Les tubes de Britney Spears, Rihanna ou encore Katy Perry sont nés dans les cerveaux experts d’une poignée de producteurs méconnus : Denniz PoP, Stargate, Max Martin… Qui sont-ils ? Comment trouve-t-on la formule du hit parfait ? Reste-t-il encore un peu de magie dans l’industrie de la pop mainstream ? Autant de questions qu’adresse John Seabrook, journaliste au New Yorker, dans le passionnant « Hits! Enquête sur la fabrique des tubes planétaires ».
Baby One More Time n’a pas été écrite par Britney Spears. Umbrella n’est pas née dans l’esprit de Rihanna, pas plus que Teenage Dream dans celui de Katy Perry. Si tout le monde s’en doutait un peu, John Seabrook, journaliste au New Yorker, a décidé de gratter le vernis pour dévoiler les coulisses de l’industrie de la pop mainstream dans Hits ! Enquête sur la fabrique des tubes planétaires. Objectif : comprendre où et comment naissent ces tubes martelés à la radio, qui finissent par s’inscrire dans la culture populaire et dans l’imaginaire collectif.
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Baby One More Time : merci Max Martin
Conçu par un génie du nom de Max Martin (Sandberg pour l’état civil), un producteur suédois aux cheveux longs, Baby One More Time est à l’origine destinée à TLC. Mais le trio de r’n’b américain la refuse, tout comme la chanteuse Robyn, avec qui Max Martin collabore pourtant depuis longtemps (« Je voulais vraiment voler de mes propres ailes » dira-t-elle).
Entre temps, Martin a été appelé à la rescousse par le label Jive Records, qui vient de signer une ado américaine passée par le Mickey Mouse Club, et qui cherche désespérément un tube à lui mettre entre les cordes vocales. L’occasion de lui refourguer Hit Me Baby One More Time. « Une chanson sur l’obsession : en moins de deux secondes, elle vous accroche, non pas une fois mais deux. D’abord avec ses trois notes d’ouverture au piano (si bémol, do, do), puis avec les premiers mots de Britney, lancés dans un râle mi-boudeur mi-séducteur, « Oh baby-bay-bee » » décrypte Seabrook.
Il y a cependant un petit problème : dans l’esprit de Martin, dont l’anglais n’est pas la langue maternelle, l’expression « hit me baby » signifie dans un langage « djeuns » « rappelle-moi », « contacte-moi ». Le producteur a donc complètement zappé le double sens, « hit me baby » voulant également dire « frappe-moi chéri » (la raison même du refus des TLC). Pour éviter de choquer l’Amérique, les boss de Jive ont recours aux points de suspension et rebaptisent le morceau : « … Baby One More Time ». « Ils ne pouvaient pas toucher aux paroles car il aurait fallu changer le hook et c’était impossible » ajoute Seabrook, joint par téléphone.
« Umbrella-ella-ella-eh-eh-eh » = les potatoes du McDo
Élément décisif dans le processus de création de tubes, le « hook » est le motif rythmique et/ou lyrique, récurrent et central d’un morceau. En l’occurrence le passage où Britney chante « hit me baby one more time ». Ou le « oups ! » qu’elle lâche de façon régulière sur Oops… ! I Did It Again. Ou encore le « Umbrella-ella-ella-eh-eh-eh » du fameux Umbrella de Rihanna. Une combinaison savante pour ne pas dire mathématique entre la rythmique et les paroles qui agit comme du chewing-gum et se colle directement dans la partie la plus compromise et la plus excitée de notre cerveau.
Mais le « hook » ne serait rien sans le « track », avec lequel il fonctionne au sein d’une formule magique baptisée « track and hook » par Seabrook, soit une parfaite adéquation entre le beat (track) et les mélodies (hook). Le tout agit sur le public à l’instar de la junk food, les « hooks » étant « pensés de la même façon que sont élaborées les potatoes chez Mcdo, afin de titiller les parties de notre cerveau destiné au plaisir. C’est un processus presque inconscient, qui ne tient pas compte de nos goûts musicaux » nous explique-t-il. Si la formule est essentielle à la construction du tube, c’est dans la répétition que le morceau se fait hit :
« Que vous l’aimiez ou non, le fait de l’entendre 4-5 fois va faire que vous allez le mémorisez, car il est très simple et lui-même répétitif. Ensuite, quand vous le réentendrez, vous le fredonnerez, et vous le complèterez, sans même vous en apercevoir. Et ainsi, il ne vous lâchera plus… Les morceaux dits « indés » sont trop complexes pour être retenus si rapidement et se retrouvent donc zappés plus facilement. »
Des tubes concoctés en Scandinavie
Derrière ces tubes se cachent toute une palette d’hommes et de femmes de l’ombre, mais principalement des producteurs généralement scandinaves: Denniz PoP, Max Martin, le duo Stargate… « Les Scandinaves parlent bien anglais, un atout pour s’adresser au marché américain. Leurs acquis technologiques et musicaux sont solides. Le gouvernement investit beaucoup dans l’éducation et fourni des cours de musique, des instruments aux élèves, qui sortent du lycée avec un niveau pro. » explique Seabrook. Autre raison selon lui :
« La plupart des chansons pop sont très inspirées du r’n’b car les producteurs suédois les composaient à l’origine pour des artistes de r’n’b. Or, aux Etats-Unis, l’histoire cauchemardesque de l’esclavage, les séquelles qu’elle a laissées, le racisme rampant font qu’il est plus difficile pour un compositeur blanc de s’attaquer au r’n’b. C’est mal vu. Ce qui n’est pas le cas en Suède. Et puis, la Suède a des qualités mélodiques, qui viennent de sa langue, de ses chants religieux, même l’hymne national est mélodieux ! »
Sans compter l’influence d’ABBA, bien entendu. Que serait la pop moderne sans Mamma Mia, Dancing Queen, Take A Chance On Me, dont les titres suffisent désormais à vous imprimer le morceau dans la tête pour le restant de la journée ? Sans compter, plus généralement, l’apport déterminant du disco dont l’objectif affiché et revendiqué était de faire danser. Exit les textes trop complexes, place aux synthés. « Des paroles qui demandent trop d’attention ont de bonne chance de tuer la danse » note Seabrook. Même chose pour les mélodies et les beats, qui se doivent d’être simples, répétitifs, accrocheurs.
Autant de mantras toujours méthodiquement appliqués dans la grande manufacture de la pop, désormais régie par les logiciels informatiques. Plus besoin d’instruments quand un beat ou une mélodie peuvent naître en quelques clics. « Il ne faut pas imaginer que Taylor Swift s’assoit à son piano le matin pour composer ses tubes ! Même si elle est une des rares à participer voire à écrire ses paroles… » ajoute Seabrook.
L’histoire accidentelle de All That She Wants
La fabrication industrielle de hits pop remonte aux années 90. Cinq ans avant la sortie de la tractopelle Baby One More Time, All That She Wants de Ace of Base tourne la tête aux ados américains, et propulse le groupe suédois au sommet des charts.
A l’origine, All That She Wants s’intitulait Mr. Ace et n’avait d’existence que sur une démo de mauvaise qualité envoyée à Denniz PoP, alors compositeur/producteur sur le label SweMix. A la première écoute, Denniz PoP décide de ne pas produire le groupe, trop brouillon. Mais, fruit du hasard, la cassette reste coincée dans son autoradio et le voici condamné à se farcir Mr. Ace tous les jours pendant deux semaines. L’anecdote devient un gag. Jusqu’au jour où Denniz « finit par percevoir quelque chose dans la chanson » écrit Seabrook, « il visualise une manière de marier la mélodie au rythme, en déconstruisant le morceau pour en extraire tous les éléments d’origine afin de les réorganiser en plusieurs strates. »
Une fois passé entre les mains de Denniz PoP, le morceau séduit les oreilles de Clive Davis, producteur sur le label américain Arista Records, qui s’empresse de signer le groupe et de leur réclamer d’autres tubes. Ça sera The Sign. Sur une base composée par l’un des membres du groupe, Jonas Berggren, s’exerce la magie de Denniz PoP. Avec en son centre, le fameux hook un brin new-age : « I saw the sign/And it opened up my eyes/I saw the sign ». La magie et la réussite du morceau tiennent au contraste entre ses « paroles chantées avec un éclat métallique et froid » et le « pont », soit le moment déterminant « où les voix montent d’une octave » et où « le son joyeux et explosif de l’europop libère l’euphorie ».
C’est un carton historique. The Sign reste le single le plus vendu de l’année 1993 et permet à l’album du même nom de s’écouler à 23 millions d’exemplaires, rapportant à Arista Records quelques 42 millions de dollars…
Aujourd’hui, la fabrication des hits a pris des proportions monstrueuses. De plus en plus de « writing camps » sont montés, réunissant les meilleurs paroliers et compositeurs internationaux afin qu’ils accouchent d’un hit. C’est la méthode régulièrement employée sur les albums de Rihanna. Ainsi du Rated R sorti en 2009 et né dans « une usine à tubes éphémère » créée dans des studios aux alentours de Los Angeles. (Voir à ce propos notre enquête sur Riri).
« Tout peut déraper, et dérape souvent… »
Si les paroles sont souvent confiées à des parolières (Esther Dean, Bibi Bourelly ont toutes deux signé plusieurs tubes pour Rihanna), les producteurs et compositeurs restent majoritairement des figures masculines. Un point essentiel qu’aborde John Seabrook dans son ouvrage, allant jusqu’à consacrer un chapitre à l’emprise du producteur Dr Luke (également responsable du Teenage Dream de Katy Perry) sur la chanteuse Kesha, qui finira par le poursuivre pour harcèlement moral et sexuel :
« Il y a une longue tradition de prostitution si on peut dire dans l’industrie musicale. C’est le milieu où les gens qui en veulent sont ceux qui réussissent, où l’on raconte que ceux qui croient en ce qu’ils font ne céderont pas face à l’adversité… ça fait partie de l’ADN du business. Donc, quand vous êtes une jeune fille de 16-17 ans, que vous voulez devenir une star et qu’on vous demande de signer un contrat et que vous êtes face à des mecs de 40-45 ans… Sachant que Cherion [le label du producteur Denniz PoP, fermé après sa mort en 2000] fonctionnait avec des contrats de six albums, ce qui, pour une star de la pop, représente l’ensemble d’une carrière…. Ce n’est pas juste. Tout peut déraper et dérape souvent… c’est ça la réalité de l’industrie de la musique. »
Hits! Enquête sur la fabrique des tubes planétaires, John Seabrook (éditions La Découverte, 15 septembre 2016)
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