Héros discret et brillant de l’électronique made in France, Benjamin Boguet plonge avec “Medhead”, son troisième album, dans les délices et les vertiges du dancefloor avec un mix de disco vénéneuse, d’EBM énervée, d’indus apaisé et de post-punk ironique, comme lui seul en a le secret.
Cosmo Vitelli n’est jamais là où on l’attend, et ce n’est pas Medhead (référence à ses insomnies récurrentes et son tropisme pour les somnifères plutôt qu’à la pilule d’amour), son troisième album en vingt-cinq ans de carrière, qui risque de dissiper le brouillard qui l’a toujours entouré. Si on avait laissé Cosmo en 2019 avec le sombre et dérangé Holiday In Panikstrasse, une sorte de faux album décliné sous la forme de deux EP où le producteur et DJ filait vers des territoires krautrock et post-punk, Medhead brille de mille feux par ses attaches new-wave et sautillantes, funk et ironiques, indus et mentales, comme un des disques les plus pop que Cosmo Vitelli a sorti depuis longtemps.
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“C’est effectivement mon troisième album, confirme l’intéressé, même si j’avoue ne pas être spécialement attaché au format, il correspond à une période où je faisais de la musique d’une certaine manière en termes de production et de style. Si les morceaux peuvent paraître éclatés et partir dans toutes les directions, je n’ai pas eu à me creuser longtemps la tête pour leur trouver une cohérence. Le déclic, c’est ma rencontre avec Truus de Groot, la chanteuse américaine d’origine néerlandaise, de Plus Instruments, un groupe proche de la no-wave des 80’s que j’aime beaucoup. Je réécoutais Plus Instruments un peu par hasard et je me suis demandé ce que devenait la chanteuse. Je m’aperçois qu’elle est sur Facebook, je lui envoie un message auquel elle répond quelques minutes plus tard en me demandant de lui envoyer de la musique. En quelques heures, Truus de Groot est entrée dans ma vie. C’est une personne joyeuse et optimiste, bienveillante et énergique. Tout le contraire de moi en quelque sorte ! Alors que je suis plutôt lent dans la composition, que j’ai tendance à m’éterniser sur des détails, comme un beat ou un son de guitare qui pour d’autres peuvent paraître dérisoires, avec elle tout a été très vite, simple et spontané. On a bouclé l’album en quelques semaines juste au début du premier confinement, mais la période n’était pas très propice d’où le décalage de sortie. D’ailleurs, on a même terminé depuis un autre disque nettement plus collaboratif.”
Meurtre d’un bookmaker chinois
Né en 1973 à Montreuil, passé par la Côte d’Ivoire, où il vivra une dizaine d’années, puis Clermont-Ferrand, Benjamin Boguet, qui n’a pas pris par hasard comme pseudo le personnage principal du classique Meurtre d’un bookmaker chinois de John Cassavetes, tâte de la guitare dans le groupe Perio sans grande conviction et songe même à arrêter la musique. Avant d’être rattrapé par une démo enregistrée sur un 4-pistes et envoyée à Solid (le label cofondé par Étienne de Crécy, Alex Gopher et Pierre-Michel Levallois), où déjà il cultive sa différence en évitant les boucles filtrées qui trustent les charts de l’époque et mélange, avant que ce soit la mode, posture rock et séquences électroniques. Comme une manière, qui ne le quittera plus, de se tenir sur le bord du dancefloor et à distance raisonnable de la folie French Touch qui excite le monde entier.
Je me suis toujours considéré comme le provincial de la French Touch !
De ces années d’apprentissage sortiront deux albums, l’éclaté et bricolé Vidéo (1998) et l’étincelant Clean (2003), petit bijou de pop électronique radieuse et décalée, truffé de tubes jusqu’à la lie, et qui se tient, avec intelligence, sur le banc de touche de la French Touch. Pourtant, malgré les éloges, et le succès critique comme public, entourant l’album Clean, Cosmo Vitelli ne se sent pas vraiment à sa place. “Concrètement, j’ai un peu flirté avec tout ce monde-là, se souvient-il. J’avais envoyé une maquette à Solid sans trop y réfléchir, qui a sorti mon premier disque et je me suis retrouvé agrégé à toute cette bande sans vraiment l’avoir cherché contrairement à beaucoup. Solid était un gros label indépendant à l’époque, distribué avec la force de frappe de Virgin et qui vendait des tonnes de disques. Je me suis laissé bercer par ce truc, la hype et le mode de vie qui allait avec. J’ai même eu un temps Pedro Winter comme manager pour tout dire, je me suis retrouvé à la Winter Conference de Miami, on me demandait des remixes à la pelle, mais je le faisais à mon corps défendant car en réalité je n’étais pas très à l’aise. En fait, j’étais trop classe moyenne pour ce monde, je me suis toujours considéré comme le provincial de la French Touch ! Et pour en revenir à Clean, je n’aime pas trop ce disque, il y a plein de choses qui me gênent comme les voix ou des détails de production. J’aime bien les mélodies, mais c’est un album souvent maladroit et qui a mal vieilli. Si je devais le refaire aujourd’hui, ça pourrait devenir un bon disque pop avec une certaine forme de classicisme, mais ce n’est pas du tout ce que j’ai envie de composer aujourd’hui !”
I’m A Cliché
Sorti des boucles filtrées, revenu d’une certaine manière à la case départ, Cosmo Vitelli va surtout développer son statut de DJ comme I’m A Cliché, son propre label dont le titre est emprunté à un tube du groupe punk anglais X-Ray Spex. Un label qui va rapidement devenir un vivier de jeunes talents (Red Axes, Moscoman, Simian Mobile Disco, Azari & III ou Yuksek y ont fait leurs premières armes) bien décidé à bousculer le monde balisé de la club music et l’ouvrir, à la manière de son fondateur, à d’autres horizons. Mais l’aventure est de courte durée, en 2010, soit une poignée d’années après le succès de Clean, Cosmo prend la tangente, et se réconcilie avec ses premières amours rock, en fondant le groupe Bot’Ox avec Julien Briffaz, moitié de [T]ékël. Un duo en avance sur son temps, qui casse les codes de l’electro formatée pour les clubs, en réalisant un collage dadaïste, sombre et mental, dansant et suant, de guitares énervées et de synthés en surchauffe. Une lame de fond préfigurant l’avènement de toute une scène marquée par la no wave new-yorkaise des eighties, portée par des groupes comme LCD Soundsystem, !!!, The Rapture ou Soulwax, et qui va bousculer en profondeur le dancefloor. Pourtant, malgré deux albums (Babylon By Car en 2010 et Sans dormir en 2013) ainsi qu’une musique de film (pour Mineurs 27 de Tristan Aurouet), Bot’Ox ne résistera pas à l’épreuve de la durée et des tournées (d’autant que Julien, paniqué à l’idée de prendre l’avion, déclare forfait sur de nombreuses dates), ni aux envies de changement comme aux interrogations de Cosmo Vitelli.
“Bot’Ox est une erreur que j’admets volontiers, explique Benjamin, on est parti d’un projet de studio qui aurait dû en rester là, mais, poussé par mon acolyte qui était pour une ouverture un peu plus pop, je me suis peu à peu fait bouffer et emporter dans un truc, le live, qui ne nous correspondait pas. On a essayé de ressembler à un groupe alors que ce genre de chose ne marche jamais, je connais beaucoup de producteurs qui ont essayé, qui ont eu la tentation de rejoindre le monde de l’indie pop ou carrément de la pop, et ça n’a jamais fonctionné. Pour des histoires d’identification évidemment, mais aussi parce que je pense que le public comprend très bien que ce n’est pas ton truc, que tu n’es pas fait pour ça, que ce n’est pas ta motivation première et que des considérations de l’ordre du marché entrent en compte… Donc oui, c’était une erreur de faire du live même si ça commençait à être un peu moins embarrassant sur la fin, après 40 ou 50 concerts. En plus, je n’étais pas très fan du deuxième album que je trouvais trop propre et moins réussi que le premier. À y réfléchir, je me dis aujourd’hui que j’aurais mieux fait de continuer à faire mes propres disques, continuer à mixer et sortir en club car, au final, ce sont les seules choses qui me rendent heureux.”
J’ai encore envie de faire de la musique, de passer des disques et d’aller en club !
C’est à Berlin, où il s’exile il y a sept ans dans l’optique de fuir Paris, que Benjamin va retrouver ses passions premières. Même s’il a la sensation – à raison – de débarquer à une période où la capitale du clubbing commence à se gentrifier, c’est en traînant et jouant régulièrement, non pas dans l’usine qu’est devenue le Berghain, mais dans des soirées plus intimes et déviantes comme Sameheads ou la Cocktail d’Amore, que Cosmo Vitelli va retrouver foi et inspiration, façonner sa nouvelle identité et sortir à son rythme ses meilleurs disques à ce jour. Il développe son label I’m A Cliché, multiplie les edits, auxquels il va apporter ses lettres de noblesse, qu’il publie sur le sous-label Edit Service, tout en appliquant sa philosophie de vie qui est d’abord de protéger sa santé mentale, dans un monde, la musique électronique, qui a muté à vitesse grand V quitte à s’éloigner de ses valeurs fondatrices et céder aux sirènes du libéralisme.
“Effectivement, tout a changé, constate-t-il sans regret et avec philosophie, le disque n’est plus au centre d’une carrière. Il y a des producteurs qui en produisent de très bons et qui ne jouent pas, ou qui ne sont pas invités dans les principaux festivals pour autant. Alors qu’il y a encore quelques années, les disques que tu sortais ou que tu jouais en DJ-set étaient encore au centre du jeu. Aujourd’hui, on se trouve – comment le dire intelligemment sans que ce soit la même rengaine ? – dans une marketisation à outrance de la personne. Une carrière désormais, c’est de la représentation, un truc d’image, sans ça tu n’existes pas. Je le fais raisonnablement, avec vigilance, sans tomber dans l’embarras ou dans l’hystérie. Ce qui m’amuse dans le clubbing actuel, c’est que j’ai toujours fantasmé sur les francs-tireurs et les gens dans la marge, qui sont, pour moi, la définition de l’underground. Aujourd’hui on est dans le fantasme du collectif. Je n’ai absolument rien contre – je me sens obligé de le préciser –, mais désormais on me cite des collectifs et non pas des DJ ou des producteurs. C’est une autre conception de l’artiste et je me suis toujours tenu un peu à l’écart de ce genre de scène, comme de tout ce vocabulaire qui me fait marrer, quand les gens parlent de famille alors que ce sont juste des personnes avec qui tu as fait plus de trois sets ! Encore une fois, je n’ai pas une approche morale, je ne dis pas aux gens ce qu’ils doivent faire, je n’ai pas d’attitude critique excessive, je dis simplement que ce n’est qu’une machine à broyer et que ça va finir en burn out. Personnellement, je n’ai pas envie d’être malade, donc je ne vais pas documenter ma vie 24 heures sur 24 et mettre en scène tout ce que je fais. J’y cède raisonnablement, sans mettre en danger ma santé mentale, et c’est tout. Les gens font évidemment ce qu’ils veulent, mais je ne veux pas de cette vie-là, et je ne dis pas ça de manière blasée, j’ai encore envie de faire de la musique, de passer des disques et d’aller en club !”
Ébullition des musiques électroniques
Pour cet éternel frondeur, qui se considère – la nuance est importante – comme un producteur de musique électronique et non pas de dance music, Medhead, ce troisième album clairement pop et dansant aux entournures, est aussi l’occasion de faire du passé table rase. Fini donc Berlin, et les virées dans les petits festivals post-hippie, et bienvenue Bruxelles où Cosmo Vitelli vient d’emménager. Histoire de se rapprocher de la France, mais aussi fatigué d’une ville qui, selon lui, ne se relèvera pas de deux ans de crise sanitaire.
“Quelque chose s’est cassé pendant la pandémie, constate-t-il, Berlin était une ville exclusivement organisée autour de la vie nocturne, beaucoup de lieux ont fermé et vont avoir du mal à rouvrir, sans compter que le Covid a achevé la gentrification.” Pour parfaire ce grand déménagement, en forme de nouveau départ comme il les aime, Cosmo Vitelli a aussi mis en suspens son label I’m A Cliché, l’enthousiasme des débuts s’étant transformé au fil des ans en épuisement moral et en gouffre financier. “Je sais que plein de petits labels indépendants se créent constamment, mais j’ai l’impression qu’on est proche de la fin. Si tu dois tout miser en termes d’économies sur des vinyles ou des K7, ça risque d’être compliqué. J’ai sorti une triple compilation en 2020, au début du Covid, qui m’a bien flingué, donc je vais peut-être réfléchir à deux fois avant de produire les musiques des autres !”
Mettant aussi en suspens Edit Service, qui publiait régulièrement des edits pour lesquels le mot fantastique est encore trop faible et guettés par tout digger qui se respecte – “Je comptais en sortir 100 et arrêter en beauté avec un morceau vraiment dément mais, rien à faire, je suis resté bloqué à 99 !” Cosmo Vitelli préfère désormais se concentrer sur d’autres aspects de sa carrière, comme son émission, No Weapon Is Absolute, sur la Web radio NTS, qui comble son envie, jamais rassasiée, de découvrir de nouveaux horizons sonores, de ne pas s’enfermer dans le passé, comme de garder un œil sur l’ébullition des musiques électroniques. Toujours en mouvement, il se pose la question de la pertinence, comme il l’avait fait avec Holiday In Panikstrasse, d’une éventuelle version dub de Medhead (selon l’exemple du LP Night Dubbing d’Imagination qui fait partie de la liste de ses classiques), se demande quand sortir ce nouveau projet enregistré, mais de manière plus imbriquée, une fois encore avec Truus de Groot, tout en portant un regard lucide sur lui-même.
“Ce qui est important, ce sont les disques que je fais, à qui ils s’adressent, les gens qui me contactent pour travailler et les endroits où je joue. On me connaît, on sait ce que je peux faire, je n’ai pas à choisir, ça se fait tout seul. Je ne tiens pas non plus à passer pour le gros con qui dit non à tout, qui refuse toute proposition de production ou de collaboration, mais plus le temps passe et plus j’ai envie de faire de la musique qui me plaise, dans laquelle je me reconnaisse, qui m’amène ailleurs et dont je sois fier. Ma vie est beaucoup plus simple depuis que ces décisions sont très claires. Après, effectivement, il faut vivre, il faut survivre, surtout aujourd’hui, alors que le marché de la musique n’a jamais été aussi compliqué. Je suis bien conscient de tout ça, je ne viens pas d’arriver dans le business, mais j’essaie de faire cohabiter mes envies avec le fait d’en vivre et de continuer ce qu’on appelle – j’en suis toujours surpris – une carrière !”
Medhead (I’m a Cliché/Idol). Sorti depuis le 18 mars.
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