En trois albums aux contours insidieux où le costume country-folk masque la profondeur d’âme d’un auteur hors pair , Grant Lee Buffalo a chanté mieux que quiconque l’Amérique des vagabonds, des paumés et des rêveurs. Un pays en voie de disparition que ce trio à l’authenticité intacte s’entête à célébrer sur Copperopolis, son dernier […]
En trois albums aux contours insidieux où le costume country-folk masque la profondeur d’âme d’un auteur hors pair , Grant Lee Buffalo a chanté mieux que quiconque l’Amérique des vagabonds, des paumés et des rêveurs. Un pays en voie de disparition que ce trio à l’authenticité intacte s’entête à célébrer sur Copperopolis, son dernier petit miracle.
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Tout Grant Lee Buffalo est raconté là, dans cette arrière-cour ombragée, dans cette vingtaine de mètres carrés où règne un désordre plus ou moins entretenu. Tout ce qu’est devenu ce groupe californien à l’identité de plus en plus affirmée à mesure que ses albums ont pris le contre-pied de la norme américaine, tout ce que Grant Lee Buffalo possède et revendique, tous ces objets fêlés que son batteur Joey Peters affectionne et collectionne, tous ces éléments d’un quotidien aussi burlesque que palpable sont réunis là, au fond d’un jardin qui a fait le deuil de sa virginité pastorale. D’abord, ce sont les quatre carcasses métalliques de pianos ravagés par le temps qui accrochent l’œil. Ces gros squelettes rouillés ne peuvent que se laisser rôtir sous le soleil californien, rangés verticalement contre un large hangar de bois.
Il y a aussi une immense croix de métal, bâtie avec des enjoliveurs et une calandre de Chrysler garnis d’une guirlande électrique. Quelques restes de guitares et banjos finissent de pourrir dans l’herbe. Sur la gauche, couvert de fers à cheval et d’outils de jardinage décrépits, un piano de bar au destin sensiblement plus enviable : celui-là accepte encore de gémir quelques notes dans la gamme la plus grave, là où les cordes sont les plus grosses. Posé sur ce qui reste d’une chaise de paille vétuste, Grant Lee Phillips cogne sur le clavier, parvient à en tirer une demi-douzaine de notes bancales, puis lâche cette idée ridicule : « Enregistrer un album complet sur ce piano… Il faudrait peut-être en parler à Tom Waits. » Un mètre à sa droite, son batteur Joey prend l’annonce très au sérieux. Lui qui bricole depuis l’enfance, qui casse, sépare, assemble ou soude tout ce qui lui passe sous la main pour tenter d’en extraire un peu de musique ne s’étonne plus de rien, surtout pas de ce que son ami Grant Lee pourrait inventer au fond de ce jardin cocasse. Cet endroit savamment négligé est un peu le repaire du chanteur, même s’il habite à un kilomètre de là, avec sa femme. Souvent, Joey, le propriétaire des lieux, a vu Grant Lee traverser la maison sans dire un mot, s’invitant au jardin, à la poursuite de sa muse, une bouteille de bière ou de vin à la main. Quelques minutes plus tard, le chanteur conviait son copain au fond de la cour et lui faisait savourer ses dernières trouvailles mélodiques. Puis on appelait Paul Kimble, l’homme à tout faire, et le trio foutraque s’embarquait dans d’improbables valses champêtres. C’est ainsi qu’ont pris forme nombre des chansons du groupe, à l’ombre des arbres, dans ce petit bout de paradis usé. Grant Lee Buffalo doit beaucoup à cette arrière-cour, à ce formidable terrain de jeu. Non pas que son rock lent et déchiré y soit né il remonte à bien plus loin que ça , mais parce que c’est ici qu’il a mûri, qu’il s’est frotté aux éléments, qu’il a trouvé ses teintes originales : l’ivoire fané des touches de piano, le brun nervuré du bois, le vert éprouvé des herbes folles, le noir charbon de la toiture du hangar. « Cet endroit en dit assez long sur le genre de types que nous sommes, explique Grant Lee Phillips. Moi, par exemple, j’ai passé ma jeunesse à haïr le milieu rural dans lequel j’ai grandi. Je rêvais de Los Angeles, de vie urbaine, d’autoroutes interminables. Et regardez dans quel univers je me trouve aujourd’hui : dans cette espèce de monde bizarre qui ressemble à la cambrousse. On n’échappe jamais vraiment à ses racines. »
Passé le cimetière des pianos,on entre dans le temple de la création, le fameux silo disloqué dont on devinait les formes dans le livret de Mighty Joe Moon, le deuxième album de Grant Lee Buffalo. Encore plus beau qu’en photo, l’endroit invite à la paresse mais à un farniente musical, deux doigts sur un piano, l’air de rien. Pour nous, les trois musiciens américains refont des gestes ancestraux. Grant Lee s’assied devant le piano le plus fréquentable de la maison, pendant que Joey, comme animé par un marionnettiste complice, retrouve baguettes et percussions. D’une vieille caisse de cuir laminée, Kimble tire une guitare sans marque, vaguement reliée à une sorte de haut-parleur, puis rejoint ses deux amis dans un semblant de blues fatigué. S’ensuivent quelques complaintes pesantes, des rengaines à la nonchalance grave sur lesquelles se greffe le chant triste de Grant Lee. D’un seul coup, on se croirait dans un vieux western, dans une de ces scènes d’après-duel où le piano désaccordé tente de réconcilier les hommes. Sa voix, magnifique et nue, s’élève au-dessus de l’orchestre bancal, sans pourtant chercher la lumière, trop contente de s’ébrouer dans la poussière. Joey, en parfait soldat de l’ombre, assure un rythme discret, le battement du cœur de Grant Lee Buffalo, pendant que Paul Kimble tire de sa vieille guitare ridée quelques sonorités menaçantes avant de s’en retourner à son verre de vin rouge. On pourrait rester des heures à regarder ainsi le trio déambuler dans l’héritage musical américain, comme on pourrait rester des heures à fixer passivement un tableau d’Hopper.
Dans le jardin voisin, un type en T-shirt fluorescent soulève des haltères en parlant à son chien, nous rappelant qu’on est à Los Angeles. Pour un peu, on allait l’oublier.
En ces premiers jours de chaleur, la bohème californienne est diablement séduisante. Sur Lankershim Bou-levard, cette grosse artère industrielle qui traverse North Hollywood, ceux qui ont gardé le goût de la paresse descendent des cafés glacés dans un bar à l’âme européenne, l’Eagles. Il est planqué au cœur d’un pâté de maisons qui fait de la résistance entre deux longues zones industrielles d’où les piétons sont exclus. Avec son stand de journaux et ses vieilles tables rafistolées, l’Eagles fait un peu figure d’exception culturelle. Juste à côté, une petite salle de concert a récemment été transformée en cinéma Beck y a joué anonymement le mois dernier, Grant Lee Buffalo y a souvent achevé ses soirées domestiques. Un peu plus loin, un libraire et un marchand de fringues vintage complètent ce tableau très sanfranciscain.
Rien d’étonnant à ce que Grant Lee Phillips commence ici chacune de ses journées, un cappucino à la main. « Le café est mon carburant, pas moyen d’entreprendre quoi que ce soit avant une bonne tasse à l’Eagles. J’aime bien venir ici pour lire ou écrire, ça m’évite de regarder les infos à la télé. Ici, je me détends, j’oublie pour une heure ou deux tout ce qui se passe quelques kilomètres au sud, dans les ghettos. Ce pays commence à me rendre vraiment malade. Je m’y sentais mal depuis quelques années, mais là on va atteindre le point de non-retour. Accidents, meurtres, viols, suicides, drogue : toutes ces choses font maintenant partie du quotidien des gens qui habitent à Los Angeles, elles ne choquent même plus, on est habitués. La manière dont OJ Simpson est en train de retrouver sa petite vie tranquille d’homme innocent me rend particulièrement furieux. Nous étions en Angleterre en même temps que lui, il y a trois semaines. Et le voilà qui apparaît à la télé, tout sourire, chez Harrod’s ou en visite à Oxford. Et on voit des gens qui le saluent amicalement, qui l’applaudissent. Comment un pays comme les Etats-Unis a-t-il pu laisser ce sale type en liberté ? Quel exemple cela peut-il donner aux gamins américains ? » Sans ce regard animal qui lui allume la face et ce feu intérieur qui l’embrase dès qu’on l’interroge sur son pays, Grant Lee Phillips aurait l’allure un peu terne.
Dans cet univers de bric et de broc le jardin miraculeux de Joey ou ce bistrot pour gens fâchés avec l’Amérique , il brille par sa troublante normalité, par cette façon qu’il a de se perdre dans le décor. S’il y a un type qui ne changera plus, qui ne déviera jamais de ses engagements de départ chanter l’Amérique des boiteux et des utopistes , c’est celui-là. « Il y a bien des jours où j’aimerais être différent, animé par d’autres motivations, mais rien n’y fait, je suis toujours le même type qu’à nos débuts. Je ne suis pas un jeune homme en colère : je suis frustré, profondément frustré. Mes petites chansons m’évitent d’éclater, d’avoir recours à la violence. Chanter mes textes m’apaise et m’évite d’avoir à parler de toutes ces choses en public ou avec des amis, ce qui me rendrait mal à l’aise. Je mets dans mes chansons tout ce que j’ai dans le cœur et puis après basta, je ne veux plus en débattre pendant des heures. Je ne vois pas très bien comment je pourrais passer à un autre mode d’écriture. Je prends un plaisir immense à écrire des chansons d’amour, mais elles sortent moins facilement. » A la terrasse de l’Eagles, Joey Peters et Paul Kimble acquiescent sagement. Ce rapport ambigu à leur pays, ils en font aussi l’expérience permanente. « Sauf que moi, je n’ai pas la chance de pouvoir chanter mes frustrations comme Grant Lee », intervient Kimble, sans doute le plus irascible des trois. « En plus, chez moi, cette colère se double d’un rapport extrêmement complexe à ma ville, Los Angeles. Il y a des jours où je voudrais fuir ce quartier, North Hollywood, que je trouve ringard, mort, sans le moindre intérêt. Mais si tu me demandes où je voudrais vivre, alors je te répondrai West Hollywood, à quelques kilomètres d’ici. C’est le royaume du fric, des apparences, du mensonge, mais c’est un quartier qui me fascine. Voilà comment je fonctionne : je déteste cette ville, mais je suis incapable de la quitter. Je trouve ce quartier nul mais je rêve d’habiter un peu plus bas, dans un coin encore plus nul. Je déteste les gens qui y habitent, mais je suis exactement comme eux, animé par les mêmes sentiments bas, les mêmes conneries. Souvent, j’envie la nonchalance de Joey, qui est beaucoup plus paisible que moi. » Ce qui n’empêchera pas le batteur rigolard d’apporter sa petite contribution cafardeuse à la topographie locale. « Il y a un petit parfum de révolution dans l’air. Mais c’est une menace très nihiliste, basée sur des sentiments racistes. Les gens n’ont pas vraiment envie de s’unir. Je suis souvent abattu par ce que je vois lorsque je rentre aux Etats-Unis après quelques semaines à l’étranger. Parfois, je me dis qu’il serait plus facile d’être un bon Américain discipliné, qui ne voyage pas, ne connaît rien d’autre que son pays. Qui croit encore au rêve américain. Cela dit, je n’ai pas attendu de faire le tour du monde pour avoir un regard critique sur mon pays. J’ai toujours su qu’il y avait des trucs qui clochaient, même quand j’étais encore chez mes parents. » Voilà qui devrait rassurer ceux qui croyaient les hommes de Grant Lee Buffalo reclus dans leur petit monde d’artistes largués, réfugiés volontaires dans cet aquarium désuet que dessine l’arrière-cour de Joey Peters. Ces pianos désaccordés et ces guitares d’un temps révolu ont d’autres fonctions que d’être les maigres amusements de vagabonds en quête d’oubli, de rêveurs incorrigibles fâchés avec le monde des réalités. Ces instruments sont des porte-voix : d’autant plus redoutables qu’ils avancent déguisés, en habit de trois sous, l’air de rien. Celui qui ira chercher dans les textes admirables de Copperopolis la chronique moderne et rigoureuse d’une Amérique qui s’abîme chaque jour un peu plus aura toutes les chances d’y trouver son bonheur. « Que ceci soit clair, ajoutera Grant Lee Phillips au moment de quitter la terrasse de l’Eagles, je ne suis en paix avec personne : ni avec mon pays ni avec ce statut de porte-parole que je devrais sans doute y occuper. Le jour où j’aurai trouvé la sérénité, vous le saurez tout de suite : Grant Lee Buffalo n’existera plus. »
Groupe solide, sans fissure apparente et pourtant enclin à la plus belle des introspections lorsqu’il s’agit de transformer sa vie de bohème en chansons , Grant Lee Buffalo n’a rien renié de ses ambitions de départ. Le trio formé il y a six ans ressemblait à s’y méprendre à son incarnation actuelle, l’âme chavirée par les mêmes plaisirs simples, l’artisanat comme seul mode de conception envisagé. Chez ce groupe exemplaire, pas de promesses vaines, pas non plus d’honneur perdu. Et l’on sait maintenant que c’est cette authenticité formidable, tellement exacerbée qu’elle flirte dangereusement avec le détachement, cet art de vivre au ralenti, loin de toute considération commerciale, qui confèrent aux albums du groupe leur noblesse sauvage, leur rudesse primitive. A la scène comme sur disque et le nouveau Copperopolis, grande œuvre du trio, en est la plus magistrale illustration , les chants de Grant Lee Buffalo ont des couleurs bucoliques : celles, profondes et terriennes, que l’on aimait tant côtoyer dans le rock enivré des cousins Waterboys. C’est que cet art de mettre de la pluie, du soleil et du vent dans ses chansons n’a pas de pays, pas d’appartenance ethnique. En Irlande comme en Californie, il y aura toujours des hommes un peu soûls pour chanter l’amour ou la haine sans se soucier des chiffres de vente de leurs disques. Grant Lee Buffalo n’a rien inventé de neuf les admirables Miracle Legion, Dream Syndicate ou Vulgar Boatmen ont tenté l’aventure de l’authenticité radicale avant eux , mais ils ont démontré qu’un public massif pouvait répondre à cette façon d’entrevoir le rock. Lorsque le trio californien a tiré le bon numéro Fuzzy, miracle radiophonique qu’on n’est pas près d’oublier , il n’a rien renié de ses objectifs primitifs. Une droiture exemplaire qui nous vaut Copperopolis en guise de troisième conjugaison d’une formule mêlant le romantique et l’authentique, l’électrique et l’acoustique, le bucolique et le caustique. Ce qui, au bout du compte, fait de Grant Lee Buffalo un groupe unique. Quelle autre formation de rock pourrait chanter des histoires de vaches le magnifique Even the oxen sur le nouvel album sans barber son monde ? En nous faisant aimer l’Amérique des plaines sans fin, ce monde un peu barbare que la musique moderne s’est appliquée à fuir, Grant Lee Buffalo a ouvert une route. Une voie de traverse qui coupe le rock américain en son milieu pour s’échouer en un carrefour consensuel, lieu de rêve où les genres s’entrechoquent sans violence. Sans le succès méritoire d’un Grant Lee Phillips bien décidé à contourner les conventions, la musique de Palace ou de Vic Chesnutt aurait bien vu le jour, mais aurait-elle gagné le droit à la diffusion planétaire ? Après REM qui est depuis passé à d’autres exercices, plus urbains , Grant Lee Buffalo a montré qu’on pouvait s’affirmer en héritier des traditions musicales américaines sans être fatalement bouseux, qu’on pouvait rêver des déserts d’Arizona sans s’appeler Garth Brooks ou Randy Travis. Et rien que pour ça, on sera toujours reconnaissants à Grant Lee Phillips et à son groupe de rêveurs bien terriens. « Je ne sais pas si ce groupe a servi à quelque chose, ce n’est pas à moi de le dire. Je sais seulement que sans lui ma vie aurait été nettement plus morose. » Et la nôtre avec, vieux copain.
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