Une femme douce. Nombreux furent les compositeurs russes qui finirent écrasés entre le marteau de l’idéologie et l’enclume de la bureaucratie. La musique de Galina Ustvolskaya est le prolongement d’une force prodigieuse, entièrement mise au service d’une résistance à l’opacité politique comme aux formes conventionnelles. Avec le dégel politique, on pouvait légitimement espérer découvrir dans […]
Une femme douce. Nombreux furent les compositeurs russes qui finirent écrasés entre le marteau de l’idéologie et l’enclume de la bureaucratie. La musique de Galina Ustvolskaya est le prolongement d’une force prodigieuse, entièrement mise au service d’une résistance à l’opacité politique comme aux formes conventionnelles.
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Avec le dégel politique, on pouvait légitimement espérer découvrir dans l’ex-Union soviétique des compositeurs qui auraient jusque-là, pour échapper à la censure, composé « pour le tiroir », comme ce fut le cas pour toute une génération d’écrivains. Beaucoup s’étaient accommodés de cette situation, composant pour le théâtre, le cinéma ou la télévision tout en poursuivant discrètement une œuvre plus personnelle. Au gré des revirements politico-esthétiques, une nouvelle partition pouvait être soit éditée et jouée en concert, soit écartée et refusée quand le compositeur ne pratiquait pas l’autocensure. Rappelons qu’en 1948, au nom du réalisme socialiste, Khrennikov, secrétaire de l’omnipotente Union des compositeurs, dénonçait chez les musiciens occidentaux (Hindemith, Krenek, Berg, le « traître » Stravinsky, Messiaen et Menotti) « des concrétions d’harmonies sauvages, le retour aux cultures primitives, l’érotisme et les perversions sexuelles, l’amoralité et l’impudence des héros bourgeois du xxe siècle ». Dans cette atmosphère sclérosée, Chostakovitch lui-même dut souvent « composer », quitte à pratiquer une forme bien connue de résistance intérieure. C’est vraisemblablement lui qui, profitant d’une première décrispation culturelle entre les Etats-Unis et l’Union soviétique, à la fin des années 50, glissa dans un programme de concert offert à des compositeurs américains la Sonate pour violon et piano (1952) d’une ancienne élève, Galina Ustvolskaya… Cette musique, qui à l’époque n’avait rien de sériel, apparut comme la partition la plus moderne du concert ! Ainsi naquit le mythe d’un des compositeurs soviétiques les plus originaux de son temps. Si aujourd’hui le nom d’Ustvolskaya est associé à celui d’autres compositeurs de l’ex-Union soviétique, des pays baltes à l’Arménie, du Caucase à l’Oural tels Edison Denisov et Boris Tichtchenko (élèves aussi de Chostakovitch), Alfred Schnittke, Arvo Pärt, Sofia Gubaidulina, Alexandre Knaifel, Peteris Vask, Valentin Silvestrov, Nicolas Karetnikov, Tigran Mansourian, Alexander Raskatov ou Erkki-Sven Tüür , c’est en revanche la seule musicienne à continuer à se préserver de tout contact avec l’extérieur, pour vivre recluse en son domicile de Saint-Pétersbourg. Un destin plutôt rare pour un compositeur, rappelant le cas unique de Giacinto Scelsi (1905-1988) qui lui toutefois acceptait d’assister à certains de ses concerts.
Née en 1919, la compositrice suivit un cursus classique d’études musicales à Leningrad, avant de se perfectionner auprès de Chostakovitch qui, sa vie durant, lui voua une amitié indéfectible, n’hésitant pas à la défendre contre la censure. Qui sait combien il est rare qu’un compositeur fasse l’éloge d’un confrère appréciera à sa juste valeur la parole de Chostakovitch affirmant « La musique de Galina Ustvolskaya sera reconnue dans le monde entier par tous ceux qui attribuent une importance décisive à la sincérité en matière de musique.« Ses premiers écrits témoignent d’une recherche évidente d’un nouveau langage essentiellement le Concerto pour piano (1946) et des pièces d’orchestre aux titres délicieusement « réalisme socialiste » comme Jeunes pionniers (1950), Sport (1958), Lumière de la steppe (1958) ou L’Exploit du héros (1959), toutes reniées depuis , mais à partir des années 70, son style n’est comparable à aucun autre. Chostakovitch le reconnut quand il lui écrivit « Ce n’est pas toi qui es sous mon influence, mais moi qui suis sous la tienne. » Ainsi, le maître reprend des fragments du Trio (1949) de son ancienne élève, dans son Quatuor n° 5 (1952) et Nuit (1974), la neuvième des mélodies op. 145 sur des poèmes de Michel-Ange. Sur vingt et une œuvres publiées en 1990, seuls le Trio, la Sonate pour violon et piano (1952) et l’Octuor (1950) trahissent une influence lointaine de Chostakovitch.
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, il n’existe aujourd’hui aucun témoignage écrit d’Ustvolskaya sur sa musique ! Ses rares propos recueillis proviennent des correspondances entretenues avec Chostakovitch, ou avec son élève Boris Tichtchenko. En 1960, Chostakovitch s’inquiète de son refus d’accepter une commande, une musique pour le film Krotkaïa (Une Femme douce) d’après Dostoïevski. Il sait qu’elle vit dans des conditions matérielles pénibles et l’exhorte : « C’est la fin de tout ! (…) La modestie est une grande qualité bolchévique que nous a enseignée Staline ! A ce compte-là on devrait chercher des excuses à Beethoven pour avoir eu l’immodestie d’écrire ses symphonies ! » Par une lettre à Chostakovitch datée du 3 novembre 1960, Ustvolskaya révèle que son ami, le compositeur Youri Balkachine, vient de mourir brutalement d’une crise d’épilepsie. La dépression gagne la musicienne qui, pendant près de dix ans, excepté un Duo pour violon et piano daté de 1964, ne composera pas une seule note de musique. Elle témoigne : « Je n’écris qu’en état de grâce. Ensuite, je laisse reposer l’œuvre. Le moment venu, je la révèle. Si ce moment ne vient pas, je la détruis. Je n’accepte pas de commande. » Elle reprend la composition au milieu des années 70, avec un cycle de trois Compositions de musique de chambre, aux sous-titres religieux, mais dans un sens liturgique, précise Ustvolskaya : « C’est dans le cadre d’une église qu’elles rendent le meilleur effet, sans introduction ni analyses scientifiques. » C’est qu’à l’instar de Scelsi, Ustvolskaya refuse de commenter ses œuvres : « C’est extrêmement difficile de parler soi-même de sa musique. A ma faculté d’écrire ne correspond pas nécessairement une disposition pour commenter mes compositions. Je prie tous ceux qui aiment véritablement ma musique de renoncer à toute analyse théorique. » Découverte en Occident seulement en 1986, lors des Wiener Festwochen, grâce à une exécution de son Grand duo pour violoncelle et piano de 1959, Ustvolskaya obtient une relative consécration deux ans plus tard avec la création de Symphonie n° 4, Prière à Heidelberg l’œuvre est ensuite reprise à Hambourg, au cours d’un Festival de femmes. Refusant l’invitation qui lui était faite par l’Institut des femmes compositeurs de Heidelberg de se déplacer pour assister au concert, Ustvolskaya suggère avec humour d’organiser un Festival des hommes, précisant que « l’important est que l’on joue seulement de la musique authentique et forte ».
Vouée à l’ascétisme et au dénuement volontaire, mais proche aussi du personnage violent et torturé d’Une Femme douce de Dostoïevski, la figure lumineuse d’Ustvolskaya aspire à une forme de spiritualité on n’ose prononcer le mot de sainteté, malgré l’évidente simplicité des moyens mis en œuvre dans sa musique. Ustvolskaya n’accepte aucune interview, ne va jamais à un concert et n’offre pour toute image d’elle-même qu’une vieille photographie, souhaitant que l’auditeur se concentre exclusivement sur sa musique. Par ses combinaisons étranges d’instruments piccolo, tuba et piano pour Composition i, huit contrebasses, cube de bois et piano pour Composition ii ou six flûtes, six hautbois et six trompettes pour la Symphonie n° 2, Bonheur véritable et éternel et de timbres frottés, sa musique est chargée d’une force tellurique qui gomme toute impression de joliesse ou de mélodie facile. Le son chez Ustvolskaya est bousculé, tranché net ou allongé à l’excès, répété jusqu’à l’exaspération ou décliné dans un éventail de nuances infinies. Il faut entendre dans le spasme grave et convulsif des cordes des huit contrebasses de Composition ii les effarants coups de semonce qui émanent d’une caisse de bois, pour saisir ce que cet art a d’unique, dans sa poésie méditative et sauvage.
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