Aloïse Sauvage, Dominique A, Brigitte Fontaine, Benjamin Biolay, Camélia Jordana, Miossec et Hamé donnent leur vision d’un pays en pleine crise sociale.
Aloïse Sauvage “S’aimer tous pour nos potentiels variés”
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Comment ça va, la France ?
Ça dépend où, à quel moment et pour qui. Parfois, quand je dézoome de la France, je dirais qu’elle va plutôt bien. D’après le « Democracy Index » publié par The Economist il y a quelques jours, il faut rappeler qu’on a la chance de vivre dans une “full democracy”, ce qui est réservé à une minorité de pays (22 pays sur 160) et, surtout, dans un monde qui a atteint son plus bas niveau depuis que l’étude existe (Trump et Bolsonaro n’y sont pas pour rien…). De l’autre côté de l’Atlantique, le Président parade avec les militants anti-avortement. Je crois qu’on mange encore bien, qu’on a de bien belles régions et on peut passer en quelques heures de la plage à la montagne. Bref, un beau pays, isn’t it ? Ensuite, si on zoome, c’est souvent là que tout se corse…
Qu’est-ce qui ne va pas ?
Que le taux de pauvreté et les inégalités aient augmenté en 2018, avant la crise des Gilets jaunes. La société se fracturera si on n’arrive pas à inverser la tendance.
Que les violences policières existent encore sans prise de position forte de la justice.
Que la Manif pour tous existe toujours. Devons-nous citer tous les débordements LGBTphobes ayant eu lieu ?
Que le patriarcat ait encore de beaux jours devant lui.
Que la PMA soit encore un débat. Et que celle-ci ne soit remboursée qu’aux couples infertiles. Donc seulement aux hétérosexuels, n’est-ce pas ?
Pour ce qui est de l’environnement, il faut que les citoyens s’approprient la transition bas carbone : trop de personnes continuent à se chauffer au fioul ou à rouler plus de 20 000 kilomètres par an sans avoir le moindre sentiment de culpabilité. Or nous détruisons tous la planète !
Qu’est-ce qu’on peut faire ?
Il faut s’unir, pour de vrai et pour de bon, qu’on se parle plus, qu’on recrée du lien humain : plus de démocratie participative d’un point de vue politique (au niveau environnement, la Convention citoyenne pour le climat est un très bel exemple de ce qu’il faut réinventer.) Eduquer les gens sur la richesse de notre humanité. S’aimer tous pour nos potentiels variés, nos belles différences, nos singulières forces. Réinventer la présence de l’Etat dans les territoires ruraux pour limiter les fractures d’accès à l’information : j’adore l’exemple de ce camping-car qui parcourt la campagne pour aider les gens dans leurs démarches administratives. En 2022, chaque département devra être doté d’une structure itinérante, c’est une superbe initiative. Continuer à se battre pour nos droits et non pour enlever ceux des autres ! Sororité, fraternité, entraide, let’s go, let’s go ! Propos recueillis par Carole Boinet
Album à paraître Dévorantes (Initial/Universal)
Dominique A “Nous sommes condamnés à nous mobiliser”
En tant qu’artiste, je me sens un peu éloigné des luttes sociales, même si je comprends parfaitement la colère, l’angoisse et les préoccupations des gens. J’habite une ville (Nantes – ndlr) qui est à l’avant-garde des luttes en général.Le climat actuel est détestable et quasi insurrectionnel, même s’il faut se méfier des adjectifs à l’emporte-pièce.C’est la résultante d’une politique de droite qui avance masquée et d’un discours en off de plus en plus choquant et prégnant, notamment par rapport au déclin prétendument inexorable des zones rurales pour laisser partir les choses à vau-l’eau – comme si le mouvement des Gilets jaunes n’avait pas servi à ouvrir les yeux du gouvernement. Que le logiciel idéologique soit aussi bloqué et hermétique relève, selon moi, du déni total de réalité. Certains politiques sont évidemment conscients des événements, mais c’est généralement le sentiment d’impuissance et la volonté de conserver des privilèges acquis qui prédominent chez eux.
En tant que citoyen, je suis acteur et engagé dans le collectif Des liens, initié en 2016, un an avant l’élection de Macron. Une fois qu’il a été élu, nous avions conscience qu’il nous restait cinq ans pour nous retrousser les manches. Il n’y a pas de fatalité à l’avènement du Rassemblement national au pouvoir, sinon ce serait la fin des haricots. Même si je n’ai jamais considéré que Macron apporterait du mieux à ce pays, et surtout pas en matière de lutte contre la précarité. Il faut toujours rappeler ce chiffre ahurissant : il y a 9 millions de pauvres en France.
Les problèmes sont innombrables. Au-delà de la question des retraites, quelle est l’existence proposée aux gens ? C’est moins la question de l’âge pivot qui me semble importante que celle du mieux vivre. Le bonheur est rarement mis en avant dans le discours des politiques. C’est pourtant un droit fondamental, même si ça peut paraître naïf ou “hamonesque” de le dire. Il faudrait arrêter de mettre uniquement les questions économiques au centre des débats et imaginer plus de métiers valorisants pour les gens.
Aujourd’hui, j’ai très peur de nous, électeurs de gauche, en 2022. J’irai évidemment voter contre la candidate avérée du Rassemblement national. Les cartes ne sont d’ailleurs pas complètement jouées pour qu’elle soit au second tour de la présidentielle. Le feu couve vraiment. Et les mots anticipent souvent les actes. Nous sommes condamnés à nous mobiliser collectivement. C’est seulement la mobilisation citoyenne qui parviendra à faire bouger les lignes politiques. Propos recueillis par Franck Vergeade
Dernier album paru La Fragilité (Cinq7/Wagram)
Brigitte Fontaine : “Que Macron aille chier ailleurs”
Dans quel état est la France ?
(Ricanements) Comme toujours, c’est pourri. Macron est pourri. Qu’il aille chier ailleurs. Je n’aime pas son arrogance, son ignorance des gens de son pays. C’est un banquier, pas un président. D’ailleurs, on n’a pas besoin de président, on n’a qu’à se démerder tout seuls, comme des grands. Je serais pour un collège mouvant, et tout le monde pourrait participer. Je suis contre les pouvoirs, je suis une anarchiste primitive ! Je porte un regard de myope sur la France. Je suis myope.
Sur le titre Vendetta, vous attaquez violemment la masculinité toxique. C’est un constat sur la société française ?
Du patriarcat en tout cas. C’est la peste du monde. J’ai toujours soutenu les meufs. Mais pas dans la féminisation des mots ! Qu’on ne me traite pas d’écrivaine ! On ne dit pas “un” girafe ! Il y a toujours eu des femmes écrivains, or on dirait qu’elles le découvrent seulement maintenant. Ça me met en rage. Il y a plus grave, comme les mecs qui tuent leurs femmes.
Comment être libre ?
Personne n’est libre. En tout cas pas moi. Je ne sais pas quoi dire aux gens, enfin si aux petites filles : apprenez le karaté ou le kung-fu pour vous défendre ! C’est un conseil d’amie. Vive la lutte armée, assez parlementé ! Si j’étais au Japon, la pire des misogyneries, ou dans un pays arabe, je prendrais les armes contre les hommes. Ça ne s’est jamais fait ou bien on nous l’a caché ? Propos recueillis par Carole Boinet
Dernier album paru Terre Neuve (Verycords/Warner Music)
Benjamin Biolay “C’est la fin de la Ve République”
La France n’a jamais été aussi divisée et les Français sont légitimement excédés et fatigués de tout. Et l’explication tient en partie à l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir en mai 2017. Certes, c’est un génie du jeu d’échecs et de la politique politicienne, mais il s’est avéré un assez piètre président.
Pendant la campagne présidentielle, Macron a lui-même mis le ver dans le fruit en décrétant la fin des clivages politiques, qui signifie la fin du débat démocratique. Il n’y a plus aucun marqueur politique, idéologique et social de la part de la gouvernance. D’ailleurs, le gouvernement d’Edouard Philippe n’a rien compris au mouvement des Gilets jaunes depuis l’automne 2018. Les Français de droite comme les Français de gauche sont profondément déçus, en ayant le sentiment – à tort ou à raison – qu’on leur a menti.
Macron a construit un animal politique qui fonctionnerait dans un régime présidentiel à l’américaine, pas dans un régime parlementaire comme le nôtre. Le mal est très profond. Sans être un oiseau de mauvais augure, on assiste à la fin de la Ve République. Impossible de savoir ce que cette grave crise de régime va produire, surtout à l’horizon de 2022. Propos recueillis par Franck Vergeade
Dernier album paru Songbook avec Melvil Poupaud (Polydor/Universal)
Camélia Jordana « Un fossé extraordinaire »
La France est, je crois, à l’image de notre époque. A chaque jour son scandale, son débat, et le pays entier qui partage son petit avis vu de sa petite fenêtre. Un fossé extraordinaire se creuse entre le peuple et les gens de pouvoir. J’ai le sentiment qu’il n’a jamais été aussi vaste. Peut-être que la présence des réseaux sociaux dans ma vie influence pas mal sur l’ampleur que prennent les choses mais il est vrai que la colère subsiste, voire grandit, jour après jour.
Des gens ont faim, d’autres ont peur, pour beaucoup les deux dominent. Il est rare de penser le cœur léger que le pays se soulève petit à petit. De manière hebdomadaire, la France gronde dans les rues. L’esclavagisme contemporain infuse le monde du travail, le monde tout court, et le charme des cinq semaines en deux-chevaux s’évapore doucement, comme le son des vagues d’une Côte d’Azur lointaine, aussi lointaine que la jeunesse de mes parents dont le souci de trouver du travail (quoiqu’ils soient quand même arabes et en aient toujours bien eu la gueule) était en fin de liste.
Aujourd’hui, en France, le capitalisme dévore les gens de plus en plus violemment, beaucoup de gens n’ont pas été assez éduqués pour au moins trier leurs ordures, des hommes tuent des femmes – paraît-il parce qu’ils les aiment –, des policiers tuent des hommes noirs – paraît-il parce qu’ils sont dangereux –, et le cinéma français soutient Roman Polanski.
Après avoir perdu leur maison, leur terre, leur pays, leur famille, des femmes, des hommes, des enfants, des vieillards, pour beaucoup réfugiés politiques, sont rejetés du pays qui se vante aux yeux du monde d’avoir pondu la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Un brouhaha inaudible raconterait que, pour certains, c’est plus recevable que pour d’autre parce qu’ils sont mineurs. Comme si leur peine avait elle aussi une majorité à laquelle elle s’évaporerait, dépendant toujours du côté de la frontière d’où le peiné se trouve.
On peut s’engager à une échelle citoyenne. Nous devons faire le travail d’un gouvernement qui ne travaille pas pour le peuple mais pour des accords dealés avec des lobbys. Et quand on fait partie de l’Académie des César, voter pour des films qui n’ont pas été fabriqués par un homme reconnu coupable par la justice d’abus sexuel sur mineure. Comme dans n’importe quel corps de métier, avoir conscience de la responsabilité de ne pas fermer les yeux, de ne pas cautionner le silence face à des actes criminels. Propos recueillis par Carole Boinet
Dernier album paru LOST (Arista/Sony)
Miossec : “Je ne vois pas de sortie de crise”
Après vingt-cinq ans de tournées, la France n’est plus le même pays. Il y a des bidonvilles aux abords des grandes villes, les bistrots et les petits commerces ont disparu, on n’entend plus les oiseaux et il n’y a plus de bestioles sur les pare-brise. Le constat est terrible. On parle d’un pays développé qui abrite plus de 300 000 personnes sans papiers – un chiffre ahurissant.
Une partie de la population ne peut ainsi être ni régularisée ni expulsée. La politique française ne se résume plus qu’à un vaste débat sur l’immigration et au duel Macron-Le Pen. On hallucine avec nos yeux éberlués. Sans parler de l’Etat qui, d’une certaine manière, devient fou avec les débordements répétés des forces de l’ordre. Au point que la République n’est plus respectée.
Au-delà du conflit social qui dure depuis deux mois, le mouvement des Gilets jaunes entamé à l’automne 2018 est jubilatoire. C’est la France des canapés qui a décidé de se lever. Ce sont des gens que l’on ne voyait même pas dans les bistrots. Les Gilets jaunes ont été un révélateur au sens photographique du terme : les invisibles ont été enfin révélés à la lumière.
Aujourd’hui, je ne vois pas de sortie de crise, à moins d’une violente explosion. C’est comme si la science-fiction avait soudain dépassé la réalité. Plus rien n’est impossible. L’époque gronde et personne n’en connaît l’issue. Si le facteur de la Poste est le bon baromètre, alors le mien est catastrophé par le moral ambiant.” Propos recueillis par Franck Vergeade
Dernier album paru Les Rescapés (Columbia/Sony)
Hamé (La Rumeur) : “Un risque insurrectionnel qui peut aboutir au pire comme au meilleur”
La France est plongée dans un état de sinistrose générale et de désillusion totale. Des franges de plus en plus larges de la population subissent le déclassement, la précarité et une paupérisation par lesquels elles se croyaient jusqu’ici épargnées. Le fameux modèle français tombe en lambeaux. L’avenir de nos enfants s’assombrit de jour en jour. Le diagnostic est autant partagé par les personnes qui en souffrent que par celles qui sont censées trouver des solutions.
Les Gilets jaunes et l’actuel mouvement social appartiennent à un cycle historique dans lequel on ne fait que rentrer, avec une phase d’accélération depuis les présidences Hollande puis Macron. Il y a un risque insurrectionnel qui peut aboutir au pire comme au meilleur. Sur le plan idéologique, la boîte à outils semble en panne. Et l’offre politique est atomisée depuis la décomposition des partis. Ceux qui nous gouvernent paraissent quasiment dématérialisés.
Etant issu de l’immigration et des quartiers populaires, j’ai l’impression que beaucoup découvrent ce que l’on vit depuis plusieurs décennies, notamment par le prisme de mon expérience artistique avec La Rumeur. Je n’en tire aucune gloire, mais je ne suis qu’à moitié étonné de ce que vit la France. Depuis très longtemps, on brasse et on formule des propositions sociales, économiques, administratives, éducatives et même judiciaires avec les dérives et la répression policière que l’on connaît…
En 2005, quand les banlieues françaises se sont révoltées après la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, c’est toute une génération qui a été impactée par la massification du chômage, le travail précaire et les discriminations. Aujourd’hui, une grande masse de Français blancs est en train de se ‘quartieriser’.” Propos recueillis par Franck Vergeade
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