En 1972, David Bowie donne un concert Greyhound Club de Croydon alors que son album « The Rise and Fall of Ziggy Stardust and the Spiders From Mars ». Un événement fondateur, une parenthèse miraculeuse. Récit.
S’il est un concert que je ne risque guère d’oublier, c’est bien celui-ci. 1971 : je suis coincé dans une lointaine banlieue de Londres et combats la grisaille – celle des lieux comme celle des cieux – en dévorant chaque semaine le Melody Maker, Sounds et le New Musical Express.
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Miracle des early seventies: non seulement le rock affiche une santé insolente, mais il ignore l’esprit de chapelle ; passer des Who à Van Der Graaf Generator, de Procol Harum à Alice Cooper ou de Captain Beefheart au Grateful Dead ne pose pas l’ombre d’un problème. En une année scolaire – autant dire un long hiver – j’ai eu, durant les week-ends, le loisir d’assimiler les rudiments du discours en vogue à la sortie de la Roundhouse, du Marquee et du Royal Albert Hall – un discours à base de superlatifs extatiques, dont les plus en vogue sont « too much » et « far out, man ! ». Nanti de ce pécule conceptuel et d’un minimum de capacité d’autosuggestion, rien de plus facile que de se persuader qu’un week-end dans la gadoue d’un festival des Midlands est une expérience exaltante, que l’avènement du solo de batterie – tendance jazz rock – est de nature à faire trembler les fondements de la culture bourgeoise ou que les doigts de Jeff Beck et Jimi Page détiennent les clés d’un monde meilleur. Puis vient l’été 1972, accompagné d’un miracle.
En ce dimanche 25 juin, David Bowie est avant tout un sourire. Un sourire d’une chaleur contagieuse : alors que tout guitariste qui se respecte porte alors sur ses épaules le destin de la planète – et affiche en conséquence un sérieux pontifical – Bowie se marre. Se marre et bouge, comme personne. Quand il monte sur la scène du Greyhound Club de Croydon – où un groupe de première partie baptisé Roxy Music a tout juste terminé son set – il vient d’apprendre que son nouvel album, The Rise and Fall of Ziggy Stardust and the Spiders From Mars, est en route pour le Top Twenty.
Fini, l’interminable marathon : après des années de persévérance, de réinventions de soi et de voltes faces musicales, – son premier single remonte à 1964 – c’est en sprinteur que Bowie achève sa course vers la gloire. De quoi déclencher une réaction en chaîne : la vague d’euphorie qui balaie le Greyhond – à la sortie, on assistera à un défilé de visages rêveurs et ravis – n’est que le signe avant-coureur d’un raz de marée. Car Bowie et son avatar Ziggy comblent un vide. Pour l’Angleterre en proie aux grèves et aux coupures d’électricité, il est grand temps de découvrir un nouvelle source d’énergie pop : les Beatles appartiennent aux livres d’histoire, les Stones, en froid avec le fisc, sont en exil, la folie T. Rex est interdite aux plus de seize ans, le retour à la terre – avec génuflexion obligatoire devant le Harvest de Neil Young – s’accompagne d’un risque de rhumatismes précoces. Voire de sénilité anticipée.
Les ciseaux ayant servi à tailler les cheveux de Bowie – depuis peu courts et couleur carotte – vont, pour le rock hirsute, être ceux de la Parque. Au lieu de s’évertuer à ressembler à Jerry Garcia, une génération entière rajeunit d’un coup, et entrevoit d’autres modèles. Ou plutôt un modèle multiple, qui synthétise Eddie Cochran, Iggy Pop, Judy Garland, Andy Warhol et Lou Reed : pour l’immense majorité des spectateurs présents au Greyhound – moi le premier – la découverte du Velvet Underground passe par la version de I’m Waiting For the Man qu’interprète ce soir là Bowie. Une version hyper sensuelle, dans laquelle le deal d’héroïne s’efface au profit d’un rendez-vous galant. On peut varier les images – trip express ou coup de foudre collectif – mais une évidence demeure : un concert des Spiders From Mars, nul n’en sort indemne.
En ouverture, Hang On To Yourself – soit « accrochez-vous« . Le décollage est effectivement brutal, et va mener très loin, aux confins du système solaire. C’est dans un cinéma – celui de Life On Mars, sur l’album Hunky Dory – que Bowie a pour la première fois joué avec l’hypothèse d’une vie extraterrestre ; en en faisant l’argument de son nouveau 33 tours, il donne naissance à des légions d’apprentis martiens. Lesquels, loin d’être de petits hommes verts, se juchent sur des bottes à semelles compensées – les indispensables platform boots de l’ère glam – et promènent leur casque roux au milieu des étoiles.
Dans Sufragette City, Bowie loue les talents d’une fille qui a fait à son dos de drôles de choses – « That mellow thighed chick just put my spine out of place ». De drôles de choses, l’androgyne Bowie lui-même en fait à pas mal de monde. Aux minorités sexuelles – que mettent en appétit la fellation mimée à chaque concert sur la guitare de Mick Ronson -, aux fans de comédies musicales, aux esthètes épris de Pop Art, aux gamins en mal de gourou glam, aux amateurs de jolies robes (pour Space Oddity, tunique blanche, tabouret et guitare sèche sont de sortie) et à tous ceux qui découvrent avec Ziggy Stardust les joies du rock high energy – soit d’une déclinaison théâtralisée, raffinée et merveilleusement accessible de la musique des Stooges ou du MC 5. Ici naît la première mouture du punk anglais – un punk cultivé, licencieux, leste et ludique.
En l’espace d’un mois, Ziggy est sur tous les tourne-disques. Sorti six mois plus tôt, Hunky Dory l’y rejoint bientôt, avant que les albums produits par Bowie – Transformer de Lou Reed, Raw Power des Stooges, l’album éponyme de Mott The Hoople – ne s’invitent sur l’étagère la plus excitante des discothèques, celle où The Velvet Underground & Nico et Fun House ont désormais toute leur place.
Les années suivantes, Bowie s’égarera dans un blizzard de cocaïne, puis s’en sortira pour vivre – et inspirer – d’autres aventures. Je le reverrai sur scène en mince duc blanc ou en pop star planétaire enchaînant la scie Let’s Dance et la perle China Girl, sans qu’aucune de ces métamorphoses n’altère le souvenir de l’apparition Ziggy, de l’excitation d’assister dans une salle minuscule à l’épanouissement d’un talent majuscule, du bonheur de partager l’euphorie d’une star à peine éclose, de la jouissance procurée par une leçon de songwriting doublée d’un pur moment de rock’n’roll, de la reconnaissance due à un artiste qui, en un concert, m’aura davantage appris que les œuvres complètes de Guy Debord ou Greil Marcus. Et puis, quelles jambes…
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