A l’occasion de la parution du hors-série 1969 – une année de rêves et de révolutions – abordons le troisième thème principal, dédié à Bowie. Deux ans après l’échec de son premier album, l’icône en devenir se convertit au folk-rock et publie Space Oddity. Si le disque passe inaperçu à sa sortie, son single incontournable offre à son auteur un premier vol vers la gloire.
Le compte à rebours est lancé. Ce n’est plus qu’une question de secondes avant que le module de la NASA ne se pose sur la Lune. Au soir du 20 juillet 1969, tous les regards sont tournés vers les postes de télévision. Les programmes diffusent en boucle les exploits de la mission Apollo 11. Pour habiller ses génériques, la BBC choisit Space Oddity, un single inédit composé par un certain David Bowie, sorti quelques jours auparavant.
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Bande-son sidérale
Sur fond d’accords d’une douze cordes soutenus par un rythme de batterie martiale et le bourdonnement d’un Stylophone, la voix du jeune Anglais de 22 ans livre ses instructions de dernières minutes. “Ground Control to Major Tom”, répète-t-elle, avant d’ordonner à son interlocuteur d’avaler ses capsules de protéines et d’enfiler son casque. Le morceau met en scène l’envoi d’un astronaute dans l’espace, le Major Tom, et s’appuie sur le dialogue entre le poste de commande au sol et l’émissaire. Alors que la tension monte crescendo, amplifiée par la présence d’un mellotron doublé d’un orchestre, le Ground Control célèbre la réussite des opérations et invite le héros à s’aventurer hors de son vaisseau spatial. Encouragé par un tel enthousiasme, l’astronaute s’exécute. Seul à mille lieues de la Terre, il commence à s’interroger sur sa condition et son utilité, et finit par errer éternellement dans le vide sidéral à la suite d’une anomalie technique.
Pour la chaîne de télévision britannique – qui semble avoir omis de percevoir le destin tragique du Major Tom –, Space Oddity tombe à point nommé en raison de son thème qui colle à l’actualité. Forte de cette utilisation lors de l’alunissage d’Apollo 11, la chanson est bien accueillie et ira jusqu’à atteindre la cinquième place du Top 100 en septembre. Dans la foulée, David Bowie est invité à se produire à Top of the Pops pour son premier passage, une prestation encore loin d’égaler son apparition légendaire en Ziggy Stardust dans l’émission du 6 juillet 1972.
Porté par un single à succès, le deuxième album du musicien, sobrement intitulé David Bowie, et publié le 14 novembre 1969 en Angleterre, ne réussit pourtant pas à faire décoller ses ventes. Sorti aux USA sous l’appellation Man of Words/Man of Music en février 1970, le disque passe encore plus inaperçu. Il faut attendre la réédition de 1972, période de gloire de Ziggy et de ses Spiders from Mars, pour que l’album, définitivement renommé Space Oddity, soit quelque peu réhabilité par le public.
Phases d’apprentissage
A y regarder de plus près, ce n’est pas un hasard si la future icône choisit au départ de baptiser son deuxième disque David Bowie, comme le premier. Avant d’exploser dans sa période glam début 1972, le jeune David Robert Jones s’était longtemps cherché. Initié très tôt au jazz et aux écrits de la Beat Generation par son demi-frère Terry, il passa la majeure partie des années 1960 à “absorber telle une éponge” une multitude d’influences.
Après avoir fait ses premiers pas comme saxophoniste, puis comme chanteur (au sein des Konrads, King Bees, Manish Boys, Lower Third et autres formations en tout genre), il publia un premier album en juin 1967 sous son propre (et nouveau) nom. Malgré un faible de jeunesse pour Little Richard, un passage par le rhythm’n’blues en pleine période Mod et la découverte du Velvet Underground l’année précédente, David Bowie finit par proposer un disque désuet, alternant entre music-hall et vaudeville, influencé aussi bien par Scott Walker et Anthony Newley que par les Kinks et Syd Barrett. Empêtré dans cette quête d’identité, l’album se solde par un échec. Son auteur, désabusé, n’a pas d’autre choix que de le renier.
Avec son environnement sonore mystérieux et grandiose, sa trame musicale mouvante et ses harmonies vocales théâtrales, Space Oddity synthétise tout le talent d’auteur-compositeur de Bowie.
Les mois suivants, Bowie préfère s’intéresser à la comédie, sans pour autant mettre un terme à sa carrière musicale. Sous la houlette du chorégraphe Lindsay Kemp, il se consacre aux techniques de scène, telles que la danse et le mime, et développe un goût prononcé pour la théâtralité, influence majeure que l’on retrouvera dans son travail à partir des années 1970. Avec sa petite amie de l’époque Hermione Farthingale, rencontrée pendant les cours, Bowie monte un groupe de musique pluridisciplinaire baptisé Feathers. Le couple, rejoint par le guitariste John Hutchinson, élabore des spectacles où poésie, mime et musique folk occupent une place prépondérante. Fin 1968, sur l’avis de son manager, Bowie compose de nouveaux morceaux pour les besoins d’un film promotionnel, Love You Till Tuesday. Parmi les titres figure déjà une première version de Space Oddity.
A la suite d’une rupture amoureuse, il s’installe dans la banlieue sud de Londres et cofonde le Beckenham Art Labs, sorte de laboratoire des arts proposant des ateliers divers. Au fil des mois, il peaufine ses compositions et multiplie les sets pour y roder ses nouveaux morceaux. Les costumes et la coupe de cheveux Mods ont été depuis longtemps remisés au placard. David Bowie a les cheveux longs, frisés, porte des vêtements amples et ne quitte jamais sa douze cordes. Pour faire court, son prochain album sera résolument folk. Et il s’appellera David Bowie, comme pour se plaire à croire que rien n’avait existé jusqu’ici.
La pochette du disque, paru en novembre 1969, exhibe le visage androgyne d’un Bowie (déjà) métamorphosé. Les titres qu’il réunit le sont tout autant. Ici, le trop-plein d’influences du premier album a été digéré. L’ensemble devient plus cohérent avec des compositions folk-rock mêlées à des restes de la mouvance psychédélique, alors sur le déclin. A côté des dylanesques Unwashed and Somewhat Slightly Dazed et God Knows I’m Good, certains titres s’étirent au gré des mélodies qui témoignent d’un nouveau degré de sophistication des compositions. On pense à Wild Eyed Boy from Freecloud, au somptueux Cygnet Commitee, sur lequel Bowie clame toute sa défiance envers le mouvement hippie, et Memory of a Free Festival, où la fin des années 1960 résonne déjà comme un doux souvenir.
Comme une résonance au compte à rebours de la mission Apollo avant son alunissage, le décompte du Ground Control ne pouvait que suggérer l’envol imminent de David Bowie.
Naissance du mythe
Si cet album peut être perçu comme un nouveau départ, il restera gravé dans les mémoires comme étant le premier disque de David Bowie produit par Tony Visconti. Par la suite, le producteur américain deviendra le plus fidèle collaborateur du musicien, officiant sur la majorité de ses oeuvres. Les deux compères se rencontrent en 1968 par le biais de leur ami commun Marc Bolan, pour qui Visconti a produit les albums de son groupe Tyrannosaurus Rex (les futurs T. Rex). Ensemble, ils travaillent sur quelques morceaux, puis Bowie finit par lui proposer d’être aux manettes de son deuxième album. Ironiquement, Visconti refuse de produire le titre Space Oddity, jugé trop opportuniste selon lui, surfant sur le contexte spatial de l’époque.
Pour ce morceau, il préfère céder la place à son assistant, Gus Dudgeon. Celui-ci, inspiré par le film de Stanley Kubrick, 2001 : l’odyssée de l’espace, brouille les genres du single qui s’avère le chef-d’oeuvre du disque. Avec son environnement sonore mystérieux et grandiose, sa trame musicale mouvante et ses harmonies vocales théâtrales, Space Oddity synthétise tout le talent d’auteur-compositeur de David Bowie. Si ses interprétations divergent – certains aiment à penser que le morceau est avant tout la métaphore idéale d’un trip –, la chanson préfigure déjà les thèmes récurrents de Bowie : la science-fiction, l’aliénation, l’isolement et la folie.
Surtout, il donne vie au premier personnage de l’artiste, Major Tom. Destiné à l’errance et à la solitude éternelle dans l’univers, l’astronaute réapparaîtra sous les traits d’un junkie en 1980, sur Ashes to Ashes, puis quinze ans plus tard sur le remix de Hallo Spaceboy. “Major Tom compte énormément pour moi, observait Bowie à la fin du documentaire The Last Five Years. C’était la première fois que je créais un personnage crédible. C’est un événement pour un auteur. Il a précédé tous les autres et conserve une place à part. Au moins pour moi.” Peu de temps avant sa mort, Bowie laissera même planer le doute sur un éventuel clin d’oeil au Major Tom, en faisant apparaître un squelette vêtu d’une combinaison spatiale dans le clip de Blackstar.
Personnage emblématique, mélange des genres et des influences, interprétations diverses… Si les planètes parmi lesquelles flottait le Major Tom n’étaient pas encore tout à fait alignées pour assurer à Bowie un succès immédiat et durable, Space Oddity posait déjà les bases de l’impressionnante carrière de son auteur. Comme une résonance au compte à rebours de la mission Apollo avant son alunissage, le décompte du Ground Control ne pouvait que suggérer l’envol imminent de David Bowie, qui est devenu l’une des icônes majeures de ces cinquante dernières années. “There’s nothing I can do”, s’exclamait le Major Tom. C’était inévitable.
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