Art & déchets. Polyinstrumentiste surdoué, idéologue ludique de l’improvisation comme modèle politique d’organisation collective, concepteur du Festival d’Uzeste, Bernard Lubat revient en solitaire, au piano, pour un disque inspiré : Conversatoire, bilan poétique de trente ans d’aventure musicale. A peine installé dans son petit fauteuil, Lubat s’emballe : comme un bouddha speedé qui aurait oublié […]
Art & déchets. Polyinstrumentiste surdoué, idéologue ludique de l’improvisation comme modèle politique d’organisation collective, concepteur du Festival d’Uzeste, Bernard Lubat revient en solitaire, au piano, pour un disque inspiré : Conversatoire, bilan poétique de trente ans d’aventure musicale.
A peine installé dans son petit fauteuil, Lubat s’emballe : comme un bouddha speedé qui aurait oublié les vertus du laconisme, il balance ses sentences baroques aux quatre vents, donnant sans cesse l’impression d’improviser son discours au flux accidenté de sa parole tumultueuse, incapable de résister à la curiosité ludique de voir où l’embarque un coq-à-l’âne verbal approximatif, vers quel glissement de sens aux conséquences imprévues l’engage telle inédite harmonie sonore… Authentique aventurier du verbe, maître en dialectique, as inégalé de la rhétorique, Lubat est tout entier dans cette culture de la tchatche, cette parole en jeu, cette pensée en acte, retombant immanquablement sur ses pattes, comme un gros chat malicieux, au terme des plus périlleuses pirouettes verbales et intellectuelles. Indiscutablement cette virtuosité séduit Lubat embarque. Mais où exactement ? Entre roublardise enjôleuse, populisme bon enfant et quête véritable de sens dans cette mise en danger perpétuelle, son discours touffu s’amuse à brouiller les cartes autant qu’à définir précisément les limites de son territoire. Lubat est ailleurs assurément. Reste à savoir où le mène cette excentricité : exil ou royaume ?
Un nom revient bien sûr, comme un leitmotiv entêtant : Uzeste le village natal, au coeur de l’Occitanie, trois cents âmes en comptant large, métamorphosé, il y a vingt ans déjà, par la folie douce d’un seul homme, en improbable laboratoire politique et esthétique : « C’était en 1978. Pendant dix ans, j’avais fait le requin de studio, à enregistrer absolument tout et n’importe quoi, du matin au soir, des nuits entières, l’overdose… Alors Uzeste m’a rappelé à mes affaires. Là j’ai tout recommencé. Jusqu’alors j’étais un musicien distingué, mais pas vraiment entier. Toutes les étapes de la révolution jazzistique, tous les bouleversements de la musique contemporaine, à Uzeste, j’ai décidé de les refaire à ma façon, de les réinventer, de les retraverser. Je me suis dit que je ne pouvais pas être l’apparatchik d’une révolution que je n’avais pas commise. Donc j’ai entrepris ma propre révolution, même si elle n’était que communale. J’avais connu une époque, au milieu des années 60, à Paris, où la musique était en gestation continuelle. Le bop était encore vigoureux, le free venait foutre la merde et au milieu de tout ça, la musique contemporaine proposait des directions enthousiasmantes (Luciano Berio rappliquait, Portal jouait avec Globokar) : un joyeux merdier très stimulant. Les gens n’étaient pas encore dans la représentation d’eux-mêmes. Chaque soir, c’était des abstractions lyriques, lubriques, iniques, c’était une espèce de mauvaise foi, de mauvaise humeur, de fatigue permanentes les mecs jouaient tout le temps deux mois, trois mois, ils étaient dans un état de délabrement avancé mais simultanément ils généraient une vraie force de survie, ils éprouvaient un sentiment fort d’altérité et c’est là que se fabriquait une partie essentielle de l’histoire du jazz. C’est cet état d’esprit que j’ai cherché à retrouver à Uzeste. »
C’est ainsi qu’Uzeste, réenchanté, devint en quelques années folles et festives ce lieu invraisemblable, entre terroir et utopie, auquel un homme, en s’y projetant, en s’y diluant, fantasma un devenir universel : « Pourquoi un jour un village ne pourrait-il pas avoir la prétention, par sa pertinence, par son insistance, son engagement, son implication, ses résonances esthétiques, sa durée, d’avoir la parole qui porte au-delà de ses petites limites ? »
Aujourd’hui, qui dit Lubat dit Uzeste, et vice versa. L’identification est totale. En ce sens, aucun doute : Lubat est définitivement le musicien le plus localisable qui soit de la scène contemporaine. Pourtant, où le « situer » dans la cartographie officielle du jazz ? Plus que jamais Lubat déroute, à mettre ses talents polymorphes au service d’une musique définitivement inclassable flirtant brillamment avec les genres, valsant allégrement du savant au populaire, passant du jazz le plus libre à la chanson néoréaliste déjantée, du rap gascon à la musique contemporaine, sans jamais se fixer nulle part, avec l’inconnu comme seul horizon. « A la Compagnie Lubat, on aime bien s’engager dans ce qu’a priori on ne sait pas faire, histoire de se confronter à la responsabilité de notre liberté totale. Je crois à l’obstacle comme lieu de passage. Tout ce que je ne sais pas faire, je l’affronte, du piano au rap, de la poésie à la batterie, en passant par la comédie je m’y coltine, j’improvise et j’atteins à la quintessence du jazz. Vivre dans l’improvisation, c’est ça : cultiver un état de danger qui te donne des ressources insoupçonnées. »
Tel est donc à ce jour Bernard Lubat, paradoxe vivant, démiurge goguenard d’un village gonflé aux dimensions d’un monde, musicien surdoué sans étiquette, créateur d’un art de la mise en jeu perpétuelle, inventeur d’un univers très précisément insituable : « C’est mon instinct de conservation qui me pousse à ça. S’il m’arrivait un jour de croire à un genre, j’ai l’impression que je ne serais plus capable de progresser ! Je suis un « insitu-actionniste ». C’est extrêmement ludique et jouissif d’être, en face de l’autre, un « autre », qu’on ne connaît pas. J’aime dans l’instant du jeu qu’on se surprenne dans des régions qui nous surprennent, je veux dire : pas dans nos habitudes de la surprise. J’aime qu’on se dise ce qu’on n’avait pas prévu de se dire, et ça sur à peu près n’importe quoi. Cet endroit insituable, il est très précieux, parce que c’est précisément là qu’on apprend. C’est quand on ne sait pas, quand son ego n’est plus d’aucun secours, quand il y a simplement ce qui se passe, que l’on se perd et que l’on trouve. Attention, ça n’a rien à voir avec une quelconque mystique, c’est juste une affaire d’oreille. Moi je ne suis pas croyant, je suis pratiquant. Je ne crois en rien, même pas en la musique, même pas en l’art mais je pratique. Je pratique mes contradictions. Je n’ai aucune idéologie à vendre ou à expliquer, je n’ai que mes pratiques à proposer. Et cette façon de se mettre en résonance, ce n’est pas que de la générosité et de la convivialité : c’est aussi de la cruauté, de la crudité parce que, pour y parvenir, il faut à un moment échapper à sa propre image, à sa dictature, évacuer la peur du genre « Qu’est-ce qu’on va penser de moi ? ». Il faut arrêter de jouer devant ses parents, quoi ! Il faut échapper à la vanité ordinaire. Bien se mettre dans le crâne que la musique ce n’est pas de la représentation ni de l’autocélébration. C’est pour ça qu’il faut continuer de ne pas savoir. Entre ignorance et connaissance, il faut laisser les portes ouvertes. La connaissance, si ça ne sert pas à se propulser dans l’ignorance, c’est du capitalisme, tout simplement. Alors tu grossis, tu fous tes capitaux à la banque, tu fais une carrière et tu « sais ». Moi je préfère continuer d’improviser ma vie, d’aller à la rencontre de ce qui m’arrive. Je n’ai pas d’autre issue : je n’ai pas « ma » musique, je n’ai pas « mon » oeuvre, tout reste à faire… »
Voilà pourquoi sans doute, après quelques années de furieux investissement collectif, Lubat nous revient d’un coup, en solitaire, au piano, nous rappeler quel fantastique musicien il sait être, histoire de remettre quelques pendules à l’heure et de faire vaciller sur leur socle quelques réputations instituées : « Depuis quelque temps, je me suis replongé dans l’instrument, comme si sur ce clavier je pouvais me ramasser, ramasser tous mes détritus, tous mes déchets. Là je me suis convoqué au piano c’est un disque d’art et déchets, en quelque sorte. »
Fouillant sa mémoire sans nostalgie, brassant ses émotions sans pathos, seul face à cet instrument de l' »entre-deux-mondes », Lubat nous révèle son intimité lyrique, expose ses conflits esthétiques, se livre : « Depuis toujours, je suis partagé entre la musique afro-américaine et la musique « à crans européenne », je suis dans cette schizofrénétique et je n’arrive pas à m’en sortir. Je me sens dans une conjonction coupable et égalitaire entre ces deux mondes. Ce n’est pas l’un contre l’autre, c’est l’un dans l’autre. Parce que le piano, c’est aussi le tambour, c’est aussi le rythme, je l’entends comme ça surtout dans la solitude. Au départ, j’ai les tambours et puis dessus viennent se greffer toutes les impressions de la musique dite savante, de Bach à Schoenberg, toutes ces portes à ouvrir il y a un côté « couloir de la muerte », avec, à chaque fois que tu pointes ton nez, un monde fascinant qui te saute à la gueule et dont il faut savoir te préserver tout en y piochant ce qui te convient. »
Et c’est peut-être ce rapport à la mort, si sensible dans Conversatoire, qui achève d’en fixer le prix, inestimable : « Chaque fois que je joue maintenant, il y a tous ces fantômes, ils sont là dans la pièce, ils boivent des coups, ils m’écoutent un peu, ils rigolent. C’est ma façon de vivre avec eux parce que tout ce qu’ils m’ont donné est toujours extrêmement vivant en moi. Quand tu te trouves assis à deux mètres de Bud Powell pendant des mois, tu en apprends plus que dans tous les cours d’harmonie de n’importe quel conservatoire. Tu vois un mec qui n’y arrive pas, qui a un mal fou à articuler les doigts, qui balance ses accords toujours sur le fil et qui, à l’arrivée, invente une musique sublime, d’avant la musique. » C’est finalement peut-être là, parmi ces aventuriers de l’instant perdu, ces éternels exilés d’eux-mêmes, que Bernard Lubat a trouvé son royaume.