En hibernation depuis six ans, les Américains de Fleet Foxes ont laissé leur descendance profiter de la brèche ouverte par leur folk en apesanteur. De retour avec Crack-Up, troisième album cyclonique, le groupe reprend la main.
C’est l’un des incipits les plus désespérés de toute l’histoire de la littérature mondiale. Lorsqu’il débute la nouvelle autobiographique “The Crack-Up” par ces mots sans retour, “Toute vie est bien entendu un processus de démolition”, Francis Scott Fitzgerald a largement entamé le processus en question.
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La publication dans le magazine Esquire, au cours de l’hiver 1936, du premier de cette série de textes mélancoliques, réunis à titre posthume sous le nom The Crack-Up (La Fêlure en français), dépose un dernier linceul sur l’Amérique insouciante et oisive du début du siècle, dont la Grande Dépression a rongé les ardeurs des derniers Gatsby. Un peu plus de quatre-vingts ans plus tard, un étudiant de l’université de Columbia emprunte à Fitzgerald le titre de sa nouvelle blafarde comme générique d’un futur album, le troisième de son groupe, Fleet Foxes.
Le barde d’une génération
A l’approche de la trentaine, Robin Pecknold est redevenu un anonyme parmi la foule des autres étudiants en littérature anglaise, matière dont il est sorti major de promotion. La dernière fois que son visage était apparu dans les vidéos et sur les photos dans les magazines, six ans auparavant, il portait une longue chevelure filasse, une barbe desséchée tirant vers le roux, et du renard il laissait parfois derrière lui le souvenir olfactif.
A la tête d’un des groupes folk américains les plus magnétiques de l’époque, ouvrant la voie à un revival sans précédent depuis les communions hippies, Pecknold était devenu par accident le barde d’une génération qui s’échangeait les fluides ensorcelés des Fleet Foxes, dont le succès, notamment en Europe, semblait rassurant et quelque peu miraculeux.
Nourris de peintures et de musique de la Renaissance, ces rusés revivalistes avaient réalisé un genre de hold-up inattendu
Leurs deux albums, Fleet Foxes (2008) et Helplessness Blues (2011), précédés d’une paire de ep, remirent ainsi au goût du jour les chœurs hyperventilés à la Crosby, Stills & Nash, le mysticisme cosmique de Crosby en solo et les ballades à cœur meurtri du quatrième mousquetaire de la bande, Neil Young.
Originaires du Seattle d’après l’orage grunge, ces garçons (six ou cinq selon les époques) en avaient conservé les chemises de bûcherons mais brûlé le reste dans un feu de joie à la limite des illuminations extatiques. Nourris de peintures (Pieter Bruegel l’Ancien sur la pochette du premier album) et de musique de la Renaissance, imprégnés jusqu’à la moelle par les chorales hors sol des Beach Boys comme par celles des campus contestataires des seventies, ces rusés revivalistes avaient réalisé un genre de hold-up inattendu.
Débroussaillage et toilettage niveau look
Et puis ce fut le grand trou noir. Six années de silence ou presque. Lorsque Robin ressortit du bois en solo pour des premières parties de Joanna Newsom, l’an dernier, on ne donnait plus très cher de la peau des renards. Leur ancien batteur, Josh Tillman, avait largement occupé le terrain sous la panoplie du démiurge psychédélique Father John Misty, et l’hypothétique troisième album des Fleet Foxes sentait l’arlésienne ensablée. Six ans, six siècles en temps internet, c’est assez pour rejoindre l’oubli, mais Robin Pecknold avait un mot d’excuse. Il était donc retourné à l’école.
“J’ai arrêté mes études à 18 ans, la musique a pris le dessus sur le reste, mais à la longue je ressentais ce besoin de rattraper ce que j’avais manqué. J’ai donc mis le groupe en sommeil et je me suis inscrit à l’université, je savais que je devais marquer une pause, ne pas faire dans la précipitation un troisième album que j’aurais regretté. D’ailleurs, je considère que Crack-Up est le quatrième album de Fleet Foxes, celui qui succède au disque raté que nous avons eu la décence de ne pas faire.”
A première vue, et c’est plutôt une bonne chose, Crack-Up reprend le fil d’Ariane là où l’avait laissé en suspens Helplessness Blues, avec sans doute un peu plus de souffle encore dans les harmonies, une plus large palette de sensations instrumentales et une gravité légèrement plus prononcée. Niveau look, en revanche, c’est à un débroussaillage et toilettage de grande ampleur auquel s’est livré Pecknold pendant sa trêve universitaire, réapparaissant avec une nouvelle allure de jeune urbain casual (il vit désormais à New York), le reste du groupe ayant lui aussi délaissé guenilles de Mathusalem et barbasses de cinq cents jours pour un rafraîchissement du même style.
“J’ai sans doute été trop idéaliste pendant des années”
Quant à la “fêlure” empruntée à Fitzgerald, Pecknold se contente d’en effleurer les contours pour éviter de plonger en détail dans le souvenir des tempêtes traversées. “J’ai sans doute été trop idéaliste pendant des années, se contente-t-il d’analyser. On peut très vite se couper de la réalité lorsqu’on vit à l’intérieur d’une cellule protégée comme celle d’un groupe. Dans la nouvelle, Fitzgerald s’interroge justement sur cette frontière fragile entre le réel et le fantasme, considère que sa vie et celle de son couple avec Zelda forment une sorte de fiction qui trouble son rapport à la vie réelle. Mais j’ai surtout retenu les choses les plus positives de son texte, notamment sur la possibilité de rendre les choses meilleures à travers l’art.”
Parti pour n’apporter qu’une longue et opulente vague de vibrations optimistes portées par cet entrelacement de voix divines, le troisième album des Fleet Foxes est pourtant en cours de route rattrapé par une réalité bien moins joyeuse, à savoir l’ascension d’un ogre blond à la vulgarité terrifiante. “J’étais en train de terminer les textes lorsque Trump a été élu. Je ne pouvais pas faire comme s’il ne s’était rien passé, et laisser les choses en l’état. J’ai donc réécrit certains passages, comme sur If You Need to, Keep Time on Me.
“Comment a-t-on pu laisser élire un type pareil ? Où avons-nous merdé ?”
La question de la vérité objective mise à mal par Trump et ses conseillers est quelque chose qui m’a profondément perturbé et qui trouve résonance dans certaines phrases des chansons. Au-delà de l’inquiétude grandissante, il y a l’embarras que certains Américains éprouvent vis-à-vis du reste du monde. Comment a-t-on pu laisser élire un type pareil ? Où avons-nous merdé ? Il y a juste un espoir qui demeure : que son incompétence crasse finisse par l’empêcher de mettre en œuvre la plupart des choses qu’il a promises.”
La fêlure, c’est peut-être aussi celle qui a entrouvert la bulle protectrice des Fleet Foxes pour y laisser entrer un peu des laideurs du monde extérieur. Mais pas d’inquiétude, l’essentiel des beautés cultivées par ces idéalistes est demeuré intact. Les voix engourdies qui entament le triptyque d’ouverture I Am All That I Need/Aroyo Seco/Thumbprint Scar sont un leurre pour mieux conduire à l’explosion qui saisit le poil laissé trop longtemps tranquille depuis six ans.
“Quelque chose d’à la fois grandiose et intimiste”
Banjos bandés comme des arcs, chants d’oiseaux et bruits de vagues, cordes orgueilleuses et sons domestiques qui alternent comme un film sans images, le long prélude de ce retour replante le décor avec majesté. “Lorsque j’étais à l’université, je pensais à l’atmosphère du futur album alors que les chansons n’existaient que sous une forme embryonnaire. J’imaginais quelque chose d’à la fois grandiose et intimiste, des arrangements qui opéreraient sans cesse par contrastes, par confrontations. Sur le deuxième album, j’avais trop le nez dedans pour réfléchir de cette façon. Le recul m’a donné une perspective plus large, j’ai pu visualiser ce disque avant même de le commencer.”
Chacun des onze titres de Crack-Up procède d’un mirage, d’une illusion sensorielle offerte en partage. Ces chansons ne donnent jamais l’impression d’avoir été écrites, composées, arrangées laborieusement, elles semblent avoir jailli de terre telles des fleurs n’appartenant à aucune espèce connue ; ou être tombées du ciel avec la force et la rapidité de météorites envoyées par des anges pratiquant le bowling céleste.
Malgré la solennité de rigueur, il subsiste toujours chez les Fleet Foxes une forme d’espièglerie dans l’utilisation des cuivres et des bois
Pecknold confesse avoir beaucoup écouté de musique récente (Dirty Projectors, Kendrick Lamar, Chris Cohen ou Weyes Blood) mais on songe plus volontiers en écoutant Crack-Up aux pièces de Charles Ives ayant intégré des éléments du folklore populaire américain, ou au prolongement plus pop qu’en fit un Van Dyke Parks. Malgré la solennité de rigueur chez les Fleet Foxes, il subsiste toujours chez eux une forme d’espièglerie dans l’utilisation des cuivres et des bois, ainsi qu’une science du trompe-l’œil qui les distingue du tout-venant des baladins folk de nos sous-bois habituels.
En six années de jachère, ils auraient pu se faner, voir se tarir l’incroyable sève qui les nourrit depuis les débuts, mais c’est au contraire à une véritable régénérescence que l’on assiste, Pecknold finissant après quelques secondes de silence à valider le terme de “renaissance” qu’on lui soumet avec prudence. “C’est avec cette volonté de rompre les cycles des albums et des tournées qui finissent par user tant de groupes que nous avons choisi de nous mettre volontairement en retrait. Pour revenir libérés, ragaillardis, et ouvrir un nouveau chapitre.” La preuve que la vie d’un groupe, n’en déplaise à Fitzgerald, est avant tout un processus de reconstruction.
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