Avec The Trinity session de 1988, les Cowboy Junkies de Margo et ses frères Timmins faisaient entrer pour la première fois la country-music dans nos discothèques. Grâce à ces Canadiens, on découvrait Hank Williams ou les Monroe Brothers avant de sympathiser définitivement avec leurs enfants illégitimes, de Spain à Tarnation. Alors que sort Lay it down, on redécouvre les Cowboy Junkies, qui se redécouvrent eux-mêmes par miracle.
« Qui ça ? Josh Haden ? Et tu dis que son groupe est espagnol ? » Toronto, planète Mars. On pensait en avoir définitivement terminé avec la famille Timmins, feu follet et grande cause perdue des années 80, funeste boulet des années 90. Soigneusement remisés abandonnés dans l’armoire aux souvenirs, les Cowboy Junkies n’en menaient plus large sur les platines amnésiques, désertées depuis cette saison nébuleuse de 1988 l’automne peut-être, la mémoire est incertaine, comme l’était la country translucide de leur premier album, The Trinity session. Une histoire ancienne en somme, bel et bien consumée il y a huit ans de cela et dont on était convaincu qu’il ne demeurait rien d’autre que les cendres froides d’un disque carbonisé par trop d’écoutes dévotes. Sans parler de quelques scories ultérieures, dont on aurait préféré savoir que nib.
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Et puis, sans crier gare, la musique des Cowboy Junkies est revenue vers nous. Par d’autres, par la bande en contrebande. Car ailleurs, plus bas sur la carte, certains soufflaient une dernière braise qui couvait sous la cendre et refusait obstinément de s’éteindre. Un bouquet de jeunes pousses pas ingrates, écloses aux rayons du soleil pâle de Misguided angel ou To love is to bury. C’est d’abord grâce à Tarnation, Freakwater ou Mojave 3 qu’on a redécouvert la voix immaculée de Margo, ou à travers les propos fervents d’un Josh Haden confessant que son Spain n’aurait sans doute jamais vu le jour sans le secours des disques des Cowboy Junkies et de quelques autres. Un tir groupé qui en impose ici, où cette country nubile et livide, ce blues nivéen blanchi sous le harnais de ses silences a rencontré quelque écho favorable, mais qui n’altère en rien l’autisme poli d’un Michael Timmins marmoréen, pour qui l’aventure commence juste au-delà des faubourgs de Toronto : « Il est difficile pour nous de savoir si nous avons été une influence ou pas, nous n’avons jamais vraiment comparé notre musique à ce que font les autres autour de nous. On se contente de bricoler notre truc, dans notre coin. Bien sûr, ça me fait plaisir qu’on me dise ça. Je crois que c’est le but, quand on démarre un groupe. » Humble jusqu’à l’effacement, économe de sa parole, il se refusera de bout en bout à endosser l’habit de mentor, à reconnaître cette descendance plus que prometteuse qu’on lui énumère avec l’enthousiasme turbulent des gens qui croient bien faire.
Pourtant, longtemps avant Tarnation ou les autres, Margo et les Cowboy Junkies furent parmi les premiers. Les premiers juste après l’âpre travail de sape du Gun Club ou des Violent Femmes à frotter les suppliques déchirées d’Hank Williams aux vignettes perverses du Velvet Underground, à verser le hillbilly vermoulu des Appalaches dans le caniveau des métropoles sans passé. Du même coup, la country ce genre trop longtemps frappé d’ostracisme retrouvait droit de cité dans nombre de discothèques repentantes. Pour tout un public vierge, aveuglé par les paillettes et les roucoulades abjectes de Nashville, The Trinity session fut un sésame pour retrouver les magots perdus de Jimmie Rodgers ou Gram Parsons, la clef d’un monde fabuleux, honteusement relégué dans les galeries poussiéreuses des musées de la musique populaire. Peut-être parce qu’il avait été enregistré le temps d’une journée dans une église l’église de la Sainte-Trinité, à Toronto , ce disque avait une valeur cuménique. Ici, dans le recueillement, à mille lieues des honky-tonks, des saloons sordides et des camionneurs bas du front, la country s’émancipait de ses tuteurs rancis pour investir les oreilles toutes neuves d’un auditoire incrédule, tombé sous le charme d’une voix encore jamais répertoriée de ce côté-ci du rock et de la pop stricto sensu. Une voix celle de la divinement belle Margo Timmins minérale, qui semblait voleter par-dessus des berceuses maussades, comme délestée de toute contingence matérielle, libérée d’un quelconque lien avec l’univers misérable de Music City. Pour accompagner son envol, juste une guitare étique, une rythmique rachitique, une touche d’accordéon, un trait de pedal steel, un soupçon de violon. Et beaucoup de silence entre les notes. D’évidence, ces gens-là avaient appris à jouer la veille, au ralenti, et répugnaient à monter le son de leurs instruments, de peur que cela s’entende. Mais c’est précisément cette maladresse touchante, cette absence forcée de virtuosité qui leur permettait, comme au premier jour, de s’approprier le désespoir cru de I’m so lonesome I could cry sans jamais sombrer dans le ridicule.
« Au départ, j’étais un grand fan de musique, de blues surtout. J’aimais Robert Johnson, John Lee Hooker, Sam Ligthnin’ Hopkins et puis le Velvet, Neil Young… La country, c’est venu plus tard, à l’époque de Trinity session. Tout ça s’est mélangé de façon très naturelle. On avait fait appel à des musiciens extérieurs pour ce disque et ils ont apporté leurs propres influences. On était à leur écoute, ouverts, prêts à les laisser s’exprimer autant qu’ils le désiraient. C’est de cette ouverture d’esprit que vient le son du groupe. » Une genèse somme toute banale. Deux frères, leur s’ur et un copain abîment quelques reprises de blues dans leur garage, à Toronto, puis les consignent sur un album invertébré, Whites off earth now!, sorti dans l’indifférence générale en 1986. Survient l’instant de grâce unique, le mystère d’un disque sans avant ni après : The Trinity session ne connaîtra jamais de successeur digne de sa splendeur sépulcrale. Enregistré avec les mêmes musiciens deux ans plus tard, The Caution horses pataugeait dans les conventions d’une country sans âme, échouait dans sa tentative chimérique de polir le son énigmatique de son aîné.
Que dire ensuite de Black eyed man, avachi dans sa mièvrerie, et surtout de Pale sun, crescent moon qui sonnait le réveil douloureux d’un groupe au bout du chemin, contraint de farder ses multiples défaillances inspiration, interprétation sous une logorrhée de guitares à l’épaisseur redoutable ? Même sur scène, l’affaire s’en allait en eau de boudin, en dépit des trésors de charme déployés par Margo, bouquet de roses toujours à portée d’une main délicatement nantie d’une coupe de champagne.
On en était donc là résignés, pas même nostalgiques tant la déception avait été grande , à soupeser l’héritage sonnant et trébuchant d’un groupe qu’on pensait moribond, tandis que la dépouille tressautait encore. « Il fallait qu’on bouge, qu’on quitte Toronto. Ça faisait longtemps qu’on voulait bosser avec John Keane, dans son studio d’Athens. On voulait se retrouver tous les quatre, s’accorder plus d’espace et se concentrer sur les morceaux. Il n’y a pas de solo sur Lay it down, pas de reprise non plus. Aucune ne collait avec l’atmosphère qu’on voulait donner au disque. » Sur le papier, ça n’a l’air de rien : un album de plus, et le blabla promotionnel obligatoire. Pourtant, à l’échelle des Cowboy Junkies, Lay it down fait l’effet d’une lame de fond. Presque imperceptible d’abord, ravageuse ensuite. A l’heure du retour en grâce de la country, les Timmins, lassés, la boudent désormais. Appliqués à resserrer les boulons d’une manière qui partait à vau-l’eau, ils se sont recentrés sur leurs points forts. La voix intacte et sibylline d’une Margo qui n’a jamais aussi bien chanté, la guitare arachnéenne de Michael. Quelques cordes derrière, en transparence, un clavier presque imperceptible. Et toujours ce silence, religieux. Rien, pas le moindre heurt qui vienne troubler la sérénité apparente de ce folk délicatement urbain, de cette pop monacale. Concocté dans l’antre de John Keane, là où le lumineux Is the actor happy de Vic Chesnutt vit le jour, Lay it down ne rend compte que d’orages intérieurs qui couvent sous les dehors mélancoliques de chansons purifiées. Une sourde dépression qui évite au disque de sombrer corps et biens dans la dangereuse hébétude qui guette à chaque titre. On ne s’ennuie pas un instant à l’écoute de Lay it down et c’est peut-être bien là la vraie nouveauté, la grande leçon de cette résurrection. « Nous sommes profondément canadiens, comme peuvent l’être Neil Young ou Leonard Cohen. Il y a cette notion d’espace dans notre musique qui n’appartient qu’à ce pays. » A Toronto, au pays du grand silence, les Cowboy Junkies ont retrouvé leur voix. La tête haute, ils ne rasent plus les séquoias.
Cowboy Junkies, Lay it down (Geffen)
Gilles Dupuy
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