Zarbi le Grec. Qu’il s’intéresse à l’origine des espèces ou à la fin du communisme, Georges Aperghis invente un art où le geste, la parole et la musique se mêlent en un étrange et furieux ballet. Le compositeur présente pendant deux soirées à Nanterre Commentaires, la nouvelle production de l’Atelier Théâtre Et Musique qu’il créait […]
Zarbi le Grec. Qu’il s’intéresse à l’origine des espèces ou à la fin du communisme, Georges Aperghis invente un art où le geste, la parole et la musique se mêlent en un étrange et furieux ballet. Le compositeur présente pendant deux soirées à Nanterre Commentaires, la nouvelle production de l’Atelier Théâtre Et Musique qu’il créait voici tout juste vingt ans.
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Allons-y de nos Commentaires même s’il y a quelque ironie à vouloir se lancer dans une exégèse de Georges Aperghis au moment précis où celui-ci consacre un spectacle à cet étrange travers de notre société qui consiste à gloser sur tout et n’importe quoi. Mais comment faire autrement ? « On est tous dans le commentaire du matin au soir : ce n’est ni bien ni mal, c’est comme ça. Dans le spectacle, c’est même assez comique : les musiques se commentent entre elles, le texte commente le texte, les acteurs commentent les musiciens, les musiciens les acteurs, etc. Et rien n’aboutit jamais. C’est un processus incontrôlable, qu’à la fin je ne contrôle plus moi-même ! C’est l’idée qu’une petite chose avec une avalanche de commentaires peut devenir aussi importante qu’une chose foncièrement importante. Le commentaire est une espèce de lierre qui bouffe la forêt. »
Il se trouve que Georges Aperghis n’est pas l’une de ces broutilles qu’une surdose de commentaires aurait élevée à la dignité de monument. C’est même un personnage tout à fait considérable dans le paysage musical contemporain. Quand l’heure sera venue de dresser les bilans et d’évaluer les mérites, nul doute qu’Aperghis méritera une place dans l’histoire pour avoir été le principal introducteur en France du « théâtre musical » cette petite bombe musicale qu’avec quelques autres (Prey, Ohana…) il dégoupilla dans les années 70 au cours de quelques mémorables festivals d’Avignon. A ce titre de gloire s’ajoutera la longue liste des spectacles qui ont su conserver au genre sa fraîcheur et sa pertinence : Enumérations, La Tour de Babel, Jojo, Faust et Rangda et, aujourd’hui, Commentaires créé ces jours-ci à Nanterre dans une version « concertante » avant d’être repris l’été prochain en Avignon sous une forme scénique.
L’histoire retiendra aussi les efforts émérites, et jusqu’ici récompensés, d’Aperghis pour toucher un public plus vaste et plus éclectique que celui de la seule musique contemporaine à la fois par son art à la croisée du théâtre, du cirque et de la musique, et par son goût d’un certain « spectacle de proximité ». L’auteur d’Enumérations n’a jamais goûté l’atmosphère empesée des salles de concert (« Elles me donnent le trac ») : il leur préfère le confort incertain des hangars de fortune. Ainsi, après l’expérience avignonnaise, notre homme s’empressa-t-il de fonder l’ATEM (Atelier Théâtre Et Musique), sorte de fédération artistico-amicale qui partit dare-dare s’implanter au-delà du périphérique, plus précisément dans la riante cité communiste de Bagnolet. Même si l’on peut rire aujourd’hui du petit côté sacerdotal de l’affaire (la-culture-pour-désenclaver-les-banlieues), il faut bien admettre que l’Atelier aura été, dès 1976, l’un des grands précurseurs de ces « troupes en résidence » qu’on voit actuellement fleurir aux quatre coins de France. « C’était une utopie totale, se souvient Aperghis. L’ATEM était une retombée directe de 68. L’idée d’aller au-devant des gens et de leur offrir des spectacles dont ils n’avaient pas l’habitude a donné de bons résultats. Mais, peu à peu, le fonctionnement a fini par devenir un peu étouffant. La salle de Bagnolet une ancienne salle de yoga reconvertie avait ses limites et on avait fait le tour des possibilités avec les quelque 300-400 fidèles du quartier des gens qu’on voyait tous les jours et qui nous disaient ce qu’ils avaient pensé du dernier spectacle, s’ils avaient préféré le précédent, etc. Ici, à Nanterre (le Théâtre des Amandiers où l’ATEM est établi depuis 1991), on a un peu perdu ce contact, mais on a gagné de l’espace, un public plus vaste, la possibilité de développer une politique de commandes à d’autres compositeurs comme Heiner Goebbels, Dusapin ou Richard Dubelski. »
L’un des premiers spectacles créés à Bagnolet, La Société adoucie, était basé sur la lecture d’extraits du bulletin municipal. C’est un exemple parmi d’autres de l’étonnante faculté d’Aperghis à faire musique de toute chose. Comme Kagel, Aperghis fait son miel de tout, trouve ses idées dans les recoins les plus improbables. C’est un fouilleur de bibliothèques, un esprit fouineur et livresque, amateur fervent et quasi invétéré de catalogues et autres inventaires, capable de faire des avatars de la lettre H (H, litanie musicale et égalitaire) ou des délices de l’évolution darwinienne (Sextuor) quelque chose de passionnant. Comme le souligne Catherine Clément, sa collaboratrice de longue date (elle a signé le livret de Tristes tropiques, opéra d’après Lévi-Strauss qui sera créé en septembre prochain à Strasbourg) : « Georges ferait musique avec le cours du Dow-Jones, une séance du Parlement, des tables de multiplication, la Critique de la raison pure, et même la mort quand il le faut. » On pourrait ajouter : la psychanalyse (Histoire de loups), la fin des idéaux communistes (L’Echarpe rouge), l’anthropologie (Un Musée de l’homme)… Le tout est de savoir comment il fait musique de tout cela : plutôt bien, cela va sans dire. Car si chaque œuvre d’Aperghis est découverte, elle est aussi démonstration de style et de virtuosité. La langue, le geste, la musique s’y mêlent inextricablement, composant de folles trames bariolées et absurdes comme si la compagnie Grand Magasin avait pris des cours de musique avec Stockhausen (on schématise).
Aperghis fait parfois appel à des librettistes mais, la plupart du temps, il écrit ses textes lui-même, ou plutôt les balbutie, les bégaye, les ahane : rançon d’un art où le texte est musique, indescriptible javanais qui est l’une des plus constantes signatures du musicien. Précision : cet homme qui triture la langue, en invente de nouvelles, est d’origine grecque né Yorgos Aperghis en 1945 à Athènes. Il s’est établi définitivement en France en 1963 pour fuir le régime des colonels. On s’est toujours demandé si ce rapport particulier avec les langues avait à voir avec son ancienne condition d’exilé. « Oui, sûrement, ça doit venir du fait que je suis étranger, acquiesce Aperghis de sa voix grave et douce ourlée d’une pointe d’accent hellène. Et puis ça doit être un truc un peu psychanalytique, ce besoin de rompre avec ma langue maternelle. Quand je suis arrivé en France, j’ai voulu apprendre à écrire le français sans faire de fautes, à lire Rabelais dans le texte… J’adore le vieux français, c’est une langue qui m’a beaucoup apporté. Quand je l’ai découverte, j’étais assez nostalgique de ces sonorités rugueuses, pleines de consonnes, comme des galets. J’ai essayé de concasser les choses pour retrouver cette musicalité. » L’ATEM sert aussi à cela : à créer de toutes pièces une langue musicale, à réinventer la parole, avec ce que cela suppose de virtuosité et d’exigence. Qui n’a jamais vu travailler Aperghis avec ses interprètes n’a pas idée du petit miracle qui s’opère à chaque fois. Structure variable, l’ATEM se renouvelle au gré des besoins, fédérant les énergies et les talents autour du petit noyau central de quatre personnes. Ainsi de fortes personnalités ont-elles défilé à Bagnolet et à Nanterre depuis 1976, de Michael Lonsdale à Michel Portal en passant par Edith Scob (la femme du compositeur) et Martine Viard, l’inoubliable créatrice de Récitations (1978), à ce jour le plus grand succès d’Aperghis (l’œuvre fut même inscrite au programme du bac musique).
Georges fait musique de tout et même de musique. Si vous lui demandez poliment, il s’exécute : il quitte le cocon amical de l’ATEM, s’enferme dans la solitude et brosse de grandes pages lyriques où perce sa nature profonde de musicien. C’est aussi le travail normal du compositeur, mais on oublie trop souvent qu’Aperghis est aussi capable de ça. Ses pièces instrumentales en attestent, comme L’Adieu, Triangle carré (pour quatuor à cordes et percussions) ou, dans le registre vocal, ce volubile Sextuor sur « l’origine des espèces » récemment paru en CD qui prouve, si besoin était, que lémurs ont des oreilles. C’est d’ailleurs à Mozart, Schumann ou Schubert plus qu’à Barthes ou Lacan qu’il emprunte naturellement ses exemples quand on le presse de définir sa démarche créatrice, comme si, in fine, c’est à ces grands dispensateurs de beauté qu’il s’assimilait le plus volontiers. « Quand j’écoute un concerto de Mozart, j’ai parfois l’impression de tout comprendre : pendant un moment, je sais exactement ce qu’il veut dire, je pourrais le transcrire en mots. Le lendemain, devant la même œuvre, je suis complètement paumé. C’est cette superposition d’écoutes, cette espèce de voix baladeuse qui accompagne la musique, qui m’intéresse. C’est exactement ce que je voudrais faire avec ma musique par rapport au théâtre : simplement l’accompagner, et laisser au spectateur assez de liberté pour qu’il puisse aussi se fabriquer ses propres chemins parallèles. Dans Bach, c’est autre chose : le début de la Passion selon Saint Jean, par exemple, présente un mélange très bizarre de logique et de folie totale. C’est comme si on avait mélangé Van Gogh et Dürer. C’est quand même la musique d’un type très allumé, non ? » Sans commentaires.
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