« Blackstar », le vingt-sixième album de David Bowie est sorti ce vendredi 8 janvier. Il y a quarante ans, le chanteur s’installait à Los Angeles pour donner naissance au Thin White Duke et signer, dans un état second , »Station to Station ». Un disque dérangé et majestueux.
Lorsque paraît Station to Station en janvier 1976, David Bowie vient de fêter ses 29 ans. Pourtant, il a déjà plusieurs vies derrière lui. Dans le vestiaire mythologique qu’il s’est constitué en moins de dix ans reposent les costumes élimés de Major Tom (Space Oddity), de Ziggy Stardust, d’Aladdin Sane, de Halloween Jack (Diamond Dogs), sans oublier la robe de catin warholienne de The Man Who Sold the World ni les spencers étriqués de ses débuts Mods. Son appétit de transformiste cosmique et le documentaire de la BBC Cracked Actor, où il apparaît raide explosé, plus irréel que jamais, ont amené le réalisateur anglais Nicolas Roeg à lui confier le premier rôle de L’homme qui venait d’ailleurs, adaptation d’un roman de science-fiction signé en 1963 par Walter Tevis.
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Le tournage a eu lieu pendant l’été 1975 au Nouveau-Mexique, alors même que Fame, son single coécrit avec John Lennon et Carlos Alomar pour l’album Young Americans, offrait à Bowie son premier numéro 1 aux Etats-Unis. Pendant que le chanteur triomphe ainsi en soulman de Philadelphie, que l’acteur campe un alien couturé sur mesure, l’homme, quant à lui, n’a plus guère que l’épaisseur d’une ombre. Comme
si, à trop s’incarner en d’autres lui-même, il avait fini par se décharner, tel un vampire nourri de son propre sang, un zombie errant dans les décombres glaçants d’un charnier artistique trop rempli.
Cocaïne, hallucinations et silhouette de dignitaire nazi
En allant s’enchrister à Los Angeles, ville maudite du mirage hollywoodien, où planent encore l’odeur du sang de Sharon Tate et les ondes maléfiques des mabouls satanistes emmenés par Charles Manson, Bowie s’est rapproché un peu plus de l’enfer sur terre. New York, quelques mois auparavant, l’avait regonflé d’une énergie vitale dont témoignait chaque note de Young Americans, alors que Los Angeles ne tarde pas à provoquer sur lui l’excès inverse, aidé (si l’on peut dire) par les Annapurna de cocaïne que voient passer ses narines. Des Eagles à Fleetwood Mac, la coke est au milieu des années 1970 la guest-star la plus prisée des studios d’enregistrement californiens.
Bowie n’a pas attendu d’accoster là-bas pour flairer, tel un chien de diamant, les précieux cristaux. Sauf qu’à Los Angeles, où il se sent emmuré vivant, rompant presque tous ses liens personnels et professionnels (notamment avec son manager Tony DeFries), la poudre de perlimpinpin va réveiller en même temps tous les démons qui le hantaient dans ses vies antérieures et dont il avait su assoupir pour un temps les mâchoires. Sur The Man Who Sold the World (1970) et Hunky Dory (1971), Bowie a établi une sorte de catalogue d’obsessions caverneuses (la société secrète occultiste Golden Dawn d’Aleister Crowley, les “supermen” nietzschéens…) et de troubles psychiques (paranoïa, schizophrénie) qu’il pensait pouvoir manipuler à distance, comme des éléments théâtraux destinés à nourrir son art. Avec les disques suivants, entre déphasage martien et relecture d’Orwell, il s’inventait une armure, multipliant les avatars pour mieux en domestiquer les éventuels dommages mimétiques.
Perpétuellement en équilibre entre le réel et la (science) fiction, Bowie était parvenu à faire de ses vertiges personnels une sorte de sensation universelle – et, qui plus est, lucrative, populaire. Mais au moment d’attaquer Station to Station, Bowie n’est plus maître de son jeu. L’homme qui venait d’ailleurs est surtout un homme qui semble n’aller nulle part, qui erre de “gare en gare” et surtout de rails en rails, artistiquement écartelé entre ses récents succès pop et son éternelle soif révolutionnaire, humainement déchiqueté par la poudre, l’absence de désir et la paranoïa aiguë. Victime d’hallucinations grand-guignolesques à base de sorcières voleuses de sperme et de cadavres dégringolant des toits, il ne se nourrit plus que de lait et de poivrons, conserve son urine au réfrigérateur et couvre les murs de sa maison d’inscriptions cabalistiques.
Pendant le tournage de L’homme qui venait d’ailleurs, il a commencé à écrire une autobiographie au titre ésotérique, The Return of the Thin White Duke. Le réalisateur Nicolas Roeg l’a laissé profiler lui-même le personnage de Thomas Jerome Newton, lequel va survivre au film pour devenir ce “mince duc blanc” dont Bowie va trimballer le spectre shakespearien durant toute l’année 1976 et jusqu’à la pochette de Low à l’aube de l’année suivante : corps en lame de sabre, cheveux couleur paille gominés en arrière, visage d’Auguste poudré à la Buster Keaton, chemise blanche et gilet noir, gestuelle décomposée d’automate aux mains en pics à glace. En filigrane de ce personnage transparent et sans affect, on entrevoit la silhouette trouble d’un dignitaire SS, ce supposé surhomme aryen qui fascine Bowie, lequel citait déjà Himmler dans Quicksand, quelques années plus tôt, et déclare à Rolling Stone presque sans plaisanter : “J’aurais fait un parfait Hitler.” Il se rêve aussi en Sinatra des temps modernes, en homme puissant et multicarte autour duquel tournerait toute une industrie.
Los Angeles : “cette putain de ville qu’on devrait rayer de la surface du globe”
Après le tournage du film, il envisage d’en écrire la musique et de s’extraire par ce nouveau médium d’un circuit rock qu’il méprise avec de plus en plus d’arrogance. Néanmoins, son label RCA compte capitaliser au plus vite sur le succès de Fame et l’encourage vivement à revenir sur terre pour enregistrer un nouvel album – et surtout un single du même bois. Bowie, un peu fumasse de se faire dicter ainsi son plan de vol, va opérer un détournement assez subtil de la commande. Il réunit un groupe a priori configuré sur le même modèle que celui de Young Americans, avec pour agents de liaison le guitariste Carlos Alomar et le producteur Harry Maslin, auxquels s’ajoute une rythmique d’obédience funky composée de George Murray à la basse et de Dennis Davis à la batterie.
Le guitariste Earl Slick et le pianiste du E Street Band de Springsteen, Roy Bittan, complètent cet attelage dont rien n’indique qu’il saura réinventer un langage musical comme Bowie l’a souvent fait par le passé. D’ailleurs, le premier titre mis en boîte, Golden Years, correspond aux attentes de RCA – qui l’aurait proposé sans succès à Presley –, avec ses tics doo-wop et le chant en montagnes russes d’un Bowie limite cabotin.
Enregistré en un temps record aux Cherokee Studios de Los Angeles fin 1975, Station to Station ne comporte que six titres, dont une splendide reprise de Wild Is the Wind, chantée à l’origine par Johnny Mathis pour le film du même nom en 1957 et réinterprétée par Nina Simone dix ans plus tard. Par la suite, Bowie répétera à l’envie ne pas se souvenir d’une seule seconde de l’enregistrement, tirant une dernière ligne moins blanche que les autres sur ce maudit séjour angeleno, “cette putain de ville qu’on devrait rayer de la surface du globe”. Pourtant, dans sa discographie, Station to Station représente une pièce charnière essentielle dans le lien qu’elle établit entre la jeune Amérique qui lui a apporté une gloire mondiale et la vieille Europe qu’il va bientôt rejoindre. Notamment l’Allemagne où, avec Iggy Pop et Brian Eno, il va écrire au cours des trois années suivantes les plus importants chapitres de son histoire.
A Los Angeles, en studio, Bowie bassine tout le monde avec Can, Neu!, Kraftwerk, et le morceau Station to Station, long de dix minutes suffocantes, est à la fois la locomotive du disque et le wagon qui va raccrocher Bowie à l’avant-garde allemande. Il ouvre aussi la voie (ferrée) au Trans-Europe Express de Kraftwerk, l’année suivante, dans un beau mouvement de balancier.
Crooner funambule sur Word on a Wing, mixant boogie-woogie et glam glycérique sur TVC 15, rhythm’n’blues discoïsant et guitares vipérines sur Stay, Bowie est plus que jamais sur ce disque un Dr. Frankenstein de génie. Dans la réédition de 2010, outre l’album original délayé en plusieurs versions, on trouve le fameux concert du Nassau Coliseum d’Uniondale (près de New York) en mars 1976, témoignage de la tournée radioactive qui suivit l’album durant laquelle Bowie, en Rudolph Valentino new-wave, incarna ce Thin White Duke jusqu’à l’outrance. Plusieurs chansons de Station to Station resurgiront cinq ans plus tard, plus poudreuses que jamais, sur la B.O. de Moi, Christiane F., 13 ans,
droguée, prostituée. Forcément.
Article extrait de notre hors-série dédié à David Bowie, toujours disponible sur notre boutique en ligne.
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