Un peu plus de quarante ans après ses débuts, le groupe de Grant McLennan et Robert Forster a gravé une marque profonde sur la scène indépendante australienne de 2019.
“On ne se sentait pas connectés avec l’Australie. Musicalement, […] ce qui s’y passait était épouvantable.” En 1996, dix ans avant sa mort prématurée, Grant McLennan décrivait ainsi dans ces colonnes le désert musical dont avaient émergé les Go-Betweens il y a un peu plus de quarante ans avec Lee Remick, single hommage à l’actrice d’Anatomy of a Murder paru à l’automne 1978. Ce pays même où, en 2019, les bons groupes se ramassent à la pelle, et spécialement à l’appel des Go-Betweens. Ils sont les enfants du capitaine Grant – et aussi, bien sûr, de l’autre capitaine du navire, Robert Forster, qui vient tout juste de publier son septième album solo, Inferno.
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Découvert grâce à une publicité à la télévision
L’un d’entre eux fait littéralement partie de la famille : né en 1998, juste avant que Grant McLennan et son père, avec qui il affiche une ressemblance frappante, ne reforment officiellement les Go-Betweens, Louis Forster a publié l’an dernier avec son groupe, The Goon Sax, le remarqué We’re Not Talking. Pour un autre, c’est presque le cas. Martin Frawley, ex-Twerps, qui vient de publier un très réussi premier album solo, Undone at 31, se souvient avoir découvert le groupe grâce à une publicité à la télévision et surtout grâce aux conseils de son père, Maurice Frawley, guitariste pour Grant McLennan dans les années 1990 : “Il m’a dit qu’il connaissait celui qui avait écrit cette chanson et a pris l’habitude de me jouer le disque, se souvient-il par mail. Curieusement, il ne me faisait pas écouter beaucoup de musique et il est bizarre de se dire que le premier artiste qu’il m’a fait découvrir est peut-être devenu celui dont on me rapproche le plus.”
Les autres sont des enfants adoptifs, et surtout adoptants. Ils s’appellent, pour ne lister que ceux qui ont sorti un album ou single ces douze derniers mois, Rolling Blackouts Coastal Fever, The Shifters, Dumb Things, Terry, Quivers, The Stroppies, Crepes, RVG, Possible Humans, Tia Gostelow, Oh Mercy ou encore Lachlan Denton, qui reprend sur son premier LP Boundary Rider, l’une des dernières chansons des Go-Betweens. Tous saisis par un morceau, un clip, un album, tous séduits par ce mélange de lumière et d’ombre, de tension et de romantisme que le groupe résumait d’une formule : “That striped sunlight sound”. Tel Joe White, chanteur et guitariste de Rolling Blackouts Coastal Fever, qui se souvient de sa première écoute d’un vulgaire best of, chez son cousin et membre du groupe Fran Keaney : “Cela a été été un genre de révélation. Je ne connaissais pas leur histoire, qui ils étaient ou quelle était leur place dans la musique australienne mais ça sonnait pour moi comme une symphonie parfaite entre des paroles littéraires, des rythmiques rapides et des mélodies magnifiques.”
Plusieurs d’entre eux, comme Dumb Things, viennent de Brisbane, la ville même où Forster et McLennan se sont rencontrés, un jour de 1976, lors d’un cours de théâtre à l’université. “Brisbane semble très fière de Streets of Your Town, qui a sûrement été la première chose qu’on a entendue des Go-Betweens”, souligne la guitariste Madeleine Keinonen. “Ils y ont un statut princier dans le milieu musical. Pour les groupes du coin du même genre, ils sont une inspiration évidente. Je vivais à Brisbane quand Grant McLennan est mort et toute la ville était en deuil”, renchérit Miles Jensen, rencontré à Paris fin février à l’occasion du concert de son groupe, The Shifters, au Petit Bain.
Melbourne, épicentre pop
Ces derniers sont implantés à Melbourne, épicentre de cette scène pop australienne parfois baptisée dolewave (“rock chômedu”). Comme l’ont fait les Go-Betweens eux-mêmes au début de leur carrière, quand la ville était incomparablement plus sexy que sa voisine. Donnait la sensation, écrit Robert Forster dans ses récents mémoires, Grant & I: Inside and Outside the Go-Betweens, d’“un trajet en fusée vers les années cinquante, où tous les mecs voulaient ressembler à Elvis – celui de Memphis, de l’armée, en cuir, du Comeback Special ou des derniers jours, peu importe”.
Et peu importe la ville, en fait; ce qui compte, c’est le désert. Quand on interroge ces artistes sur ce qui fait des Go-Betweens non seulement un grand groupe, mais un grand groupe australien, la même chanson, Cattle and Cane (1983), revient souvent. L’histoire, chantée par McLennan, d’un écolier qui, comme lui, vivait dans une ferme à bestiaux du Queensland, entre les champs de canne à sucre et l’évasion dans les livres. Les grands espaces et les grandes espérances. L’art du groupe, souligne Madeleine Keinonen, consiste à “se sentir triste sous un climat idyllique, rendre poétiques et nostalgiques des endroits d’ordinaire peu romantiques, terre à terre et loin de tout”. “J’aime à penser que nous vivons tous dans le même espace, que nous ressentons et partageons le même paysage et que c’est une chose magnifique, soutient Martin Frawley. De même que la musique britannique sonne grise et froide, et je dis ça comme un compliment. Le climat est l’âme des chansons.”
“I want people to think about me”, chantait The Goon Sax sur Up to Anything, le premier morceau de son album inaugural. Tous ces groupes veulent aussi, et surtout, qu’on pense à eux, à l’image du fils Forster, qui confiait en septembre dernier à Rolling Stone qu’il n’avait jamais écouté la musique des Go-Betweens : “Cela m’a toujours semblé bizarre. Cela n’a pas été un choix conscient. Parfois, des gens viennent me voir et me questionnent sur un album ou certaines chansons et c’est vraiment embarrassant parce que je ne les connais pas.” Le jeu des héritages est toujours ambigu et complexe, Joe White parlant ainsi d’une influence “subconsciente” des Go-Betweens sur le style d’écriture de son groupe et d’une parenté dans le chant qui relève davantage d’une “coïncidence” : “Il s’avère juste que nous chantons de cette façon parce que nous jouons ensemble depuis de nombreuses années et que nous avons appris à connaître nos limites, et que cela sonne comme les Go-Betweens.”
Certains retiennent avant tout du groupe ses mélodies boisées, d’autres la tension de ses rythmiques. Le quasi post-punk de Before Hollywood (1983), premier classique après un essai inaugural renié, ou le lumineux Bright Yellow Bright Orange (2003). Le romantisme parfois cruel de McLennan ou l’inquiétude tranchante de Forster. Ils métissent cette influence de celles d’autres groupes du même temps (The Feelies, la scène Flying Nun) voire du même espace-temps (Hoodoo Gurus et Triffids, autres grands noms de l’Australie indie des années 1980). Ou remontent jusqu’aux sources même des Go-Betweens, Television ou The Byrds. En 2010, l’un des ponts de Brisbane, au-dessus de la rivière, a été rebaptisé Go Between Bridge et l’initiative reflète bien le groupe, fidèle à son nom piqué à un roman adapté au cinéma par Joseph Losey : il fut aussi un intermédiaire, un passeur. “Putain, je suis en train d’écouter I’m Alright au casque et quand la partie de batterie arrive, elle vous happe…”, nous écrit ainsi Martin Frawley en guise d’au revoir. “Je vais devoir essayer d’écrire une chanson, maintenant.”
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