C’était le temps où dans la rue, on se faisait traiter de « pédale », de « tarlouze », de « tafiole » mais où les filles semblaient plus troublées que fâchées de fréquenter des mecs androgynes ou cherchant à l’être.
C’est assez dingue comme histoire mais en quelques mois, en gros entre l’été 1972 et le printemps 1973, nous sommes passés des pataugas aux plateforme boots argentées. Des parkas de surplus militaire aux vestes en velours à col en cygne. Des cheveux longs et gras à des coupes en dégradé, qu’aucun merlan n’étant capable de réaliser telle que voulue nous tentions le soir même d’en parfaire l’échelonnement avec une paire de ciseaux devant la glace au lieu de plancher sur nos devoirs de philo.
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De Che Guevara et Eddy Merckx à Bowie et Ziggy
La plus déroutée dans l’histoire restait quand même notre mère qui se demandait où avait bien pu passer son bâton de rouge à lèvres, son fard à joue ou son rimmel avant d’en retrouver médusée des traces suspectes sur des kleenex mis en boule dans la corbeille de nos chambres où, signe d’un changement radical de priorité, les posters d’Alice Cooper, d’Orange Mécanique et de David Bowie avaient remplacés ceux d’Albert Einstein, de Che Guevara et d’Eddy Merckx. Mais voilà, la veille encore nous nous sentions encore pareils à d’insignifiantes petites chenilles condamnées à ramper sur la bande grise d’un quotidien rectiligne, effrayés à l’idée de finir comme nos parents, écrasés sous le poids d’une quelconque hiérarchie, ou de responsabilités familiales avec crédit pour la maison et crédit pour la bagnole. Et puis Ziggy est arrivé.
Et comme par enchantement, du jour au lendemain, nous nous sommes changés en chatoyants papillons de banlieue, en Nymphalidés de cité pavillonnaire, en « Schizophrénidés » de trou perdu, insouciants à tout, indifférents aux adultes, à leurs soit disant « valeurs », passant le plus clair de notre temps à butiner des auteurs pas vraiment prévus au programme comme Oscar Wilde ou William Burroughs, à s’échanger des adresses de fringues « décadentes », à courir les clubs dont le dj passait Jean Genie plutôt que Smoke on The Water de Purple. C’était le temps où dans la rue, on se faisait traiter de « pédale », de « tarlouze », de « tafiole » mais où les filles semblaient plus troublées que fâchées de fréquenter des mecs androgynes ou cherchant à l’être. « Ah bébé, tu peux m’aider à me mettre du khôl sous la paupière gauche? Et du vernis à ongle noir, t’en as ? «
https://www.youtube.com/watch?v=CGQo6zpVzt8
Ziggy, sauveur de l’ennui
Tout ça n’a duré qu’un bref instant, ce que vivent les jolis papillons, mais ça nous a follement amusés, follement décoincés aussi. Au centre de cette existence faite de postures sexuelles ambigües, revendiquant l’oisiveté et le narcissisme comme vertus cardinales, se tenait donc David Bowie et son double Ziggy Stardust, ovni dans la sphère du rock, messie tombé du ciel pour nous sauver d’un ennui à coup sûr mortel. Poussière d’étoile peut être, mais assez balaise pour rendre poussiéreux dans l’instant tout ce qui lui avait précédé. Comment oser encore sortir en pat’d’eph après Ziggy ?
Comment se pointer au bahut avec un disque de Gong ou d’Emerson Lake & Palmer sous le bras ? Comment porter une moustache ? Une barbe ? Pire même ! Comment se risquer à parler politique sans passer pour un pauvre attardé de Mai 68 ? En fait, Bowie changeait moins la musique qu’il ne bouleversait la psyché d’une génération, rendant obsolète un mode de représentation qui depuis Elvis (Sigmund Freud ? Karl Marx ?) avait imposé sa tutelle virile. Lui se jouait des signes comme nul autre avant lui, troublant le jeu avec une subtilité, une perversité parfois, qui eut don de redonner de l’interdit aux choses.
Comme Lou Reed, Ziggy nous mit sur la voie d’une nouvelle zone érogène à explorer, une zone interdite. Et le temps de Ziggy Stardust, album décoiffant, fait de bribes d’un passé musical encore récent (les fifties) et de flashs visionnaires, et qui finalement raconte ce qu’Homère, Shakespeare ou Newton ont traité bien avant, à savoir que toute ascension appelle une chute en proportion, on se retrouva en plein flou. Mais un flou artistique qui nous changea à jamais, nous mit face à nous-mêmes, face à nos mois multiples, composites, interchangeables.
C’était bien la preuve que derrière la frivolité apparente de ce « rock décadent » dont Bowie fut le héros pailleté, derrière les bisbilles de lingerie, de trousse à maquillage dont certains se gaussèrent alors, perçait quelque chose de fondateur, et toujours d’actualité, à savoir la remise en cause d’un monde hostile à tout ce qui fait résistance à l’emprise des identités figées. Nous étions bientôt à la rentrée de 1973. Les cours de philo allaient reprendre. Notre garde robe allait encore changer. Alladin Sane venait de remplacer Ziggy. Viendraient ensuite Diamond Dog, le Thin White Duke de Station to Station et bien d’autres avatars qui feront de David Bowie, le plus précieux, le plus insaisissable des Arlequins modernes.
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