tüür se prend la tête entre les mains, dans un effort de concentration et d’honnêteté visible. Puis repasse le bébé à sa traductrice genre de nageuse est-allemande reconvertie dans l’interprétariat, qui s’empresse de transformer en anglais impeccablement aseptisé le doux sabir du musicien. Ce qui donne : « La religion a connu une explosion dès la perestroïka. Peu à peu, un flot de messes et de cantates s’est déversé à un rythme selon moi exagéré. Aujourd’hui, tout cela me paraît déjà artificiel et assez commercial. Mon style à moi est différent. Je pense que le phénomène qu’on peut appeler mon style peut être décrit de la manière suivante : il s’agit de bâtir des ponts au-dessus d’un archipel de styles, de connecter entre elles des îles musicales relativement éloignées. J’aime concilier le tonal et l’atonal pour atteindre à l’unité. » Dit en estonien, c’est très joli, très mélodieux. L’estonien est la langue la plus mélodieuse qui soit. Encore heureux.
Crystallisatio (ECM New Series/Polygram)
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